La section locale de l’Orléanais du CRILJ entretient, depuis fort longtemps, des relations régulières avec la Bibliothèque internationale de jeunesse de Munich (Allemagne). Elle a, trois fois, exposé (notamment au Campo-Santo d’Orléans, au moment de l’annuelle Fureur de lire) des affiches éditées par l’IJB. André Delobel, il y a une petite vingtaine d’années, et Martine Bonnet-Hélot, plus récemment, ont visité le château de Blutenburg, reçus par la responsable de la section francophone de l’établissement. La section de l’Orléanais du CRILJ qui collabore avec l’université d’Orléans en proposant à des étudiants en licence et en master des travaux de traduction d’ouvrages de littérature pour la jeunesse utilise, prioritairement, pour ses choix, la sélection White Ravens.
Merci à Ricochet de nous permettre de mettre en ligne sur notre site l’article écrit par Dominique Petre à l’occasion des soixante-dix ans de la Bibliothèque de Munich.
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Une bibliothèque internationale qui reste jeune malgré ses soixante-dix ans
La Bibliothèque internationale de jeunesse (Internationale Jugendbibliothek) de Munich a soufflé ses 70 bougies le 14 septembre dernier. Ricochet voulait absolument être de la fête et a envoyé Dominique Petre s’entretenir avec Christiane Raabe, la directrice de cette institution unique au monde.
Pour arriver à la Bibliothèque internationale de jeunesse ou IJB, il faut traverser la « Würm », une bucolique rivière à l’ouest de Munich, et donc passer sur un petit pont. C’est justement un pont, mais entre les peuples et érigé à l’aide de livres jeunesse, que la fondatrice de la Internationale Jugendbibliothek Jella Lepman entendait construire il y a 70 ans.
L’esprit de cette femme déterminée hante-t-il toujours « Schloss Blutenburg », le château dans lequel la Bibliothèque internationale de jeunesse s’est installée en 1983? « Bien sûr », répond Christiane Raabe, une médiéviste reconvertie dans la littérature jeunesse qui dirige l’institution depuis douze ans. « L’histoire de notre fondation est tellement exceptionnelle qu’on ne peut pas l’oublier, même après 70 ans. Nous consacrerons d’ailleurs l’an prochain un colloque à Jella Lepman, une femme exceptionnelle qui voulait ouvrir des fenêtres sur le monde grâce aux livres et à laquelle nous devons notre existence ».
Une femme à l’origine de la plus grande bibliothèque jeunesse internationale du monde
Qui est donc cette femme hors norme à l’origine de la plus grande bibliothèque jeunesse du monde ? Jella Lepman naît dans une famille bourgeoise juive libérale de Stuttgart en 1891 ; elle est l’aînée de trois filles, son père est un fabricant textile. Pendant sa scolarité, elle va passer un an dans un internat à Lutry (à deux pas de la rédaction actuelle de Ricochet), pour parfaire sa connaissance du français et de l’anglais. À son retour – elle n’a alors que 17 ans – elle organise une bibliothèque pour enfants de travailleurs immigrés au sein d’une fabrique de cigarettes. Devenue journaliste (elle est même la première femme engagée comme telle par un quotidien de Stuttgart), elle se voit obligée de quitter l’Allemagne quand débutent les persécutions contre les Juifs et elle se réfugie à Londres. Près de dix ans plus tard, en 1945, l’armée américaine vient frapper à sa porte pour lui demander de retourner dans son pays natal afin d’aider à le reconstruire. Jella Lepman hésite, mais finit par accepter.
Un voyage de reconnaissance dans l’Allemagne anéantie par la guerre la persuade d’une chose: il faut miser sur les enfants et sur la culture pour, comme elle le dit elle-même, « faire lentement retrouver son équilibre à un monde devenu complètement fou ». Son idée géniale: utiliser les livres comme messagers de paix entre des peuples qui viennent de s’entretuer. Elle est intimement persuadée que son « Kinderbuchbrücke » ou « pont de livres jeunesse » va permettre d’inculquer aux héritiers de l’Allemagne nazie des valeurs comme la tolérance, le respect et la curiosité pour l’autre.
