Nadèjda Garrel

 par Raymond Rener

     Quand je t’ai connue, en 1978, tu portais le prénom de Nadine et, par la suite, je le répétais. Tu me reprenais en me disant avec tes yeux malicieux, mais d’un ton impératif : « Je m’appelle Nadèjda. »

     Nadèjda, amie proche et lontaine …

 Lointaine

     En 1976, sortait ton best seller chez Gallimard Jeunesse, en Folio Junior, Au pays du grand condor, qui, chaque année, est encore vendu à 10 000 exemplaires, avec la couverture de Jean-Michel Nicollet et les illustrations intérieures de Bernard Héron.     Puis vinrent Les princes de l’exil, toujours en Folio Junior, illustré par Georges Lemoine.

     Tu as beaucoup écrit et bien écrit.

     Un de mes plus beaux souvenirs avec toi, cette rencontre avec les jeunes de la bibliothèque de Dijon à propos du Pays du grand condor. Eblouissant ! Je me souviens de la décoration et de la mise en scène théâtrale d’une séquence de ton livre joué par les jeunes acteurs.

     Et puis, avec tes livres, nous avons parcouru les salons, les manifestations, les débats, les signatures … Et ton chapeau cloche suivait.

     Nous n’avons jamais cessé de nous rencontrer et puis j’ai quitté Paris.

 Proche

     Thierry, ton mari, me dit m’avoir beaucoup cherché. Et pourtant, nous étions si proches, toi à Varengeville et moi à Rouen, dans le même département. Il n’a pu me prevenir qu’une semaine après l’acte final.

     Je me souviens de ton sourire, de ton visage si beau et si expressif, de tes exigences aussi, et toujours, je cédais. Tu disais de moi que j’étais le (petit) Prince de Gallimard Jeunesse. Pierre Marchand en était-il le roi ?

     Nadèdja, merci pour tout le bonheur que tu nous a apporté, par tes livres – et par toi.

( article paru dans le n°78 – octobre 2003 – du bulletin du CRILJ )

nadèjda garrel

Alors qu’elle est une amoureuse de la nature, Nadèjda Garrel est née (en 1939), a vécu et a écrit à Paris. Elle a fait de la danse, du théâtre et a publié très tôt deux romans. C’est avec Au pays du grand condor (1977) et Les Princes de l’exil (1984) qu’elle a eu accès à sa propre écriture en abolissant toute frontière entre le réel et l’imaginaire. Elle a découvert Varengeville à l’adolescence et avait juré de le faire découvrir à l’homme qu’elle aimerait. Cette liberté se retrouve dans tous ses romans, contes ou nouvelles qui s’adressent indifféremment aux jeunes et aux adultes, car la perfection dans son travail était sa seule préoccupation. Elle s’est éteinte dans la paix, dans sa petite maison du chemin de Pascaline à Varengeville et elle est enterré au cimetière marin. « Il y a des lectures qui sont comme des délivrances, parce qu’elles touchent au plus profond de nous-mêmes à ce qui est caché en nous et qui nous échappait. Elles font naître de nous une part restée invisible et qui nous est nécessaire pour élargir ce que nous sommes, vers d’autres bonheurs. Il y a des livres qui nous font changer de classe d’âge et les livres de Nadèjda Garrel furent pour moi de ceux-là. » (Yves Pinguilly)

A la guerre comme à la guerre

par Raoul Dubois

    Tomi Ungerer publie aux éditions école des Loisirs un ouvrage déjà paru à Strasbourg en 1991 et qu’il sous-titre Dessins et souvenirs d’enfance.

    Tout ceux qui s’intéressent à la littérature de jeunesse et ceux qui la font, c’est-à-dire tous les membres du CRILJ, se doivent de lire et de faire lire ce texte.

    D’abord parce qu’il met en évidence beaucoup des aspects de l’œuvre de Tomi Ungerer dont il serait fastidieux de faire la bibliographie. Tout s’éclaire et les critiques auront l’occasion dans les années à venir de montrer toutes les correspondances entre ces souvenirs et l’œuvre de l’auteur.

    « … Tomi a huit ans quand la Seconde Guerre mondiale éclate. Du jour au lendemain, il doit changer de nom, parler allemand, écrire en gothique, faire un dessin raciste pour son premier devoir nazi. Il obéit, il s’adapte. Il devient caméléon. Français sous son toit, Allemand à l’école, Alsacien avec les copains. Heureux quoiqu’il arrive … »

     On nous permettra d’aller plus loin dans ce texte et d’y voir un extraordinaire résumé des drames de notre temps.

    En premier lieu parce qu’il s’agit d’un enfant placé au centre de ces tourments qui, à travers les âges, mettent en cause, plus que les vies même, le sens de la vie. Tomi est dans la guerre et la guerre est dans Tomi. Peut-être d’ailleurs ne l’a-t-elle jamais quitté. Le fait qu’il appartienne à un milieu cultivé lui a sans doute permis, son talent aidant, de se trouver une issue. Seul l’humour de l’auteur rend certains passages supportables sans que jamais il ne nous entraîne dans la dérision et l’horreur.

    On ne peut s’empêcher de penser aux enfants, victimes d’hier et à ceux d’aujourd’hui. Pour notre génération la liste est longue : les enfants alsaciens, les enfants juifs, les enfants de la Pologne et de la Russie occupée, les enfants Tziganes et ceux Hiroshima qui succédaient aux enfants espagnols que certains oublièrent vite.

    En ce début de siècle, les enfants du Rwanda, du Congo et de tant d’autres pays d’Afrique, nous pensons à ceux de Bosnie, de Serbie, du Kosovo, de Palestine et d’Israël, d’Iran ou d’Afghanistan, d’Irak et d’Algérie (ceux d’hier, ceux d’aujourd’hui), les Tchétchènes ou les Indonésiens … on n’en finirait pas d’aligner les lieux où se perpétuent des crimes dont les victimes n’auront pas toutes la « chance » – excusez-moi, Tomi – de s’en sortir.

    Mais c’est pour cela qu’il faut lire et faire lire ce livre au moment où peut-être se prépare une guerre qui peut, d’une erreur tactique à l’autre, devenir la troisième guerre mondiale.

    Parce que tous les enfants du monde ont droit à la vie et que rien jamais ne justifie celui qui déclenche une guerre.

    N’aurait-il écrit que ce livre, Ungerer aurait sa place dans la littérature enfantine. Il en a écrit et dessiné beaucoup d’autres, une chance que la guerre nous l’ait épargné.

