Albertine à Moulins

 

 

 

Une illustratrice croque les Moulinois

« Sacha et Emma regardent d’un air attentif la longue fresque de 7,50 mètres à l’Hôtel de ville. Ces deux pitchounes ont compris, quelques secondes plus tard, que leur propre portrait se dessinait au fur et à mesure sur la fresque, devant leurs yeux curieux et émerveillés. Munie de trois feutres, l’artiste suisse Albertine a réalisé une fresque de Moulinois. Peu de temps lui ont suffi pour représenter, fidèlement, les attitudes des passants. « Les traits rouge et bleu représentent ce que j’observe et ce que les personnes me confient. C’est souvent très court, comme : « J’ai 8 ans » ou « Je suis professeur de mathématiques ». Quant au stylo noir, il représente mon imaginaire. Par exemple, à côté d’un monsieur, j’ai dessiné une Vénus ». Impossible pour les passants de ne pas s’arrêter regarder les mystérieux personnages représentés, allant de « Monsieur Inconnu » à l’érudit moulinois André Recoules, qui ont eu, eux aussi, la curiosité de s’arrêter devant cette imposante fresque en papier, avant de s’y retrouver dessiné. »

( par Marjorie Ansion – La Montagne – 1ier octobre 2017 )

( photographies : André Delobel et Françoise Lagarde )

 

Albertine est née en 1967 à Dardagny en Suisse. Elle a suivi les cours de l’Ecole des Arts décoratifs de Genève et ceux de l’Ecole supérieure d’Art Visuel de Genève. En 1990, elle commence ses activités professionnelles et artistiques (sérigraphie, illustration) et, en 1991, travaille en tant qu’illustratrice de presse (L’Hebdo, Le nouveau Quotidien, Femina, Bilan, etc). Elle dessine, selon les jours, avec un Rotring, une plume à bec, des mélanges de couleurs sur une assiette blanche. Elle dessine sur des grandes feuilles ou dans des petits carnets. Elle dessine, c’est une nécessité. Elle aime la solitude, les comédies musicales des années 1950, Saul Steinberg, les fringues particulières, la beauté de Mary Pickford, les visites des musées et des cimetières. « Le dessin est un champ d’expérimentation inépuisable. Ainsi, un dessin ne doit jamais ressembler aux précédents, il s’efforce cependant de tous les contenir. » Depuis 1996, elle enseigne l’illustration et la sérigraphie à la Haute Ecole d’art et de design à Genève. Elle aime collaborer avec l’auteur Germano Zullo avec qui elle a reçu le Prix Sorcières 2011 pour Les oiseaux. « Ensemble, nous faisons un jeu sérieux. Le jeu de raconter des histoires. » Autres prix : la Pomme d’Or de Bratislava 1999 pour Marta et la bicyclette, le Prix jeunesse et médias 2009 pour La Rumeur de Venise, le New-York Times Best Award, en 2012, à nouveau pour Les oiseaux, et le prix Bologna ragazzi de la foire internationale du livre de Bologne pour Mon tout petit. « Je suis de plus en plus dans l’autocensure. Le durcissement moral de la société actuelle parvient à prendre possession de ma conscience, et je me pose des questions que je ne me posais pas il y a dix ans. Suis-je libre de montrer cela ? Quel est mon intérêt à le faire ? On en vient à anticiper les craintes et les fantasmes des autres, et il n’y a rien de pire. On pense que le dessin est quelque chose de simple, d’aléatoire, alors que c’est une réflexion, un regard, dix brouillons, trois propositions, deux retouches. C’est douze heures par jour à se bousiller le dos, un engagement total du corps et de la conscience. Il faut se bagarrer pour cette liberté de l’image, pour qu’un dessin puisse continuer d’être perçu par le plus de gens possible, qui peuvent l’interpréter comme ils veulent. Je crois à la multitude des lectures. »

 

 

 

 

Carll Cneut à Moulins

Ce dialogue entre Carll Cneut et Emmanuelle Martinat-Dupré, responsable scientifique du Musée de l’illustration jeunesse de Moulins (mij) et commissaire de l’exposition Carll Cneut, exubérances et beauté, s’est déroulé le samedi 30 septembre 2017, lors des journées professionnelles de la quatrième Biennale des illustrateurs de Moulins.