Une première exposition de livres au succès phénoménal
Tous ceux qui travaillent dans la culture savent comme il est difficile d’obtenir un budget pour un projet destiné aux enfants. Mais juste après la guerre, alors que tout manque, c’est encore bien pire. Heureusement, la maman de deux enfants qui s’est retrouvée veuve à 30 ans a l’habitude d’affronter des obstacles et elle ne manque ni d’idées, ni de pugnacité. Pour réaliser son ambitieux projet malgré un budget dérisoire, Jella Lepman écrit aux maisons d’édition pour leur demander de lui envoyer des livres pour enfants gratuitement. Certaines, comme les belges, sont d’abord réticentes (faire un cadeau à un pays qui vient de vous faire la guerre?) mais l’art de convaincre de la cinquantenaire décidée triomphe, puisque des éditeurs de 14 pays (Belgique y compris) vont finalement faire don de 4000 livres pour une première exposition organisée en 1946.
« Du côté francophone, ce sont surtout Hachette et Nathan qui ont envoyé leur production », raconte Christiane Raabe. Quelques exemples de titres exposés en 1946 : Les Fables de La Fontaine, Le loup blanc de Paul Féval mais aussi Histoire de Babar le petit éléphant de Jean de Brunhoff et même celle de Babar et ce coquin d’Arthur de Laurent de Brunhoff, alors fraîchement publiée. « On retrouve d’ailleurs dans les albums de Babar un esprit typiquement français et une pointe d’ironie absente des livres des autres pays de l’époque », commente la directrice de l’IJB. Un ton qui plaît visiblement à la fondatrice Jella Lepman dont on dit qu’elle raffolait des albums de Jean de Brunhoff et, plus tard, de ceux de Maurice Sendak.
La première manifestation culturelle internationale de l’Allemagne après la guerre
L’exposition de livres jeunesse est la première manifestation culturelle internationale de l’Allemagne d’après-guerre. Visiblement, Jella Lepman a vu juste quand elle disait que les Allemands étaient affamés aussi de culture et de lecture : l’exposition récolte un énorme succès, elle attire quelque 40’000 visiteurs avant de tourner dans toute l’Allemagne.
« Ce n’est donc pas une collection mais bien une exposition qui a été le point de départ de notre bibliothèque », poursuit Christiane Raabe. Car après quelques expositions annuelles, Jella Lepman fait tout pour que les livres qu’on lui a donnés trouvent un toit permanent. Grâce à des soutiens comme ceux de la femme du président Roosevelt, de l’écrivain allemand Erich Kästner (qui a assisté à certains autodafés de ses œuvres en raison de leur « non-conformité à l’esprit allemand » pendant la période nazie) ou d’Erika Mann (fille de l’écrivain Thomas Mann), la Bibliothèque internationale de jeunesse ouvre ses portes le 14 septembre 1949 dans une villa entourée d’un jardin, Kaulbachstrasse 11 à Munich.
Rendre le monde meilleur grâce aux livres
« C’était la première bibliothèque de ce genre, avec des livres en version originale venus du monde entier », explique Christiane Raabe. « Notre fondatrice était une idéaliste, intimement persuadée que l’on pouvait rendre le monde meilleur avec des livres ».
« Jella Lepman a également dû se battre contre un ennemi venu de ses propres rangs », continue la directrice: « Les bibliothécaires de cette époque mettaient plutôt les livres dans des vitrines à l’abri des enfants et des règles très strictes régissaient ce qu’il était moralement permis de donner à lire au jeune public ». Or la vision de Jella Jepman, inspirée des bibliothèques publiques américaines, est moderne, presque révolutionnaire. « Elle organise des groupes de discussion, elle laisse les enfants donner libre cours à leur créativité, comme lors de séances de peinture sur chevalet », poursuit Christiane Raabe. Des concepts novateurs décriés par les bibliothécaires de l’époque qui désapprouvent le « cirque » et crient au scandale quand on laisse des enfants peindre au milieu des livres.
Jella Lepman sera visionnaire à plus d’un titre : elle organise ainsi, en 1952, une conférence à Munich qui sera à l’origine de la création d’IBBY (International Board on Books for Young People) l’année suivante. Si le marché allemand des livres pour enfants est devenu si ouvert sur le monde après le chapitre nazi, c’est sûrement aussi grâce à son travail.
La tour de Babel croisée avec la caverne d’Ali Baba
Jella Lepman entendait susciter des discussions sur la littérature de jeunesse et proposait en même temps aux enfants un choix de livres. Ce sont encore aujourd’hui les deux principes de base de la Bibliothèque internationale de jeunesse. Le château « Blutenburg », c’est un peu comme si l’on avait croisé la tour de Babel avec la caverne d’Ali Baba: 650’000 livres en 240 langues (les francophones représentent environ 10 %) se cachent dans le bâtiment du 15e siècle, ses caves et ses dépôts extérieurs.