( texte paru dans le n° 75 – novembre 2002 – du bulletin du CRILJ )

 

Né en 1931 à Strasbourg, Tomi Ungerer est fils d’un fabricant d’horloges historien et astronome. Il fréquente en 1953 les Arts Décoratifs de Strasbourg, puis, en 1956, part à New York où il se fait connaître comme dessinateur publicitaire. Son premier livre pour enfants, The Mellops go flying, paraît chez Harper and Row en 1957 et obtient le Spring Book Festival Honor Book. Dans les années 1960 il collabore avec l’éditeur suisse Diogenes Verlag qui édite la majorité de ses livres. Après un passage par le Canada, il s’installe en 1976 en Irlande. Il est l’auteur de près de cent cinquante livres dont plus de quarante disponibles en français. Le premier paru en France, Les trois brigands (Ecole des Loisirs 1968) est un album connu de tous. De retour à Strasbourg, Tomi Ungerer a renoué avec sa terre d’origine, multipliant présences et initiatives. Le Musée Tomi Ungerer-Centre International de l’Illustration, à la Villa Greiner à Strasbourg, regroupe un fonds important de dessins, livres, revues, jouets et documents d’archives donné à sa ville natale par l’illustrateur.

  ungeerer

« Dans la maison de Tomi Ungerer, il y a des meubles qu’il a fabriqués, des jambons qu’il a salés, des mécaniques qu’il a montées. Il n’y a pas de télévision. Dans la penderie de Tomi Ungerer, il y a une veste à quatorze poches pleines de manuels de botanique, de loupes, de couteaux, de dictionnaires de minéraux. Dans les œuvres complètes de Tomi Ungerer, il y a des affiches, des publicités, des sculptures, des machines et des jouets, des livres érotiques, des livres de satire sociale, des livres de reportage et des livres pour enfants. Dans les livres pour enfants de Tomi Ungerer, il y a des animaux : serpent, pieuvre, chauve-souris et vautour, maudits et réhabilités, des ogres convertis, des brigands repentis et des histoires sans queue ni tête. Dans les récompenses obtenues par Tomi Ungerer, il y a le Prix du Plus Mauvais Livre pour enfants décerné dans l’Amérique du « politiquement correct ». Dans la bouche de Tomi Ungerer, il y a des imprécations, des moqueries, des colères, des provocations, des engagements, des jeux de mots, des révoltes, des enthousiasmes et des passions. » (Sophie Cherer)

Epatants découpages

 par André Delobel

   – C’est toi qui es chargé de l’éditorial ?

    – Ben oui.

    – Ça va pas être triste.

    – Pardon ?

    – Tu parles toujours de toi quand tu fais un éditorial.

    – Faut pas ?

    – Parle de Béatrice Tanaka.

    – C’était à la fin des années soixante. Jeune instituteur en Tunisie, j’avais abonné ma classe à Jeunes Années et…

    – Béatrice, s’il te plait.

   – Dans le numéro 2 d’octobre 1969, il y a avait un conte vietnamien, Un nom pour un chaton, raconté par Béatrice Tanaka et illustré par elle de curieux découpages multicolores. Il était accompagné d’un judicieux « jouet animé », en papier bien sûr. Les découpages m’épataient et épataient aussi mes élèves, pas contrariants pour deux sous.

   – Et après ?

   – Après, on s’est amusé avec les enfants à repérer, dans les numéros suivants, s’il y avait d’autres découpages de Béatrice Tanaka. Cela a duré plusieurs années. A cause de moi, bien sûr. On a aussi essayé, pluseurs fois, de faire pareil. Résultats catastrophiques.

   – Après ?

   – J’ai acheté La Fille du Grand Serpent, Maya, La Montagne aux trois questions et je me suis aperçu que Béatrice Tanaka ne faisait pas que manier les ciseaux. Puis, il y a eu 1982.

   – Tu veux dire 1981 ?

   – Pas de politique. Je parle bien de 82, l’année où Le Tonneau enchanté est publié à La Farandole. Un pur régal.

   – Découpages ?

   – Découpages. Et puis un noir et rouge de toute beauté. Ensuite, je me suis procuré régulièrement les albums paraissant chez Vif Argent et je me suis, peu à peu, débarrassé de ma fixation.

   – Tu as résilié ton abonnement à Jeunes Années ?

   – N’importe quoi ! Et dis-toi qu’il y avait aussi Eclats de Lire et Gullivore

   – C’est beau la fidélité.

   – Je n’ai connu que bien plus tard les illustrations des contes africains publiés chez Présence Africaine. Un noir et blanc modeste, immédiatement parlant.

   – Tu n’a pas cherché à en savoir plus sur Béatrice ?

   – De retour en France, grâce au CRILJ, la rencontre était certainement envisageable. Elle ne s’est pas faite. En 1990, travaillant avec mes élèves Le Tonneau enchanté

   – Encore ce tonneau !

   – Travaillant cet album pour en parler dans La République du Centre, j’ai cherché à en savoir un peu plus sur Béatrice Tanaka et nous lui avons écrit.

   – Et, bien sûr, elle a répondu …

   – J’ai aussi rédigé, pour le journal, une courte biographie. Ça t’intéresse ? Tiens, je lis : « Béatrice Tanaka est né en 1932 à Cernaiti, ville moldave qui fut austro-hongroise avant d’être roumaine puis russe. Petite fille, elle voyage, bien malgré elle, vers la Turquie, la Palestine et l’Italie. Elle émigre au Brésil, enseigne le français et l’anglais, aspire à devenir comédienne, s’installe en France, fait des études de scénographie, crée des costumes de théâtre, écrit des pièces pour enfants, devient l’élève de l’affichiste Paul Colin, collabore à plusieurs revues pour enfants, publie chez divers éditeurs (La Farandole, Vif Argent, La Noria, l’Ecole des Loisirs, Bayard Presse, Magnard) des livres dont elle est le plus souvent l’auteur-illustrateur, parfois seulement l’illustrateur, quelquefois le traducteur. »

   – Dis donc, t’as vu …

    – T’as vu quoi ?

   – T’as réussi à ne pas parler de toi pendant plus de cent mots.

   – Pas fait exprès.

    – Dis …

   – Quoi ?

   – Tu me prêtes Le Tonneau enchanté ?

( Griffon  n° 226 – mars-avril 2011 – Béatrice Tanaka )

   béatrice tanaka

Maître-formateur récemment retraité, André Delobel est, depuis presque trente ans, secrétaire de la section de l’orléanais du CRILJ et responsable de son centre de ressources. Auteur avec Emmanuel Virton de Travailler avec des écrivains publié en 1995 chez Hachette Education, il a assuré pendant quatorze ans le suivi de la rubrique hebdomadaire « Lire à belles dents » de la République du Centre. Il est, depuis 2009, secrétaire général du CRILJ au plan national.

Anne Pierjan

par Jacqueline et Raoul Dubois

     Anne Pierjean avait suivi dans l’édition pour la jeunesse pendant de longues années un parcours original et un peu atypique comme le soulignait Marc Soriano dans son Guide de Littérature pour la Jeunesse. Il plaisait à souligner dans ses ouvrages une authenticité, un réalisme poétique du quotidien et nous ne pouvons que le suivre dans cette analyse.

