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. Letizia, tu es impressionnante et contradictoire par ta rigueur, ton sens de la méthode et en même temps ta démesure à portée d’enfance. Il y a chez toi une acuité d’analyse, une aptitude au concept qui renverse les idées reçues…
Rigueur, système, architecture, discipline, ces mots un peu trop figés qui m’impressionnent beaucoup, reviennent souvent à propos de mon travail. Mais il faudrait y joindre aussi d’autres « bouts de ficelle ».
Premier épisode fondateur dont j’ai un souvenir clair comme un éclair. A la fac, où je subissais les contraintes d’études obligatoires que je n’avais même pas choisies, un jour un professeur demande à la classe de dessiner à « main libre » (pour la première fois sans l’appui des équerres et du compas) un vieux puits en pierre qui se trouvait dans la cour. Emotion ! Joie de liberté !
Mais mon dessin n’avait pas une ligne ni verticale ni horizontale, c’est ainsi que je voyais le puits. Ce que je voyais n’était pas un acte d’humble obéissance, mais ma vision de la réalité, mon interprétation. Ce qui n’était pas demandé bien sûr par le zèle d’un professeur qui ne souhaitait qu’une « belle photographie ». Le professeur s’est donc appliqué à corriger tous mes défauts d’horizontalité et de verticalité, en me reprochant de ne savoir pas dessiner. Cependant mon dessin est resté le même et ma note a été baissée pour indiscipline.
Tout au long de ma carrière branlante d’étudiante rebelle, mon incorrection avait aussi un but : montrer aux autres, en particulier aux profs qu’il y avait » autre chose » que le système d’enseignement, que je n’étais pas un mouton soumis, mais une dangereuse « tête brûlée » qui n’avait peur de rien.
Cet épisode a marqué ma vie professionnelle et tracé ce qui devait être à jamais mon credo ; en partant de l’indiscipline, tout ce que j’aborderai désormais dans le futur, me permettrait d’avoir mon système à moi. Cela a bien sur ratifié l’impossibilité de m’inscrire dans une carrière d’architecte, carrière abandonnée mentalement déjà depuis le début dela fac. Cequi veut dire que nul ne peut enseigner ni déchiffrer les secrets des codes personnels de visualisation et d’interprétation et que toute école ne restera qu’une possibilité parmi tant d’autres d’initiation où certaines données de base sont indiquées d’une manière aléatoire, et qu’il faut dans ces conditions, être « très, très futé » pour s’en débarrasser et éviter d’appliquer ces dogmes à la lettre.
Il était question pour moi de trouver mes sources en utilisant une méthode de transgression permanente, de découvrir dans l’observation du langage des autres, les « maîtres », mes « maîtres » dans un champ le plus possible élargi, dela connaissance. Curiositédonc permanente. Ne pas se contenter des sources picturales académiques. Tout était là, pourtant, à ma portée, qu’il s’agisse d’une musique, d’un roman, d’un poème, tout était étalé dans mon imaginaire à partir du réel.
Mon œil commençait donc à percer sa vision propre et à la fractionner en facettes multiples.
Les champs si vastes de l’horizon qui s’offraient devant moi me permettaient donc de zapper l’enseignement officiel avec le dédain inconscient mais jubilatoire du risque que j’allais prendre : plus jamais je ne toucherai aux lignes horizontales et verticales… ce qui pour moi était le projet de liberté que j’étais en train de choisir à jamais.
. En réalité, Letizia, tu as toujours gardé cet esprit d’enfance, frondeur – bien sûr avec la maturité et le savoir faire de l’âge adulte. Comme les plus grands artistes. Et je reste étonnée de la simplicité de ce langage visuel avec lequel tu parviens à traiter des sujets complexes, philosophiques même, selon un angle d’approche jamais convenu, surtout quand tu abordes les grandes figures du patrimoine culturel italien…
Le fait de m’être trouvée confrontée à des soucis « alimentaires » peut donner des clefs évidentes. Là, un choix de fracture linguistique importante s’est imposé : il fallait faire des concessions, s’adapter, tout en assumant la différence entre le travail alimentaire et celui de la recherche, de la création. Cette fracture semble en effet bien visible dans mon travail. D’un côté les contraintes m’obligeaient à « épurer » le dessin, mais de l’autre côté la liberté pouvait s’épanouir. A croire que le travail alimentaire a bien servi à quelque chose !
. Tu as parlé de transgression et de joie aussi…
C’est ce que j’ai cherché toujours à faire en utilisant le fameux « grain de folie » qui est un ingrédient essentiel dans mon parcours. La folie pour moi c’est mon compagnon de route, qui me rapproche de l’inspiration , ce qui me permet de compter sur mes propres forces sans prescription, sans obligations de toute sorte, sans aucune rationalité. Faire, à partir d’un mot, un saut de l’autre côté du miroir, dans l’inconnu et le néant. A quoi se rajoute une sorte de sentiment de transcendance, d’un état devenu partie intégrante de ma création. Le « grain de folie » est donc bien là qui me permet en effet de dessiner avec un plaisir presque physique, associant cette métamorphose de la réalité décidée il y a longtemps dans une cour d’école. Cet état mélangé de plaisir et de folie est le même que celui que je découvre dans les multiples expériences décrites par quelques écrivains célèbres avec les prises de substances hallucinogènes. Non je ne suis ni rationnelle, ni organisée, mais je tente de suivre ce fil magique tout au long de mes pensées.
L’activité de création est pour moi une nécessité, tel un verre d’eau qui apaise la soif, qui se déroule dans un état de transe continu, joyeux et incontrôlé.
(Trouville, le 19 août 2012)
Conservateur d’État des Bibliothèques, ayant travaillé à la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou dès les années de préfiguration, Christiane Abbadie-Clerc y créa et anima la Bibliothèque des Enfants puis la salle d’Actualité Jeunesse et l’Observatoire Hypermedias. Elle a conçu avec Pierre Pitrou, photographe bibliophile, les expositions Visages d’Alice (1983), Images à la page (1984) et Iles (1987) dont les catalogues sont publiés par les éditions Gallimard. En hommage à Marc Soriano, elle organise en 1997 le colloque Mythes, traduction et création et en publie les actes aux éditions de la BPI. Ayant dirigé la Bibliothèque intercommunale Pau-Pyrénées entre 1999 et 2004, elle est actuellement chargée de mission à la DRAC Aquitaine pour les fonds « Pyrénées » et s’implique à titre bénévole dans l’organisation des Rendez-vous du Livre d’Aure et de la Fête du Livre Pyrénéen d’Aure et Sobrarbe à Saint-Lary Soulan, dans les Hautes-Pyrénées. Christiane Abbadie-Clerc est, depuis fort longtemps, administratrice du CRILJ.
Merci à Létizia Galli pour nous avoir confié le texte de cet échange.
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