propos retranscrits par Béatrice Chaubard

. Emmanuelle Martinat-Dupré – Bonjour Carll. Tu es déjà venu à Moulins, cet été, à l’occasion de l’inauguration de ton exposition, tu nous fais la joie de revenir pour la Biennale. Merci ! Tu n’as toujours pas eu le temps de visiter les richesses de Moulins et, notamment, à la cathédrale, le magnifique triptyque du maître de Moulins qu’on attribue à Jean Hay, d’origine flamande. Moulins avait donc déjà le maître de Moulins et, avec nous aujourd’hui, nous avons l’honneur d’avoir le maître de Gand… Lucie Cauwe, qui a gentiment accepté d’écrire un texte pour le catalogue de l’exposition, dit qu’ « avant toi, on n’a jamais connu d’artistes proposant de telles images aux enfants, à savoir des images baroques, rigoureuses, sensuelles et mystérieuses. » De manière plus légère pour démarrer cet entretien, tu dis dans une interview qu’Alex le personnage de l’album Monstre ne me mange pas ! c’est un peu toi. Tu peux nous en dire plus ?

   Carll Cneut : Oui, effectivement, c’est un peu ça parce que je mange beaucoup. Et ma plus grande angoisse dans la vie, c’est de me retrouver sans rien à manger ! Quand je voyage, dans ma valise, il y a toujours quelque chose à manger au cas où, à mon arrivée, tous les restaurants et magasins seraient fermés.

. Tu es né et tu as grandi à la frontière entre la France et la Belgique. Tu as fait tes études de graphisme à l’Institut des Beaux Arts de Saint-Luc. Quand tu étais petit, il paraît que tu te voyais pâtissier, fleuriste ou artiste de cirque ?

    Pâtissier surtout ! Je suis un fils de fermier. Mes parents souhaitaient que je fasse des études de droit pour devenir avocat. D’ailleurs je devais étudier le latin-grec pour être préparé à ces études. Tous les deux ans, pendant la scolarité, on nous faisait passer des tests pour préparer notre avenir et, de cette batterie de tests, se dégageait toujours pour moi le métier de fleuriste. Je suppose que c’était le seul métier un peu artistique qui était inscrit dans ce logiciel préhistorique et je me souviens que ma mère était furieuse de ces résultats. Pour moi, cela a toujours été clair que je voulais m’orienter vers quelque chose de créatif mais, comme je suis le fils d’un agriculteur, c’était très loin de mes origines et donc difficile à envisager pour moi et mes parents.

. Ceci dit, ce métier de fleuriste nous renvoie à certains de tes ouvrages où les fleurs sont très présentes. Mais l’amour de l’histoire de l’art, c’est venu d’où ? Il semblerait que les pâtes y soient pour quelque chose !

    Dans le village où je vivais, à 15 kms de la frontière française, il ne se passait pas grand-chose. C’était un coin perdu. De plus, j’ai perdu mon père à l’âge de 7 ans. Par contre, j’avais une tante qui vivait à Bruges. Comme elle n’avait pas d’enfants, elle venait le week-end aider ma mère. Un jour, elle est arrivée avec des spaghettis que nous ne connaissions pas chez nous. Sur la boîte, il y avait des points à collectionner qu’on devait coller sur une  feuille et, une fois atteint le nombre de 40 points, on recevait un cahier avec 4 reproductions d’œuvres d’art. Je me souviens encore de ce premier cahier qui m’a ouvert les yeux sur la peinture car, jusque-là, la peinture pour moi ça se cantonnait à des fruits ou des fleurs, parfois des paysages et là je découvrais qu’on pouvait peindre des têtes de morts, des squelettes… C’est un moment qui a déterminé ma vie.

. Tu parlais de la disparition de ton papa. Dans le film que l’on peut visionner sur le lieu de l’exposition, tu en parles aussi et on remarque aussi l’influence de Mickey Mouse. J’aimerais que tu nous dises en quoi cet évènement majeur de ta vie d’enfant et ce personnage de dessin animé ont contribué à l’artiste que tu es aujourd’hui.

