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Un écrivain, Gianni Rodari ? Non, plus que ça : un éducateur.
Né en 1920 dans une petite ville du Nord de l’Italie, fils d’un boulanger décédé encore jeune, il se prépare à l’enseignement dans une école spécialisée (semblable à l’Ecole Normale française d’antan). Il enseigne quelques années seulement avant de rejoindre la résistance en 1944. Il s’inscrit au parti communiste italien. Après la guerre, il est journaliste dans divers journaux du parti et, en 1949, on lui propose de créer une rubrique pour les enfants, Il pionere, dans le grand quotidien L’Unità. Il se lance alors dans l’écriture pour les enfants : poèmes, récits, roman publié d’abord en feuilleton puis en format livre.
Gianni Rodari n’abandonnera jamais son activité de journaliste, à destination des enfants comme des adultes. Il collaborera notamment à la revue Riforma della scuola (Réforme de l’école) et dirigera Il Giornale dei Genitori (Le Journal des parents). Il a traité un grand de nombre de sujets qui préoccupaient l’opinion de l’époque : le rôle de la télévision, les relations entre l’école et les parents, la promotion de la lecture, la place de la femme dans la société, l’éducation à la paix, etc. Il a même rédigé un manuel pour les animateurs de camps de vacances !
Cette expérience influe grandement sur sa conception du rôle de l’écrivain pour la jeunesse. Selon lui, il doit « se mettre au service des jeunes lecteurs, des familles, de l’école ». Dans un autre article, il déclare qu’écrire de la poésie pour la jeunesse impose de « s’imposer des limites ». Et, précise-t-il, « s’imposer des limites, accepter un certain registre, fait partie du pari. C’est une façon de se mettre, pour ainsi dire, au service des enfants, non de la poésie. »
D’où l’importance des rencontres avec les enfants qui, déclare Rodari, « pour qui écrit pour la jeunesse devrait être une obligation ». Lui-même n’a jamais cessé d’écrire avec les enfants, d’analyser leurs réactions, de nourrir leur imaginaire, d’interagir en permanence avec eux, se définissant un écrivain-pédagogue, non pas qu’il cherchait à imposer une vision du monde, mais avec l’ambition d’aider les enfants à entrer dans le monde, à s’en emparer, à enrichir sans cesse leur vision d’eux-mêmes et de la réalité qui les entoure. Il ébauche ici une éthique de l’écrivain pour la jeunesse, nous invitant à « ne pas négliger le devoir de s’informer sur les progrès de la psychologie, de la didactique, de la sociologie », ajoutant : « nous devons nous nourrir à toutes ces sources si nous ne voulons pas créer des œuvres qui apparaissent superflues dans le monde où nous vivons « . Peu d’écrivains insistent à ce point sur les devoirs à l’égard du lecteur, et il convient aujourd’hui encore de méditer ce message.
Dans la Grammaire de l’imagination, on est frappé par la diversité des références littéraires et scientifiques qui nourrissent la réflexion de Gianni Rodari. Il cite Freud, Novalis, Henri Wallon, Paul Valéry, Lautréamont et bien d’autres, dessinant ainsi les courants de pensée qui l’ont influencé : la psychanalyse, la psychologie de la connaissance, les grands courants pédagogiques, le romantisme allemand, le surréalisme. Et tout cela qu’alors qu’il était engagé auprès du parti communiste et ne reniait pas la philosophie des lumières et la croyance en la Raison. Mais, dit-il, « l’imagination fait partie de nous comme la raison : regarder à l’intérieur de l’imagination est un moyen comme un autre de regarder à l’intérieur de nous-mêmes ». Ecrire pour la jeunesse, c’est donc aider l’enfant à développer sa capacité à créer, à se construire en tant qu’individu et en tant qu’être social dans le jeu permanent entre acceptation des règles et transgression. « Ce que je fais, c’est rechercher les « constantes » des mécanismes imaginaires, les lois pas encore connues de l’invention, pour en rendre l’usage accessible à tous », écrit Rodari, ajoutant, toujours à propos de la Grammaire de l’imagination : “on y traite de différents moyens d’inventer des histoires pour les enfants et d’aider les enfants à inventer par eux-mêmes leurs histoires ». Pour lui, l’imaginaire n’est pas repli sur soi, fuite de la réalité, mais au contraire incitation à l’action, à la prise de parole, à l’engagement dans la vie. « Avec les histoires […] nous aidons les enfants à entrer dans la réalité par la fenêtre plutôt que par la porte. C’est plus amusant, et donc plus utile. »
Pour Rodari, c’est dans et par le langage que se construit l’imaginaire. Parce que, profondément, c’est dans et par les mots que se fait la rencontre entre l’imaginaire de l’individu et l’imaginaire social. L’imaginaire ne procède pas du langage, pas plus que le langage n’est la condition de l’imaginaire. Ils s’interpénètrent, se nourrissent l’un de l’autre. Parce que chaque mot est associé à mille autres, à des images, des sensations, des émotions, l’imaginaire nait de ces associations autant qu’il en crée de nouvelles. Rodari n’a cessé d’explorer et d’utiliser les ressources du langage dans l’invention des histoires. Il nous invite à une approche libératrice par rapport aux enfants, notamment en donnant un autre statut aux erreurs de langage. Un mot mal prononcé, mal orthographié, déformé, révèle, si on sait l’analyser, le fonctionnement de la langue, et permet paradoxalement de construire la norme en lui donnant sens.