     Parler d’un de ses livres, c’était le point de départ d’une correspondance soutenue où elle dévoilait volontiers ses motivations et ses doutes, ses problèmes personnels, dessinant ainsi plus qu’une silhouette d’écrivain, une personnalité riche et parfois tourmentée. Pour peu que vous entriez dans le jeu, la correspondance devenait régulière, volontiers bavarde, toujours chargé de sens et d’une véritable bonté.

     Ecrire était pour elle une passion à laquelle elle se livra jusqu’à la fin de sa vie parce qu’elle ne la séparait pas de sa vie.

     Mais ce qui l’a marquée avec force ce sont les rencontres des lecteurs. Elle acceptait parfois, au risque de sa santé, de rencontrer des classes. Après ces passages, toujours trop brefs, les échanges de courrier continuaient, collectifs ou individuels. Elle a ainsi lié de véritable amitiés dont ses lettres renvoyaient des échos. Elle a aussi suscité de nombreux travaux, fait lire et fait écrire.

     Quand on assostait à ces petits évènements, on ne pouvait que s’émerveiller du contact établi. Une impression étrange, celle d’une petite fille, d’une jeune femme retrouvant ses jeunes interlocuteurs, la simplicité d’un dialogue amical.

     Sa dernière lettre, peu de temps avant sa mort, était débordante de vie simple, de souci pour les autres, de joie « d’avoir été peut-être utile » comme disait Aragon.

     Anne Pierjean était de ses écrivains de jeunesse dont la rencontre a justifié la confiance que nous avons mise en la littérature de jeunesse.

( article  paru dans le n° 76 – mars 2003 – du bulletin du CRILJ )

 anne pierjean

Née dans la Drôme en 1921, très attachée à sa région, Mademoiselle Marie-Louise Robert s’installe à Crest où, devenue Madame Grangeon, elle a trois enfants, Jean, Pierre et Anne, dont elle fait Anne Pierjean en créant son pseudonyme. Elle enseigne vingt ans mais doit, en 1965, quitter ce travail qu’elle aime. Lauréate du Grand Prix du Salon de l’Enfance, en 1972, pour Marika (GP Spirale), elle a écrit près de quarante livres, pour les enfants d’abord, les adolescents ensuite : L’innocente (Magnard 1969), L’Ecole ronde (GP Rouge et Or Dauphine 1974), Paul et Louise (GP Grand Angle 1975, Diplome Loisirs Jeunes), Loïse en sabots (GP Grand Angle 1977, Diplome Loisirs Jeunes), Saute Caruche (GP Grand Angle 1977). « Mon choix d’écrire pour les enfants coule de source, créé par ma vie même. J’étais institutrice et le serais restée sans un accident de santé. J’ai laissé l’enseignement sans laisser les enfants. J’aimais écrire, j’ai eu le temps de le faire. »

La Biennale Internationale d’Illustration de Bratislava

     Pour la première fois depuis vingt ans, le Grand Prix de la Biennale Internationale d’Illustration de Bratislava, plus connue dans les milieux de l’édition et des arts graphiques sous le sigle BIB, a été attribué à un artiste français, le peintre Frédéric Clément qui présentait des originaux de Bestiaire fabuleux (Magnard 1983) et de Histoire de Lilas (Ipomée 1984).

     On sait que cette manifestation placée sous lee auspices de l’UNESCO, de l’IBBY et de l’UNICEF est à l’illustration ce que le Festival de Cannes est au cinéma. Elle a des répercussions à très longue portée : l’exposition des œuvres des lauréats est itinérante à travers le monde, les timbres émis pour cette occasion sont très recherchés par les philatélistes et les livres par les collectionneurs adultes autant que par les enfants.

     A cette dixième BIB, jubilatoire, participait 155 illustrateurs parmi les meilleurs de 50 pays des cinq continents, dont 18 français.

     Confrontation passionnante, choix difficiles. A prendre connaissance des noms des vingt finalistes, nos lecteurs s’intéressant à l’image en auront conscience.

     Le jury international de la Biennale d’Illustration de Bratislava a tenu ses séances du 2 au 5 septembre 1985, à Bratislava.

     Ses membres en étaient : Lucia Binder (Autriche), Janine Despinette (France), Ottilie Dinges (RFA) Hisako Aoki (Japon), Marilyn Hollinshead (USA), Horst Kunze (RDA), Regina Yolanda Werneck (Brésil), Olga Siemaszkawa (Pologne), Bigdan Krazok (Yougoslavie), Carla Poesio (Italie), Orest Verejakoj (URSS), Uarian Vesely (Tchécoslovaquie), Ulf Löfgren (Suède), Moroslav Kudrana (Tchécoslovaquie).

     Le Grand Prix de la BIB’85 a été attribué à Frédéric Clément.

     Les illustrateurs français présentés dans l’exposition de la BIB jusqu’à fin octobre 1985 sont les suivants : Frérécic Clément, Dorothée Duntze, Claire Forgeot, Henri Galeron, Kelek, Alain Letort, Agnès Mathieu, Olivier Poncer, Jean-Claude Marol et Eve Tharlet.

     On peut se procurer les catalogue des BIB à ARCURIAL et à la librairie de la Hune et des informations complémentaires sur les « Prix littéraires dans le monde » dans la revue Enfance numéro 3-4 de 1984.

 ( article paru dans le n°26 – novembre 85 – du bulletin du CRILJ )

  frédéric clément

 Critique spécialisée en littérature pour l’enfance et la jeunesse, d’abord à Loisirs Jeunes, puis à l’agence de presse Aigles et dans de très nombreux journaux francophones, Janine Despinette, qui fut également chercheuse, apporta contributions et expertises dans de multiples instances universitaires et associatives. Membre de nombreux jurys littéraires et graphiques internationaux, elle crée, en 1970, le Prix Graphique Loisirs Jeunes et, en 1989, les Prix Octogones. A l’origine du CIELJ (Centre Internationale d’étude en littérature de jeunesse) en 1988, elle fut très longtemps administratrice du CRILJ.  

Une résidence

 

 

 

 

 

 Le plaisir et la nécessité  

     Encore en résidence, m’a demandé un jour Bernard Noël. C’est un choix de vie ?

    Aujourd’hui je peux répondre, oui, en quelque sorte…

    Vit-on de sa plume quand on est écrivain en résidence ? Oui, au moins pour quelques mois (et nous avons par nécessité l’art de faire durer quelques mois de résidence sur une année entière d’écriture)

    C’est donc pour des raisons financières qu’un écrivain accepte, ou sollicite une résidence ? Non, pas seulement. Ou, oui, mais pas seulement.

