Connaissez-vous Misiones ? Bejaia ? L’une est la région frontalière qui unit ou sépare l’Argentine du Paraguay. Bejaia est l’ancienne Bougie, à la limite de la Kabylie. J’aurai pu citer d’autres lieux, évoquer d’autres gens ; je me contenterai de ces deux-là.
Depuis deux ans, j’anime un atelier consacré à l’exploitation de l’album jeunesse en classe de français. Pour ce faire, je bénéficie de l’aide du CRILJ qui me prête, pour une quinzaine de jours, les albums de l’année écoulée. Cet atelier se déroule depuis près de trente ans, dans le cadre du stage BELC de Caen, destiné à des professeurs de français étrangers ou enseignant à l’étranger.
Il y a deux ans, j’ai donc animé pour la première fois cet atelier, avec toute la confiance et l’ignorance que pouvait me donner une expérience personnelle. Depuis dix ans, je lis des albums jeunesse à mes trois enfants. Je le fais sans souci du contenu, me fiant aux références éditoriales : l’Ecole des loisirs, Gallimard jeunesse, le Rouergue… quelques noms prestigieux, garants de qualité, et surtout, de fantaisie, puisque c’est d’abord ce que je recherche : faire rire est le meilleur moyen de faire réfléchir les enfants. Je lis à la façon d’un Français qui ne connaît plus la censure, prêt à expliquer ce qu’autrefois on préférait cacher ou éviter.
J’avais donc choisi de lire avec les stagiaires de Caen Les doigts dans le nez d’Alain Mets, désormais re-titré Crottes de nez. Le premier titre avait le mérite de l’image, mais des questions de droit…
J’ai posé l’album sur la table : quelques personnes m’ont alors dit leur trouble. L’une était une institutrice syrienne, deux autres venaient d’Algérie. Dans un pays musulman, on ne peut faire entrer ce livre, m’ont-elles appris. Le personnage principal est un cochon et le cochon qu’il soit en chair et en os ou en images et en mots n’entre pas en terre d’Islam. Elles aimaient cet album très drôle, acceptaient de l’étudier, d’envisager les exploitations pédagogiques possibles, mais elles savaient qu’elles ne pourraient pas l’étudier en classe.
Je pensais avoir pris ma première et unique leçon d' »interculturalité » ; je ne savais pas qu’un album de tonalité dramatique provoquerait presque un incident diplomatique dans l’atelier.
Otto, de Tomi Ungerer, raconte l’histoire d’un ourson en peluche que ses parents offrent au jeune David. On est dans l’Allemagne pré-hitlérienne et l’objet bientôt affublé d’une étoile jaune passe des mains de David à celle d’Oskar, son voisin non juif et compagnon de jeu. La guerre éclate, les bombardements mettent la ville en ruine et un G.I. noir américain ramasse Otto parmi les décombres. Il le pose contre sa poitrine au moment où une balle l’atteint. Sauvé par l’ourson, Charlie survit et rapporte à sa fille Jasmine le précieux jouet. Elle le dorlote, le promène, mais une bande de voyous s’empare d’Otto et l’abîme avant de le jeter dans une poubelle. Il est récupéré par une clocharde, vendu à un brocanteur qui le rafistole et le met en vitrine. Oskar le reconnaît à une tache d’encre, et l’achète. Il retrouve David et les deux vieillards se racontent ce qu’ils ont subi, tandis qu’Otto les écoute et clôt par ce récit son autobiographie.
Otto est l’un des plus beaux albums de Tomi Ungerer, ou plus exactement l’un des plus riches. Le groupe de stagiaires voyait là de très nombreuses pistes, qu’il s’agisse de l’arrière-plan historique, de la relation entre les divers propriétaires de l’ours en peluche ou du thème du racisme et de l’antisémitisme. Seules deux personnes restaient réservées. L’une, institutrice à Damas, nous dit qu’elle ne pouvait faire entrer dans son pays un album montrant l’étoile de David. Ses collègues algériennes lui expliquèrent que cette étoile-là n’était pas celle qui flotte sur le drapeau israélien, mais le symbole de l’exclusion et de la persécution des Juifs d’Europe. Notre collègue institutrice comprit la différence mais elle n’y pouvait rien : les lois de son pays ne connaissait pas les nuances entre le jaune et le bleu.
Un autre professeur se montrait plus réservée encore. Elle venait d’Argentine. Elle ne voulait pas entendre parler de la guerre. Il n’y avait jamais eu de guerre en Argentine. Ce passé ne la concernait pas. J’eus le malheur de faire de l’ironie. Sans parler des Malouines, j’évoquai les conflits entre le Chili et l’Argentine. Il n’y avait jamais eu de conflit entre ces deux voisins.
Quant à parler de l’antisémitisme, fût-il nazi… Non, elle n’était pas venue à Caen pour « faire de la politique ». Toute explication fut vaine et elle était sur le point de quitter cet atelier. Personne ne pouvait la convaincre qu’Otto était un album prônant des valeurs universelles, un humanisme que l’on devrait partager sous les deux hémisphères et sur les cinq continents ; elle n’en démordait pas, n’était nullement disposée à étudier un tel album avec sa classe.
La quinzaine s’est écoulée. Nous avons lu d’autres albums, étudié divers auteurs. Nous ne sommes pas revenus sur Otto, avons évité ce qui fâche. Le dernier jour, notre collège argentine nous a parlé de sa région, de sa classe. Elle enseignait à la frontière tracée par le Parana. De l’autre côté de la rive se trouvait le Paraguay où vit une importante colonie allemande, dont une large part est arrivée vers 1945. Son établissement était un lycée militaire. Les élèves formeraient l’encadrement de l’armée argentine. Ils s’ennuyaient dans ce lycée de province, loin de toute ville. Ils partageaient deux passions : le football et l’autre sexe, celui qu’ils ne rencontraient que lors de leurs permissions. Notre collègue aurait pu fonder tous ses cours sur ces deux passions. Ils auraient appris un français très singulier, fait de termes de sport et d’un lexique consacré au sexe féminin. Il va de soi que certains sujets étaient tabou, parce qu’ils remettaient en cause la vision que l’armée argentine a d’elle-même. On sait qu’elle n’aime pas trop se pencher sur son passé. Le professeur avait parfaitement intégré le modèle. Aucun album jeunesse envisagé pendant ces quinze jours n’était vraiment conforme, ni ne le serait avant longtemps.
J’ai ainsi appris que les ouvrages les plus innocents peuvent devenir très subversifs. Pierre Benoît était un auteur à succès dans l’ex Union Soviétique. Il dérangeait moins que Sartre ou Ionesco. Tomi Ungerer gêne certains en Amérique latine. Ailleurs aussi sans doute. Raison de plus pour le lire et le faire connaître.
( texte paru dans le n° 75 – novembre 2002 – du bulletin du CRILJ )
Ce texte de Norbert Czarny, né en 1954, professeur de Lettres Modernes, écrivain et poète, collaborateur de La Quinzaine littéraire, témoigne des stages du Centre international d’études pédagogiques (CIEP) de Sèvres et du Bureau d’Études pour les Langues et les Cultures (BELC) de Caen du début des années 2000.