Dans le cadre des manifestations de Lire en Fête de septembre-octobre 2001 lancé par le Ministère de la Culture, diverses expositions et colloques consacrés aux Images et représentations de l’enfance dans le Patrimoine écrit, textes administratifs, manuels scolaires et livres pour la jeunesse sont devenus témoins de l’évolution su statut social de l’enfant.
Depuis 1972, l’UNESCO lançant son projet d’une Année Internationale du Livre et de la Lecture, a déclenché un vaste réseau de coopération culturelle et de lutte contre l’analphabétisme et l’illettrisme dans le monde, y compris dans les pays européens. L’évolution de ce Patrimoine écrit est suivie avec attention dans tous les milieux professionnels ou associatifs de promotion de la lecture.
Aujourd’hui à travers les études socio-historiques et d’anthropologie culturelle qui se multiplient en France et ailleurs, il est clair que le système scolaire aura permis à l’institution littéraire de gagner un public relativement large par le fait même de sa mission d’alphabétisation.
Marie-José Chombart de Lauwe dans Un monde autre, l’enfance (Payot 1971), Philippe Ariès dans L’enfant et la famille sous l’ancien régime (Le Seuil 1973), Marc Soriano dans Guide de littérature pour la jeunesse (Flammarion 1975) ont appris aux professionnels de l’éducation de ma génération que les relations enfants-adulte, le type d’autorité auquel les enfants doivent se soumettre et la place que la société civile et politique leur accorde, sont des facteurs se modifiant sans cesse…
Si l’on excepte les enfances des Maternités des légendes dorées chrétiennes de l’imagerie populaire, et les bois gravés représentant Le petit chaperon rouge ou Le petit poucet, l’enfance et un thème introduit relativement tard dans la littérature française. Il faut attendre le 18ème siècle et le déclic de l’Emile de Jean-Jacques Rousseau pour que l’enfant personnage romanesque apparaisse : chaque étape de la vie a une « sorte de maturité qui lui est propre. Nous avons souvent ouï parler d’un homme fait. Considérons un enfant fait, le spectacle sera nouveau pour nous… ».
Mais sur l’essence de la nature enfantine, la querelle était grande depuis toujours. C’est la pensée d’Augustin qui, au Vème siècle avait enseigné que l’enfant était l’image de l’anti-perfection, que Jean-Jacques Rousseau remettait en cause. Et l’on retrouvera des partisans des deux thèses de génération en génération d’éducateurs.
Introduits ainsi par les propos de Rousseau dans la vie sociale et culturelle de la société bourgeoise française, les enfants vont devenir effectivement « personnages de romans » dans un courant littéraire d’éducation moralisatrice.
L’enfant innocent et son altération par la société est la base des interrogations des uns, alors que les autres craignent l’ébranlement de cette société par la présence de l’enfant vu comme un perturbateur quelque peu insaisissable parce que biologiquement évoluant. Berquin dans L’ami des enfants lancé par lui en 1872, fut, en France, le premier qui, en sortant de la féérie des contes pour parler de la vie réelle, montra l’enfance aux enfants. Mais il suffit de regarder les tableaux de Greuze, de Fragonard ou de madame Vigée-Lebrun pour comprendre comment le monde des adultes concevait l’enfance et façonnait, alors le naturel et la spontanéité des enfants.
Les relations enfants-adultes en famille, la place que la société accorde aux enfants, le type d’autorité auquel ceux-ci doivent se soumettre, tous ces facteurs se modifient sans cesse. Le tournant historique dans l’évolution du statut de l’enfant en France a lieu au 19ème siècle. Pris en compte par la société avec l’institution de la scolarité obligatoire et la réglementation de l’âge d’entrée dans la vie professionnelle, l’enfant de « mini-adulte » est devenu parfois infantilisé par l’exploitation commerciale qui a pu être faite de son nouveau statut social, y compris dans l’édition et la Presse. En littérature, on le voit passer peu à peu des rôles secondaires à celui de héros principal d’une histoire et pas seulement dans l’édition pour la jeunesse.