Une résidence : un projet 

     Car une résidence c’est un projet, c’est une équipe, ce sont des actions, des rencontres, des ateliers, des hommes des femmes et des enfants. C’est un partage sur l’essentiel : l’écriture. Celle qu’on poursuit (et nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles Flaubert). Celle qu’on lit, et celle que l’on invente ensemble, maladroite souvent, hasardeuse volontairement, surprenante ou attendue, émouvante toujours.

    Car l’émotion est la pierre de touche qu’il importe pour moi de faire sentir, quel que soit le projet initial.

    Traduire les poètes étrangers invités avec des poètes français et créer entre tous un lien à l’Abbaye de Royaumont, retrouver l’esprit de Le Corbusier à l’occasion du cinquantenaire de la Maison Radieuse, à Rezé, entraîner des enfants dans cette aventure d’écrire, dans la Somme et apprendre des « usagers » de bibliothèque de prêt ce que c’est que lire, le découvrir avec eux, le mettre en mots…

    Chaque résidence est une nouvelle aventure, un nouveau lieu de vie, et cela aussi a son importance.

    La Loire n’est pas la même à Nantes et à Tours, la baie de Somme est unique, et les ciels sont ici et là sans pareils. J’aime ce nomadisme dans lequel m’ont entraînée les différentes résidences que j’ai « faites », que j’ai occupées, qui m’ont accueillie.

Une résidence : une aventure passionnante 

     J’aime cette appropriation passagère d’une ville, d’une rue, d’un réseau d’amitié et de travail partagés, cette boucherie-charcuterie dépôt de pain et d’oeufs frais de la ferme, qui devient la mienne pour quelques semaines, quelques mois.

    J’aime ces enseignants, documentalistes, bénévoles, animateurs, permanents d’association dont j’accompagne durant quelques heures le travail. Un travail qu’ils mènent à longueur de temps, avec générosité, enthousiasme, découragement parfois.

    Et j’aime ouvrir la malle.

    Cette grande malle inépuisable qui est notre bien commun et qui reste trop souvent inaccessible. Cette malle pleine de mots, de voix, d’histoires, de secrets, de confidences, de connaissances, d’émotions : la littérature mondiale depuis le début de l’humanité ! Y compris la littérature orale, les contes d’hier et d’ailleurs, recueillis au fil des siècles. De l’épopée de Gilgamesh aux jeunes poètes contemporains, tout nous appartient à tous. Chercher pour chacun le chemin qui lui convient, quoi de plus exaltant, sinon ajouter à son tour son humble obole à la malle ?

    Faire écrire, écrire, lire, faire lire… (faire entendre la voix qui est dans le livre). Témoigner.

    Voilà tout l’enjeu d’une résidence !

    Comment ?

    Des stratégies sont à réinventer chaque fois, au cas par cas, avec. Avec les partenaires, avec les « encadrants », avec les participants.

    Il n’y a pas de recettes, mais vous pouvez vous rapporter à mon blog où sont offerts les différents plats concoctés au fil de ma résidence à Tours. A mon site où sont évoquées les différentes résidences où je suis allée depuis 2002, les différents pays aussi.

    Lectures, rencontres, ateliers, groupes de paroles, spectacles, expositions… Tout est possible. Y compris la création d’un festival (comme l’a fait Hubert Haddad à Chaumont).

    Pourvu que l’on n’oublie jamais que le désir est au coeur de l’écriture.

© Marie-Florence Ehret

 

  marie florence ehret

Née à Paris, près de la Goutte d’or. Marie Florence Ehret pratique divers métiers avant et après des études de Lettres et de Philosophie, puis enchaine les voyages en Turquie, en Afrique, en Europe et en Asie. « Ma grand-mère répétait souvent qu’il faut bien vivre. Je n’en étais pas très sûre. Plus convaincante me parut la devise des Argonautes : vivre n’est pas nécessaire, il est nécessaire de naviguer. » Son premier texte, Les Confessions de la Rouée, en 1986, bénéficie d’une préface de Bernard Noël. On lui doit depuis de nombreux ouvrages pour adultes et pour la jeunesse : romans, nouvelles, récits,  proses, poétiques ou non. Elle se déplace toujours beaucoup, animant des ateliers d’écriture, en France et à l’étranger, ou s’instalant pour un temps en résidence. Parmi ces ouvrages pour les jeunes lecteurs : A cloche-cœur (Rageot, 1990), Mortel coup d’oeil (Rageot, 1999), Fille des Crocodiles (Thierry Magnier, 2007), A la croisée des rêves (Bayard 2010). Claire Levassor a réalisé en 1993 Paroles mêlées, court-métrage à propos de la résidence de l’écrivain à Orléans dans le quartier de l’Argonne. Merci à Marie-Florence Ehret pour nous avoir confier ce texte.

 

 

 

Philippe Farge

     Philippe Farge nous a quitté. Il n’avait que 58 ans et a occupé une place de premier plan dans ce que nous nous obstinons à appeler l’animation culturelle en faveur de la lecture.

     Libraire issu des milieux syndicaux, il avait une passion, le livre, et une ambition, s’adresser en priorité à la jeunesse. Il travaillait à Rouen où le livre a historiquement tenu beaucoup de place.

     Son action volontaire et obstinée s’appuyait sur les milieux populaires, en particulier sur ce syndicat de dockers de Rouen dont le passé dans l’action d’éducation populaire remonte au début du siècle. C’est de là qu’est partie l’idée du Festival de Livre de Jeunesse de Rouen dont il a pu voir le vingtième anniversaire en décembre dernier.

    Nous avons eu la joie de participer à ses côtés à de nombreuses activités, hors et à l’intérieur du Festival.

    Autour de lui de nombreuses associations avaient mis en place des structures que les écoles et les municipalités avaient, avec les comités d’entreprise et les bibliothèques, poursuivies et amplifiées d’année en année.

    Alors que, sous le poids des contraintes économiques, beaucoup de nos initiarives locales avaient du s’effacer où se transformer en manifestations très largement commerciales, le Festival de Rouen, sous l’impulsion de Philippe et de ses collaborateurs restait centré sur le mouvement culturel associatif et fidèle à ses origines.

    L’édition ne s’y trompait pas, ai moins pour la partie du paysage éditorial qui fait du livre une valeur culturelle et du livre pour la jeunesse une composante du paysage éducatif.

    Les auteurs et illustrateurs répondaient toujours avec empressement aux appels de Philipppe, la plupart étaient devenus ses amis et ne manquaient jamais de le dire.

    Philippe n’est plus mais, grâce à son action, le Fetival de Rouen a vingt ans et va continuer une œuvre qui s’inscrit en droite ligne dans les batailles menées depuis un demi-siècle pour faire du livre de jeunesse autre chose qu’une marchandise, qu’un gadget culturel.