C’est donc une pratique inventive et créatrice de la langue qui permet à l’enfant et d’entrer dans la communication et de la renouveler sans cesse. A la fin de l’introduction de la Grammaire de l’imagination, il fait cette déclaration comme une profession de foi : « À ceux qui savent à quel point la parole peut avoir une valeur libératrice, tous les usages de la parole pour tout le monde, voilà qui me semble être une bonne devise, avec une belle résonance démocratique. Non pour que tout le monde devienne artiste, mais pour que personne ne reste esclave. » (traduction en 1986 : Roger Salomon).
Lue dans ce contexte, l’œuvre pour la jeunesse de Gianni Rodari témoigne d’une grande attention au lecteur, de la volonté de l’impliquer dans la lecture, de le rendre actif. Un exemple parmi tant d’autres : les Histoires à jouer, de courts récits inspirés souvent des contes traditionnels et se terminant par trois épilogues différents. A chaque lecteur de choisir celui qu’il préfère. Une lecture attentive mettra à jour des procédés moins apparents pour rendre le lecteur protagoniste de sa lecture, à lui proposer des éléments de réflexion sans lui imposer de réponses, et ainsi à le confronter à ses responsabilités. Parce que si la vision du monde que propose Rodari à ses jeunes lecteurs est profondément optimiste et volontariste, elle ne cache rien des difficultés, des souffrances, de l’âpreté parfois de la réalité. « Je sais bien, dit-il, que le futur ne sera presque jamais aussi beau qu’un conte de fées. Mais ce n’est pas cela l’important. En attendant, il est nécessaire que l’enfant fasse provision d’optimisme et de confiance pour défier la vie. Et puis, ne négligeons pas la valeur éducative de l’utopie. Si nous n’espérions pas, malgré tout, en un monde meilleur, qu’est-ce qui nous pousserait à aller chez le dentiste ? »
A quoi répond ce poème d’une simplicité et d’une force troublantes :
Difficile de faire
les choses difficiles :
parler au sourd,
montrer la rose à l’aveugle.
Enfants, apprenez
à faire les choses difficiles :
donner la main à l’aveugle,
chanter pour le sourd,
libérer les esclaves
qui se croient libres.
De même que ses livres pour enfants n’ont rien perdu de leur fraîcheur et se lisent avec un plaisir sans cesse renouvelé, de même les leçons de Gianni Rodari sont d’une extraordinaire actualité. Il est dommage que le public français est peu accès à ses textes pour les adultes. Il pourrait nourrir de façon extrêmement positive une réflexion nécessaire sur des thématiques centrales : la promotion de la lecture, le rôle de l’imaginaire dans le développement intellectuel et social de l’enfant, l’éducation à la démocratie, une école ouverte, créative et joyeuse, et bien d’autres sujets encore.
Son œuvre s’inscrit donc dans un projet profondément politique, et pas seulement esthétique ou moralisateur : il s’agit de transmettre aux enfants des outils pour qu’à la fois ils s’approprient la culture dont ils sont les héritiers et construisent un monde plus juste, plus libre, plus généreux.
par Bernard Friot – octobre 2020
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Les livres de Gianni Rodari ont été ou sont publiés, en traduction, aux éditions La Farandole, Rue du monde, Circonflexe, Kaléidoscope, La Joie de lire, Milan, Seuil jeunesse, Hachette et Livre de poche jeunesse.
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Agrégé de lettres, Bernard Friot enseigna en collège, en lycée et en école normale. Il fut directeur du Bureau du livre de jeunesse à Francfort (Allemagne) pendant quatre ans. Il a, depuis Histoires pressées, publié chez Milan en 1988, écrit près de quatre-vingt ouvrages pour enfants et adolescents (des recueils d’histoires courtes, des recueils de poèmes, des albums, des romans, des « boîtes à outils » pour écrire des poèmes et inventer des histoires). Quelques titres parlant d’eux-mêmes : Histoires à la carte (Milan, 2003 pour le premier tome), Histoires minute (Milan, 2004 pour le premier tome), C’est loin, Valparaiso ? (Thierry Magnier, 2004), Jours de collège (Gallimard Jeunesse, 2006), Agenda du (presque) poète, illustré par Hervé Tullet (La Martinière, 2007), La Fabrique à histoires, illustré par Violaine Leroy (Milan, 2011), C’est encore loin, la vie ? (Le Seuil jeunesse, 2015), Histoires pressées, à toi de jouer (Milan, 2020). Ne pas oublier les chansons, les livrets d’opéra, les albums-CD dont l’un, en clin d’œil au Pierre et le loup de Serge Prokofieff, nous confirme que Le canard est toujours vivant. Les musiciens genevois de la Fanfare du loup ont, en 2008, mis des notes sur quelques histoires pressées et, en 2011, sur des textes pour le spectacle J’ai quelque chose à dire et je vais vous le chanter. Bernard Friot cherche à capter l’imaginaire des enfants d’aujourd’hui et à le transcrire dans ses textes. En les écoutant donner libre cours à leur plaisir de fabuler, il repère quels sont « les ressorts psychologiques qui font sens pour eux » et bâtit ses textes sans perdre de vue trois principes de base : la lisibilité, la densité, la fluidité. Il accorde une grande attention à la mise en page et à la conception graphique de ses ouvrages. Il aime aussi traduire, de l’allemand et de l’italien (plusieurs titres écrits par Gianni Rodari), car, dit-il, la traduction est un travail de création aussi noble et passionnant que l’écriture. Il a été, pour les éditions 2019, 2020 et 2021, sélectionné pour le très suédois prix Astrid Lindgren.
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Grand merci à Bernard Friot d’avoir accepté notre proposition d’hommage.
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