1988 – Paul Fournel

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Les grands sprinters sont des illusionnistes.

    Notre sprinter secoue les muscles impressionnants de ses cuisses, pousse sa jambe arrière dans le vide avant de poser ses pointes sur le starting-block, place ses doigts de façon maniaque sur le bord de la ligne blanche, courbe la tête et loge son esprit dans ses reins. Si tout se passe comme prévu depuis neuf ans qu’il court, dans moins de dix secondes, il aura parcouru cent mètres à 37 kilomètres à l’heure.

    Notre sprinter est une machine brutale quasiment indéréglable qui doit concilier le goût de la crise et la plus vaste patience. Le cent mètres est une course interminable. Une course où il est impossible de rester soi-même d’un bout à l’autre : ou bien on part comme une bombe et on s’épuise en route, noué par l’angoisse d’être rattrapé ; ou bien on accélère progressivement et on se raidit, noué par l’angoisse de ne pas rattraper.

    Il n’y a pas de coureur de cent mètres amateur. Les forêts sont pleines de marathoniens du dimanche, de crossmen de dix-huit heures trente ; il n’existe pas de sprinters des bois.

    Il est vrai que les grands sprinters sont des illusionnistes, ils donnent à penser que leur art est affaire de dix secondes, et dix secondes ne font pas un loisir. En vérité, chaque cent mètres n’est que la pièce d’un recueil de courses parfaitement organisées et graduées, parfaitement cultivées pour que le cent mètres olympique ou le cent mètres des championnats du monde rassemble en un éclair des milliers d’autres. Il faut alors tenter d’être parfait : être parfait, c’est partir vite, courir vite et juste, avoir dès le début le projet de la fin que l’on voit clairement à l’extrémité de la ligne droite, garder son couloir et vaincre l’adversaire par la seule force de son esprit.

    Le plus ardu, lorsque cet adversaire a pris cinq millimètres d’avance, est de ne pas se durcir, de ne pas tenter de se transformer en obus, en balle – ce serait trop facile. Il faut garder le buste souple et les bras mous pour que, dessous, les jambes effacent le sol à force de ne plus vouloir le toucher.

    Être sous les ordres du starter, pour un coureur de fond, c’est un moment béni : celui où l’on va se libérer de ses angoisses, enfin courir, enfin jauger ses concurrents, enfin développer ses stratégies. Pour les sprinters, c’est un moment à gommer.

    Notre sprinter est verdâtre. Son esprit s’est vidé au point que le coup de pistolet y résonnera jusqu’aux applaudissements. Il a pourtant déjà fait l’essentiel : le plus harassant pour un sprinter, ce sont les cinquante mètres qu’il faut courir à fond dans la tête pour être à pleine vitesse dès l’instant du départ.

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Paul Fournel, écrivain – Les athlètes dans leur tête, Ramsay, 1988

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