     A sa famille, à ses amis, nous ne pouvons que dire notre peine. Il avait encore tant à nous apporter, à apporter à la littérature de jeunesse.

 ( texte paru dans le n° 76 – mars 2003 – du bulletin du CRILJ )

  renaissance 

Philippe Farge entre dans la vie militante à dix-sept ans et accepte très vite des responsabilités dans le domaine des activités culturelles rouannaises. Il crée, au début des années quatre-vingt, la Librairie Renaissance désormais en plein coeur de Rouen mais à l’incontestable rayonnement régionale. Ouvert, pluraliste, ce qui le fit entrer parfois en conflit avec certaines étroitesses des responsables du réseau Messidor, il crée en 1983, avec son complice et ami Jean-Maurice Robert, secrétaire de l’union locale CGT, le Festival du Livre de Jeunesse pour lequel il sut rassembler les énergies militantes de la région et obtenir la reconnaissance et le concours de toutes les institutions concernées. « De partout on salue l’homme de terrain, l’artisan têtu et effacé. Mais Philippe Farge était rien moins qu’un inconnu en région rouennaise, dont il était devenu une figure de premier plan de la vie culturelle. Dans les bibliothèques, les écoles, les comités d’entreprise, tous les lieux où l’on s’efforce de construire de nouveaux rapports à la lecture, avec en ligne de mire la visée démocratique traquant l’exclusion aux multiples masques. L’itinéraire de Philippe n’a jamais dérivé vers d’autres balises. Ni pour le Festival, ni pour ses tâches diverses, au Centre national du livre, à l’Association des libraires jeunesse. » (Bernard Epin) 

   

 

Dusan Roll en l’Hôtel de Massa

      Le Président du CRILJ et Michèle Kahn, Permier Vice-Président de la Société des Gens de Lettres, mais aussi Vice-Présidente d’IBBY France, ont reçu, le 19 mai 1987, le nouveau Président de l’IBBY, le Docteur Dusan Roll, venu en France pour une conférence à l’Unesco.

     On sait que le Docteur Dusan Roll est aussi le Sécrétaire Général de la prestigieuse Biennale de Bratislava (BIB) et cette rencontre permettait de fêter plus officiellement le Grand Prix reçu par Frédéric Clément à la BIB 1985.

    Etaient présents, des éditeurs, des libraires, des responsables de revues, des auteurs, des illustrateurs et, bien sûr, des représentants d’IBBY France.

     Dans un échange de discours enjoué et chaleureux, le Président Jean Auba a essayé d’expliquer la spécificité de chacune des grandes organisations françaises et le Docteur Dusan Roll a montré la complémentarité des actions internationales menées lors des Congrès de l’IBBY ou dans le cadre de la Biennale de Bratislava mais aussi dans les différentes expositions itinérantes qui font mieux connaître dans le monde la réalité littéraire et esthétique de la littérature pour la jeunesse.

     Il nous a rappelé à la fois l’importance qu’à joué la Bibliothèque Internationale de Munich dans le développement de cette littérature mais aussi le rôle prépondérant de la France et de ses représentants membres des comités exécutifs des grandes organisations internationales ou membres de jury.

     A cette occasion, il a souligné les liens d’amitié personnels qui le liait à Lise Lebel et le soutien que la section française de l’IBBY, dont elle était la Secrétaire Générale, lui a apporté dans les premières années de la BIB dont la création remonte à 1965.

     Il espère une délégation française nombreuse au prochain Congrès d’Oslo, en septembre 1988, dont le thème, on se souvient, est La littérature de jeunesse et les nouveaux médias, et relance une invitation aux illustrateurs présents de participer à la BIB 1987.

     Le Docteur Dusan Roll a rappelé que Jella Lepmann disait que les livres pour enfants sont comme des ponts lancés par delà les frontières et des rencontrees somme celle-ci, à la fois officielles et informelles, élargissant l’horizon de nos préoccupations, nous font prendre conscience de l’importance d’un travail international par nos organisations.

( texte paru dans le n° 31 – juiller 1987  – du bulletin du CRILJ )

bib

 Né en 1928 en Tchécoslovaquie, Dušan Roll a travaillé à la maison d’édition Mladé leta où il fut responsable des publications pré-scolaires et des livres d’art. Il a, sous pseudonyme, publié des pop-up et des livres-jeux. Il est l’un des fondateurs de la Biennale de l’Illustration de Bratislava dont il sera commissaire général de 1967 à 2005 puis président honoraire. Plusieurs fois vice-président de I’IBBY, il est élu président de l’organisation en 1986 lors de son vingtième congrès à Tokyo. Il présida également le jury pour l’attribution du prix Hans Christian Andersen de 1978 à 1982. Directeur de Slovenská filmová tvorba de 1978 à 1981, Dušan Roll entre  en 1986 au conseil d’administration de la Commission internationale du livre de l’UNESCO dont il sera, un peu après, vice-président.

Nicole Claveloux au Pays des Merveilles

 

 

 

 

 

  

     Nicole Claveloux n’illustre pas, elle est Alice au Pays des Merveilles, démiurge à l’instar de Lewis Carroll, d’un univers d’enfance baroque, gourmand  et mythique qui se construit entre les mots et les images, qui capte un air du temps intemporel et s’alimente de tout ce qui passe entre l’eau et le feu, le minéral et le végétal, le dedans et le dehors  à géométrie variable, la vie qui palpite entre les objets et les êtres indifférenciés à la lisière de l’humain et de l’animal, sans distinction d’âge, de sexe, de couleur.

     Entre classicisme et surréalisme, entre le Gustave Doré des Contes drolatiques de Balzac,  le Little Nemo de Windsor McCay  et le psychédélisme du Push Pin studio, l’interprétation originale d’Alice par Nicole Claveloux est fondatrice d’une œuvre immense où fourmillent « les petites sœurs d’Alice » dans un fantastique carousel où se reflètent les personnalités de l’artiste en un jeu de miroirs sans fin. De La forêt des Lilas, son premier voyage au Pays des anamorphoses avec la Comtesse de Ségur, en parallèle avec Alala et les télémorphoses (créée à New-York avec Harlin Quist) à Grabotte et aux Crapougneries, en passant par Brise et Rose et Poucette ou encore Gertrude la sirène ou la petite Josette  du Conte numéro 4 de Ionesco, Nicole Claveloux n’a cessé de décliner les variantes d’une héroïne « ultramarine » qui lui ressemble  L’affiche de l’exposition Sevilla92 organisée par Pedro Tabernero campe une Alice « monde » à la manière d’Arcimboldo. 

     Déjà dessinée par Lewis Carroll qui avait influencé par ses « crayonnés » le travail de Sir John Tenniel chez MacMillan, Alice existait déjà « for ever » comme le premier personnage littéraire dont l’imaginaire, le langage et le regard sur le monde sont vraiment ceux d’une petite fille, dont les repères ne cessent de basculer entre l’infiniment petit et l’infiniment grand.