Il serait intéressant d’étudier longuement l’impact symbolique de la présence du jeune garçon qui, en brandissant fièrement son pistolet dans le sillage de La liberté guidant le peuple peinte par Delacroix au lendemain des Journées de juillet 1830, va inspirer à Victor Hugo, trente ans plus tard (alors qu’il est exilé à Guernesey) la création de Gavroche, un des personnages clés des Misérables. Le qualificatif attribué par Victor Hugo au gamin : Gavroche est devenu aujourd’hui, dans le dictionnaire et dans les esprits, tout simplement synonyme d’enfant de la rue.
Les Misérables de Victor Hugo sont un des grands classiques de la littérature mondiale, en réédition constante avec illustrations très diverses. L’écrivain qui était lui-même, on le sait, un bon dessinateur, nous a laissé des croquis intéressants évoquant son personnage. Mais pour le public français, l’image référence reste celle du tableau de Delacroix. Victor Hugo n’a-t-il exprimé à propos de ce gamin de Paris « épris de liberté, mais cœur d’or, malicieux, effronté et incapable de tenir sa langue pour le simple plaisir de jouer avec les mots et les idées » qu’une partie du non-dit du peintre Delacroix pour que, 150 ans après, nous les gardions ainsi liés en mémoire, complémentairement ?
Gavroche conduit à bien d’autres interrogations… Un portrait d’enfant tracé par un écrivain, par un peintre pour réaliste qu’il soit, n’est cependant qu’artefact : sous le détail descriptif et objectif, le référent symbolique est à décoder. Les auteurs écrivant sur l’enfance ne sont pas des sociologues, mais ils observent souvent l’enfance dans un contexte historique. Et naturalistes ou fabulateurs, leur œuvre est évidemment le résultat d’une réflexion personnelle prenant en considération, la constance de l’état d’enfance et l’originalité de la situation d’un enfant précis.
L’enfant et les Sortilèges de Colette, mis en musique par Ravel en 1920 et qui vient de suggérer à une quarantaine d’artiste plasticiens l’une des expositions les plus ludiques qui soit à l’Orangerie du Luxembourg en est un autre exemple significatif.
Il est indéniable que dans l’évolution de notre littérature pour la jeunesse, l’enfant est aux yeux de l’adulte « créateur », celui qui relie au mystère du temps qui passe. Il est l’occasion d’exprimer, soit une nostalgie d’un passé, paradis perdu, soit un point d’interrogation sur un destin à venir. La caractéristique du héros enfantin qui va s’imposer par son illustration est aussi d’avoir un nom qui appelle une image avec son halo de signification teinté ou non d’affectivité.
L’enfant éternel, gage de pureté et d’innocence, c’est pour nous : Tistou les pouces verts de Maurice Druon et Jacqueline Duhême, mais surtout Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry. Nous constatons que là encore tout tient à la présence physique d’image de l’enfant. Vous est-il possible de dissocier du titre du livre la silhouette fragile de cet enfant blond, mains dans les poches et l’air grave, debout sur une boule grise, qui nous apparaît comme une planète, puisque l’environnement est constitué d’étoiles ? Les vêtements de cet enfant n’ont ni pittoresque, ni mode, ils ne datent pas, ils ne sont pas datables. Mais depuis plusieurs générations, chacun de ses lecteurs l’atteste : on se retrouve marqué par cette image, qui plus encore que me texte fait entrer Le Petit Prince dans notre mémoire collective. Le dessin est constamment le support du récit avec l’originalité d’être un dessin d’aviateur qui regarde la terre sous un autre angle de perspective et de la coloration des choses. Et peut-être aussi un dessin d’un écrivain qui considère ces croquis comme une expression normale complémentaire des mots dans le jeu même de l’écriture de son texte, et par conséquent, indissociable.
Cependant, le signe de l’aspect social de notre époque est sans doute moins l’enfant-roi que l’enfance-reine.