Sibylle Weingart est responsable de la section francophone et ne jure que par Ricochet, ce qui ne la rend pas antipathique. Tout comme la fondatrice de la Bibliothèque Internationale de Jeunesse qu’elle admire d’ailleurs beaucoup, elle estime que les livres sont une nourriture au moins aussi essentielle que le pain. Comme Jella Lepman, elle demande aux éditeurs de lui faire don de livres jeunesse. Et le système fonctionne toujours, puisqu’elle reçoit quelque 500 livres chaque année de l’ensemble de la francophonie qui sont ensuite catalogués. Enfin, car sinon tout cela ne servirait à rien, « il faut faire lire le livre, le sélectionner éventuellement dans The White Ravens ou imaginer des événements pour le mettre en valeur », explique-t-elle.
Car la Bibliothèque internationale de jeunesse, ce sont aussi des expositions, des événements, des bourses de recherche, un calendrier de poésie pour enfants et surtout le fameux catalogue de recommandations The White Ravens (Les corbeaux blancs) et un festival du même nom. « Un corbeau blanc a quelque chose de spécial, il attire l’attention, commente Christiane Raabe, cette sélection de livres qui sont remarquables pour leur contenu, leur qualité littéraire ou esthétique est unique au monde précisément parce qu’elle est de provenance mondiale ». En 2018 par exemple, sur les 200 titres sélectionnés, dix-huit étaient francophones: onze français, trois canadiens, deux belges, un suisse et un malgache.
Le plus important, ce sont les enfants
Quant au rôle actuel et futur de la Bibliothèque internationale de jeunesse, Christiane Raabe reste persuadée que « la littérature jeunesse est éminemment politique ». « Notre rôle est plus que jamais d’éclairer, de donner des impulsions émancipatrices. Nous pouvons transmettre énormément de choses aux 150-200 groupes scolaires et au public qui nous rendent visite chaque année ».
« Derrière la bibliothèque, Jella Lepman avait une vision et pour elle le plus important c’étaient les enfants » conclut Christiane Raabe. « On pourrait dire qu’aujourd’hui c’est toujours le cas et c’est d’autant plus important que les enfants ne possèdent malheureusement pas de lobby ».
« Les enfants et les livres, c’est une histoire en soi et l’une des plus belles que nous connaissons » aurait dit Jella Lepman au début de son entreprise. Depuis 70 ans, la Bibliothèque internationale de jeunesse montre comme elle avait raison.
La fête du septantième anniversaire de la Bibliothèque internationale de jeunesse a eu lieu le 20 septembre 2019. Le matin pour les officiels, comme la ministre allemande de la Famille ou le maire de Munich, et l’après-midi pour les vrais VIP : les enfants. Trois événements francophiles étaient d’ailleurs au programme: des contes de Perrault racontés par Virginie Loth et un atelier de fabrication de bijoux aussi merveilleux que les contes de fée avec Charlotte Dzitko (toutes deux invitées par l’Institut français), ainsi qu’un atelier sur les paysages à partir d’illustrations de Marianne Dubuc organisé par la délégation québécoise. Et comme cadeau, la Suisse a construit un chalet dans la cour du château !
(par Dominique Petre – septembre 2019)
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Le texte d’origine de cet article, augmenté de nombreuses autres illustrations est à cette adresse ; une version PDF est disponible.
Le site de la Bibliothèque internationale de jeunesse est ici.
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Diplômée en journalisme et communication (Université Libre de Bruxelles), Dominique Petre était collaboratrice au quotidien La Libre Belgique « avant de découvrir l’amour (celui qui est devenu son mari) et l’Allemagne et de quitter son petit pays natal ». À Hambourg, sa passion pour le cinéma l’a menée successivement à travailler pour le European Distribution Office puis pour le MEDIA Desk, deux programmes de l’Union Européenne. Installée depuis dix ans avec sa famille à Francfort sur le Main, Dominique Petre travaillait en « électron libre » en tant que journaliste, traductrice mais aussi dans le domaine littéraire, organisant des rencontres avec des auteurs et/ou illustrateurs jeunesse et s’occupant du stand des éditeurs belges francophones à la Buchmesse de Francfort et au Salon du Livre de Paris. Elle a rejoint l’équipe de l’Institut français du livre en Allemagne en novembre 2015. Depuis plusieurs années, elle met sa plume au service du site Ricochet en écrivant des articles sur la littérature jeunesse ainsi que des portraits d’auteurs et d’illustrateurs.