     Créée en 1974 avec François Ruy-Vidal, directeur de collection pour Grasset Jeunesse, l’interprétation graphique d’Alice a reçu le prix Loisirs Jeunes en 1974 et la Pomme d’Or de la Biennale de Bratislava en 1976. Pour Janine Despinette, critique littéraire partie prenante des jurys internationaux, il s’agit bien d’un livre clef de l’histoire de l’illustration en France. Formée à l’école des Beaux Arts de Saint Etienne où enseignait sa maman Lucie, Nicole explorait déjà depuis dix ans avec Bernard Bonhomme et le premier tandem Harlin Quist-Ruy-Vidal, Denis Prache pour Okapi, les arcanes d’un art de l’image transformé par les nouveaux procédés de la publicité dans les magazines Planète ou Elle.

     Avec Alice, Nicole commence à se dédier exclusivement aux livres illustrés ainsi qu’à la peinture et à la presse pour la jeunesse. Et d’emblée, elle révolutionne dans ce livre-phare les codes d’une imagerie classique, servie par la typographie élégante et novatrice, réalisée avec le studio Hollenstein. Le corps inhabituel du caractère Elzévir sépia, dans le ton des vignettes et l’utilisation d’une grande cursive pour les titres de chapitres déclinés verticalement dans les marges de gauche, dialoguent avec l’esprit et le bruit de la lettre dans les images de Nicole où les phylactères des fresques anciennes et de la bande dessinée installent une intimité avec le lecteur enfant en un raccourci très contemporain.

     Que les spécialistes de la littérature de jeunesse me pardonnent cette relecture jubilatoire des images de Nicole Claveloux pour une Alice au Pays des Merveilles considérée comme un classique du graphisme gravé dans toutes les mémoires des amoureux du livre de Jeunesse.

     Ainsi que le souligne Christian Bruel dans son ouvrage Nicole Claveloux et Compagnie, l’llustration la plus célèbre de l’artiste – celle des flamands – qui n’était qu’un simple essai, avait bien failli ne pas se retrouver dans le livre. L’émission d’un timbre en Tchécoslovaquie a rendu hommage à sa puissance visuelle et à sa modernité. Les expositions de la Bibliothèque publique d’Information au Centre Georges Pompidou : Images à la Page, Visages d’Alice et Les petites sœurs d’Alice ont installé s’il ne l’était déjà, le talent de Nicole Claveloux dans la légende.

     Nicole (née en 1940 à Saint-Etienne) connaissait le personnage Alice depuis 1952 à travers un livre « rouge » offert pour Noël, affreusement coloré mais fascinant par le texte. Elle adore l’anticonformisme de l’héroïne, s’amuse de ses métamorphoses, séduite par l’absence de moralisme et la liberté de ton et surtout par l’originalité des petites et grandes bêtes qui donnent la réplique avec aplomb à cette petite fille si proche d’eux.

     Bien sûr, les illustrations de Sir John Tenniel lui paraîtront froides et presque convenues comme d’ailleurs toutes celles qui s’en sont inspirées sans parler de l’adaptation populaire de Walt Disney, à quelques exceptions près, celles d’Arthur Rackham, de Ralph Steadman, de Lola Anglada ou de Barry Moser, dont la diffusion est restée confidentielle y compris dans leur pays d’origine. Revenons dans le paysage Carrollien de l’artiste, transfiguré à la faveur l’acte éditorial de François Ruy-Vidal.

     D’emblée, les fenêtres ouvertes sur les pages de couverture, placent le lecteur doué du don d’ubiquité, en situation de voyeurisme. Il suit le regard d’Alice et la course du Lapin Blanc vers l’univers musical des comptines, avec le Loir dans la théière, le sourire invisible du Chat de Cheshire, le bataillon des cartes à jouer et une pluie de larmes comme autant de reflets sur un autre monde en microcosme.

     Tout commence en sépia à la surface de l’eau sur la rivière Isis dans un cadre sphérique où de la bouche de Lewis Carroll s’échappe une bulle évoquant la fuite  d’Alice sur les traces du Lapin Blanc, une histoire en boucle qui commence et finit au même endroit.

     Dès lors une grammaire visuelle s’ébauche dans un découpage qui n’a rien de décoratif : la chute d’Alice et du lapin en trois plans verticaux lus simultanément pour donner l’impression du mouvement et de l’espace temps, le jeu des antipodes avec leurs bestiaires fantastiques (à la manière de la planète du Petit Prince dessinée par Saint-Exupéry).

     Nicole Claveloux  n’en finit plus de broder sur d’infimes détails qui vont retenir l’attention des enfants : une faune et une flore exubérantes en guise d’écrin pour le motif du flacon et du gâteau et ce qui s’en suit : les métamorphoses d’Alice décomposée en autant de poupées russes de la plus grande à la plus petite. Pour autant, il n’y a jamais de redondance entre le texte et l’image (les injonctions « Bois-moi » et « Mange-moi » ne figurent pas dans l’illustration).

     Nicole Claveloux va utiliser les procédés graphiques de la bande dessinée, mais aussi un jeu d’inversions subtiles sur la trame du miroir, pour rendre visibles et écrire véritablement à sa manière, les émotions.

     Ainsi la souris, en très gros plan va laisser apparaître dans ses yeux le reflet d’une Alice apeurée, tandis qu’un petit nuage révèle sa propre peur du chat…dont le nom  s’écrit en trois langues au moyen d’un cordage en forme de queue qui se tord en « éclairs de tonnerre » un contrepoint amusé au calligramme du conte – tale –  de la souris en forme de queue – tail

     L’œil, mis en valeur en gros plan, fonctionne comme le miroir et le maître de cet imaginaire. Et les jeux de mots ont pour corollaire les jeux de miroirs. Nicole Claveloux peut se permettre d’inverser alors les représentations habituelles. Le miroir des larmes est aussi l’univers marin des origines où Alice se reflète toute petite. Les animaux protagonistes de l’histoire, naissent et surnagent en chœur de cette mare joyeuse pour parlementer, chacun dans sa case…

     Les contrastes visuels induits par les changements de taille d’Alice devenue géante, génèrent des collages saisissants à partir du cadre architectural de la maison du Lapin Blanc et de son jardin à la Douanier Rousseau où les plantes apparaissent sous cloches de verre…bulles et reflets toujours !

     Bien évidemment, il était tentant pour l’artiste d’aller plus loin dans la provocation graphique avec la mise en scène du vers à soie opiomane alangui sur ses champignons dans un style psychédélique, et les jeux d’identification d’Alice en serpente au long cou, dévoratrice d’œuf de pigeon qui ne laissent pas d’inquiéter ou d’intriguer, avec la ronde des bébés changés en cochons.