Aujourd’hui, innombrables sont les enfants qui, effectivement sont personnages témoins de l’état d’enfance vécu au quotidien : Emile (Domitille de Pressensé), Mimi Cracra (Agnès Rosentiehl), Valentine (Michel Gay), Caroline (Pierre Probst), Ernesto (Marguerite Duras/Bernard Bonhomme), Le Petit Nicolas (Goscinny/Sempé), Grabote (Nicole Claveloux), Pierre l’ébouriffé (Hoffman/Claude Lapointe), La petite géante (Philippe Dumas)…
On rencontre parfois ces enfants en héros d’une seule histoire, mais souvent aussi dans des récits à rebondissements comme dans les feuilletons de télévision. Ces personnages très vivants, remuants, très présents pour la plupart, sont créés par des illustrateurs « professionnels » et père, mère ou grand-pères… donc des adultes contemporains voyant vivre des enfants et qui font d’eux des croquis sur le vif.
Sans faire abstraction de la déréalisation que provoque désormais l’ambiance des médias visuels, ces auteurs-illustrateurs ont la préoccupation de faire prendre conscience à leurs jeunes lecteurs, de la nécessaire sociabilité de notre vie quotidienne. Ils évoquent dans leurs livres illustrés les heurs et malheurs, les moments de tension et les moments heureux des rapports réciproques adultes-enfants… à la maison, à l’école, dans les transports, dans les loisirs.
La communication et l’incommunicabilité entre les générations dans nos sociétés contemporaines sont traitées le plus souvent par la caricature… ou plutôt avec une certaine fantaisie qui peut aller jusqu’au surréalisme ou à l’hyperréalisme selon le tempérament de l’artiste. Le glissement de sens dans le jeu des mots, conduisant à oser des improvisations visuelles dont la logique sera poussée jusqu’à un absurde provoquant un rire de distanciation, est peut être ce qui peut unir et faire communiquer encore aujourd’hui les enfants et les adultes.
C’est peut-être l’un des aspects paradoxaux de notre époque de communication que peu de sociologues prendront en compte mais qui est un fait tangible : les artistes qui disposent des commandes de l’imaginaire contemporain s’intéressent avec éclat aux problèmes de l’Enfance et des enfants et n’hésitent pas à bouleverser l’univers culturel adulte relativement clos sur lui-même, en réintroduisant avec les livres « pour enfants » un plaisir de lecture partagée.
Post-scriptum
Chaque médiateur adulte entre le livre d’images et le jeune enfant perçoit vite la réalité du dialogue qu’instaure l’illustrateur-auteur avec son lecteur. Les enfants sont pour le conteur-imagier des interlocuteurs directs.
Pour l’écrivain, les enfants sont plus souvent le point de départ d’une réflexion « littéraire » sur des faits de société dans lesquels les enfants sont impliqués. L’un des exemples le plus récent est le conte philosophique de Sophie Ducharme qui vient de paraître chez Syros sous le titre Les enfants perdus : quelque part sur la Terre, dans un pays sans non, une adolescente refuse la facilité (le diktat du maître) qui devrait la conduire à être esclave comme sa mère et ses aïeules avant elle. Par sa révolte personnelle elle arrivera à entraîner tous les enfants perdus de sa cité à sortir de l’emprise de la fatalité du malheur.
Parce qu’elle travaille ses phrases en poète, Sophie Ducharme attire ses lecteurs en vraie conteuse et on comprend qu’elle ait reçu le Prix du roman jeunesse 2000 du Ministère de la Jeunesse et des Sports.
( article paru dans le n°71 – novembre 2001 – du bulletin du CRILJ )
Critique spécialisée en littérature pour l’enfance et la jeunesse, d’abord à Loisirs Jeunes, puis à l’agence de presse Aigles et dans de très nombreux journaux francophones, Janine Despinette, qui fut également chercheuse, apporta contributions et expertises dans de multiples instances universitaires et associatives. Membre de nombreux jurys littéraires et graphiques internationaux, elle crée, en 1970, le Prix Graphique Loisirs Jeunes et, en 1989, les Prix Octogones. A l’origine du CIELJ (Centre Internationale d’étude en littérature de jeunesse) en 1988, elle est – depuis fort longtemps et aujourd’hui encore – administratrice du CRILJ.