     Ainsi de manière subliminale, Nicole Claveloux effleure le thème de Mélusine, la fée serpente et se délecte avec les motifs récurrent de toute son œuvre ceux de l’œuf, des bébés et des cochons.

     Chaque pleine page couleur, telle une apparition, condense les scènes clefs et les affects oniriques du texte de Lewis Carroll au point de rester à jamais gravée dans l’inconscient collectif des lecteurs. Il faut rappeler le « méli mélo » des théières, cuillers, brioches, montres molles et hauts de forme transformistes, tandis les heures égrenées sur le cadran de la montre du Lapin Blanc sont autant de tasses bues dans l’interminable partie de thé ou encore les pots de peinture rouge en action pour peindre la cour de cartes burlesque du  Roi et de la Reine de cœur tandis qu’une petite vignette évoque la hache du bourreau coupeur de têtes virtuelles. La splendeur des grands flamands roses sur fond solaire qui passent au dessus de la tête d’Alice et de son petit hérisson reste un poème visuel à l’état pur,  qui contraste avec l’extraordinaire puissance musculaire  d’un griffon pédagogue aux prises avec la tortue fantaisie dont les bulles de larmes hypocrites annoncent l’insolite classe dans la mer…autant d’images inédites dans l’iconographie carrollienne, avec en prime, un clin d’œil aux bibliothécaires, lorsque la tortue dévoile ses rayonnages de livre en patins à roulettes.

     Quant au quadrille des homards, chanté et  dessiné sous la plume du griffon enlacé à la tortue, il est une trouvaille visuelle très accordée aux rêves aquatiques de Nicole. La fin de chapitre se clôt sur la vignette d’ une soupe à la tortue où mijote un pauvre marmiton ! Et pour finir « Qui a dérobé les tartes ? » un procès baroque gourmand où le animaux jurés barbouillent péniblement leur page ou leur ardoise d’écritures truffées de fautes de sens ou d’orthographe !

     Nicole Claveloux déjà au faîte de son art, il y a trente six ans !  nous a livré une Alice intemporelle et pudique certes mais espiègle et remplie d’humour, tout entière immergée dans son imaginaire graphique au service du langage dans le respect d’un texte qui garde à jamais son mystère. Les clefs en sont peut-être données par la dernière pièce à conviction- en vers- du  Procès royal  lue par le Lapin Blanc (alter ego de Lewis Carroll) :

  » Ne lui avouez pas à lui qu’elle les aime,

  Car tout ceci sans doute devrait demeurer

  Du reste des humains à jamais ignoré,

  Un secret, un secret entre vous et moi-même « 

     Pour conclure, en assumant ce coup de cœur graphique, fondateur d’une littérature visuelle ouverte à toutes les classes d’âge, il m’est impossible de ne pas associer à cet hommage le photographe bibliophile Pierre Pitrou, partenaire concepteur des expositions de la Bibliothèque publique d’Information du Centre G. Pompidou ouvert au public en 1978.  Les éditions Gallimard nous avaient accompagnés dans l’aventure des Visages d’Alice en 1983 et d’Images à la Page en 1984, avec un clip de François Vié L’album en plein boum. Les éditions Syros avaient réalisé le catalogue de l’exposition présentée en 1983 à la Biblliothèque des enfants : Les Petites sœurs d’Alice dessinées par Nicole Claveloux pour Manuelle Damamme.

     De nombreux reportages photographiques avaient été réalisés autour des grands noms de l’illustration contemporaine – une expérience unique qui nous avait notamment conduits à explorer l’origine des « visages d’Alice » à Christ Church collège et au Musée de Lewis Carroll dans la ville natale de Charles L. Dodgson à Guildford.

     Entre tous les illustrateurs contemporains d’Alice, Nicole Claveloux nous a révélé dans sa grande modestie, une incroyable affinité intime et littéraire avec son héroïne aux prises avec le langage et aux lapsus – freudiens – dans son rapport au monde.

     Les Métamorphoses d’Ovide et de Kafka, les monologues intérieurs de  Proust, et Virginia Woolf, mais aussi les jeux de mots de Bobby Lapointe ! les peintures de Jérôme Bosch, Cranach, Bruegel l’Ancien entre beaucoup d’autres grands modèles de référence, font partie de son paysage intérieur et renforcent une approche incisive, sans complaisance du territoire éditorial d’une littérature de jeunesse par trop aseptisée.

     Nicole Claveloux prend l’enfant au sérieux. Pour elle, le grand jeu d’Alice  est une traversée de tous les dangers,  elle exorcise ses peurs par  le langage et l’empathie avec des créatures animales, fragiles, différentes, qui l’aident à grandir dans une jubilation imaginaire, où les adultes n’ont pas le beau rôle (à l’exception du « Vieux père Guillaume » récité par Alice au Vers à soie (Lewis Carroll ?).  Il n’est que de décrypter l’épilogue  de la déposition d’Alice (chapitre 12) dont la modernité ne nous échappera pas !

 – La condamnation d’abord, le jugement ensuite, s’écria la Reine.

– Mais c’est de la bêtise dit alors Alice, condamner avant de juger, a-t-on idée de cela ?

– Qu’on lui tranche la tête, s’écria la Reine. 

– Mais qui se soucie de vos ordres ? dit Alice qui, maintenant avait retrouvé toute sa taille,  vous n’êtes qu’un jeu de cartes ! 

     Henri Wallon et Marc Soriano avaient insisté sur la valeur de tels mythes pédagogiques fonctionnant comme un formidable légo, pour la structuration de la personnalité de l’enfant.

     Pour conclure on dira que l’extraordinaire réservoir d’images de Nicole Claveloux pour Alice, ne pouvait que sublimer et enrichir ce processus dans une liberté regards et l’intelligence de la parole libre d’une petite fille rendue visible pour la première fois dans l’histoire de la litérature.

(version longue de la carte blanche parue dans le numéro 2 des Cahiers du CRILJ – novembre 2010)

 

Visages d’Alice. Exposition 1983. Bibliothèque publique d’Information du Centre Georges Pompidou. Livre-catalogue préfacé par Jean Gattegno sous la Christiane Abbadie-Clerc et Pierre Pitrou avec des textes de Christiane Abbadie-Clerc, Pierre Pitrou, Janine Despinette, Peter Roegiers. Gallimard, 1983.

Les petites sœurs d’Alice. Exposition 1983 Bibliothèque des Enfants de la Bpi au Centre Georges Pompidou. Livre Catalogue de Nicole Claveloux et Manuelle Dammame. Syros (Petits Carnets), 1983.

Images à la Page. Exposition 1984. Bibliothèque publique d’information du Centre Georges Pompidou. Livre catalogue. Pref et textes  Christiane Abbadie-Clerc, François Vié, Patrick Roegiers avec les créateurs d’images. Crédits photos Pierre Pitrou. Gallimard, 1984.

Une Odyssée dans les images. Exposition 1991. Salon du Livre de Bordeaux et Bibbliothèque Publique d’information. Préface et textes de Christiane Abbadie-Clerc avec Janine Despinette, Jean-Luc Peyroutet. Imprimeur Balauze et Marcombe.

Nicole Claveloux et Compagnie.  Exposition 1995. Maison du livre de l’image et du Son. Villeurbanne. Concepteur et auteur du catalogue : Christian Bruel. Le Sourire qui mord, 1995.

Nicole Claveloux. Sevilla 89. directeur artistique: Pedro Tabernero. Fundation Luis Cernuda, 1992.

         claveloux

Christiane Abbadie-Clerc travailla à la Bibliothèque Publique d’Information du Centre Georges Pompidou dès les années de préfiguration. Elle y créa et y anima la Bibliothèque des Enfants puis la salle d’Actualité Jeunesse et l’Observatoire Hypermedias. A noter l’ouvrage Mythes, traduction et création. La littérature de jeunesse en Europe (Bibliothèque publique d’information/Centre Georges Pompidou 1997), actes d’un colloque qu’elle organisa en hommage à Marc Soriano. Ayant dirigé, de 1999 à 2004, la Bibliothèque Intercommunale Pau-Pyrénées, elle est actuellement chargée de mission pour le Patrimoine Pyrénéen à la DRAC Aquitaine et s’investit à divers titres, notamment en matière de formation (accueil, accessibilité, animation), sur la question des handicaps. Elle est, depuis fort longtemps, administratrice du CRILJ.

 

 

Pierre Marchand

  .  

 .

Pierre Marchand vient de nous quitter prématurément à 62 ans. J’éprouve beaucoup de chagrin en écrivivant ces lignes qui concernent aussi bien l’ami très cher que l’éditeur incomparable qu’il fut.

     Car cet homme autodidacte, né dans un milieu très modeste, cet homme d’humeur, appartenait à l’espèce des créateurs. Il a en effet, dans le cadre de Gallimard Jeunesse qu’il dirigea de longues années, inventé des livres pour les enfants, des plus petits au plus grands, qui ne ressemblaient à rien de ce qui avait été fait jusque là pour la jeunesse. Il refusait d’infantiliser l’enfance, il la prenait au sérieux et avait compris que tout tenait dans la qualité des textes, dans la qualité des images et, surtout, dans une dialectique entre l’écrit et l’image. Pour lui, l’image n’est pas seulement illustration, elle partage avec le texte toute la sémantique d’un album ou d’un livre. Il avait l’art de conduire les auteurs écrivains et artistes à travailler dans le même sens. J’en ai fait personnellement l’expérience avec plusieurs ouvrages publiés chez Gallimard sous sa direction. Sans intervenir en quoi que ce soit dans notre travail, il savait tirer le meilleur de nous-même et je lui dois d’avoir appris que la clarté, la simplicité ne sont jamais des réductions « pour les enfants » mais le moteur de propositions neuves pour la raison comme pour l’imaginaire.

     Il aimait la poésie et loin de considérer comme un art la « poésie pour enfants », faisait confiance aux poètes, ceux qu’il aimait, ceux que nous aimions, des anciens aux plus modernes. Je lui suis reconnaissant d’avoir su que cet « autre langage » qu’est la poésie, les enfants la saisissait pour peu qu’on leur propose, dans son opacité et son pouvoir, de « tout dire ».

     Et puis il a créé la plus fabuleuse des encyclopédies, Gallimard Jeunesse. J’ai réalisé trois ouvrages pour cette collection, traduite dans une trentaine de langues. Lorsque je lui avais proposé l’ouvrage sur l’histoire des écritures, il me demanda un projet. En bon universitaire, je lui apportai un manuscrit de 400 pages.

     Je me souviens de son rire homérique. Il fallait réduire ce texte complexe en une conquantaine de pages, scientifiquement exactes, clairement exposées et en rapports constants et complémentaires avec l’iconographie. Ce fut un énorme travail dont je remercie Pierre. Il venait de m’apprendre « l’impératif de l’essentiel ».

    Toute son équipe peut en témoigner : il n’était pas tous les jours facile de travailler avec lui ; mais son exigence conduisait aux résultats que l’on connait.

     Enfin, je ne saurais oublier l’ami incomparable : affectueux, tendre et timide, marin expérimenté, il savait que j’aimais la mer en poète et que la navigation n’était pas mon fort ; il se moquait gentiment de ce « piéton du vent » que j’étais à ses yeux. Et surtout notre amitié n’était ni « langagière » ni démonstrative, mais conteuse. Jusqu’à la fin il m’a envoyé de petits messages par téléphone et, il y a peu, un album qu’il venait de produire chez Hachette sur les jardins zen. Image et message de la perfection silencieuse d’un homme qui respectait assez l’enfance et l’amitié pour s’effacer derrière ce qu’il offrait de nouveaux à nos regards d’enfants et d’hommes.

 ( texte paru dans le n° 74 – juin 2002 – du bulletin du CRILJ )

   gallimard

Né le 17 novembre 1939 à Bouin, petit port de la baie de Bourgneuf (Loire-Atlantique), en pays chouan. Pierre Marchand fit de brèves études au collège Amiral Merveilleux du Vignaux, aux Sables-d’Olonne. Sur le chemin de l’établissement, une librairie qui propose les premiers livres de poche et ses exceptionnelles couvertures. Entre comme courantin puis mousse aux chantiers maritimes Dubigeon à Nantes. Devient, à Paris, apprenti-typographe à l’imprimerie Blanchard. Algérie pour 27 mois et 27 jours, entre 1959 et 1961. Vendeur d’aspirateurs, magasinier, puis entrée  aux éditions Fleurus. « J’emballe les livres et les livres m’emballent. » Neuf ans plus tard, Pierre Marchand quitte la maison, quoique désormais à la direction, et crée, avec Jean-Olivier Héron, le mensuel Voiles et Voiliers. Dettes que les deux amis épongent en entrant chez Gallimard avec un projet d’édition d’édition pour la jeunesse accepté aussi par Nathan et Hachette. On connait, entre autres créations, les collections 1000 soleils, Folio Junior, Cadet et Benjamin, Enfantimages, Les Yeux de la découverte, Les premières découvertes, Découvertes Junior. Le catalogue accueillera un temps Christian Bruel et Le Sourire qui mord. Pour les adultes, les innovants Guides (touristiques) Gallimard. « Bien des années plus tard, début 1999, j’entre chez Hachette pour y honorer un contrat proposé par Bernard de Fallois vingt-sept ans auparavant et que je n’avais pas signé. »