    Quand j’étais petit, il y avait un rituel au moment du coucher. Une fois couché, je me relevais, je dessinais un Mickey Mouse avec mon père sur la table de la cuisine et j’allais me recoucher. Comme mon père est mort à l’âge de 36 ans et que je n’avais alors que 7 ans, il me reste peu de souvenirs de lui mais ce moment restera pour toujours gravé dans ma mémoire.

. Tu étais destiné à une profession sérieuse, en fait tu fais des études de graphisme à l’Institut Saint-Luc et tu deviens chef de produit dans une agence de publicité. Tu arrives à l’illustration par hasard.

     Oui, en effet. Après mes études à Gand, j’ai fait l’armée puis j’ai travaillé pour de grandes agences car je voulais être un « homme avec un costume cravate ». J’ai même travaillé pour une marque de produits surgelés en Russie. A Gand, ma voisine travaillait pour une revue féministe. Un soir, elle est venue sonner à ma porte et elle m’a sollicité dans l’urgence pour remplacer un illustrateur car la revue devait être tirée le lendemain, je crois. J’étais hésitant mais je l’ai fait pour lui faire plaisir. Elle a été contente du résultat et m’a sollicité ainsi trois fois. La dernière fois, j’ai reçu un coup de fil du directeur de ce magazine qui me donnait rendez-vous pour me parler. Je suis parti à Anvers et je pensais qu’il allait me remercier et me féliciter pour mes dessins. Mais, quand je suis arrivé là-bas, dans une grande salle où il n’y avait que des femmes, le seul homme, lui, s’est mis à m’engueuler en me disant que mes dessins étaient moches et je n’étais pas gentil avec les femmes. Le lendemain, en écoutant la radio, j’ai appris que cet homme était décédé le jour même d’une crise cardiaque. Je me sentais un peu coupable mais, en discutant avec mon médecin, il m’a dit que souvent les gens qui vont faire une crise cardiaque peuvent se montrer agressifs. Donc ce n’est pas ma faute !

    J’ai continué à travailler pour des agences et pour Canal Plus et un jour en travaillant sur une campagne pour Canal avec la responsable, une des illustrations que j’avais faites pour cette revue est tombée de mon portfolio. La dame s’en est saisie, m’a demandé des précisions et m’a tout de suite dit que son frère travaillait dans une maison d’édition pour la jeunesse et que je devrais lui proposer une illustration. Cette idée ne me plaisait pas du tout mais, le soir même, ce monsieur par fax m’envoyait un poème à illustrer à destination des enfants. Je me suis mis à dessiner des enfants avec de grands yeux et de grandes oreilles et je l’ai envoyée à l’éditeur qui l’a retenu pour la 4ème de couverture. Le lendemain de la parution, j’ai reçu un coup de fil de l’auteur du texte me disant qu’il trouvait le dessin très moche. Un peu plus tard, je reçois de nouveau un poème de cet auteur, je fais le dessin, je l’envoie et je reçois de nouveau un appel de l’auteur me disant que c’était encore pire ! Le scénario se reproduit et là je décide de faire deux dessins, un pour les enfants et un qui représentait ce que moi j’avais envie de dire à propos du texte. En me disant que, suivant le choix qui serait fait, soit je continuais soit j’arrêtais de travailler pour cette maison d’édition. Heureusement c’est le dessin qui  « était vraiment le mien » qui a été retenu. Le lendemain, je recevais un mot de l’auteur me disant non seulement qu’il trouvait le dessin magnifique mais aussi qu’il souhaitait que nous fassions un livre ensemble.

. Le premier livre qui te met le pied à l’étrier de l’édition jeunesse c’est Sacrée Zoé !

     Non, c’est plutôt Willy. En faisant ce livre avec Geert de Kockere avec lequel j’avais déjà travaillé, je me suis rendu compte que tous les morceaux s’agençaient très bien, que je prenais du plaisir à ce travail d’illustration.

. Je voudrais que tu nous parles maintenant de l’évolution de ton travail. Quel parcours quand on voit le chemin parcouru entre la couverture de Sacrée Zoé ! et le foisonnement de couleurs de tes derniers albums ! On va donc parler de tes influences. Il y en a que tu revendiques comme les primitifs flamands. Avec Margot la folle, que tu as fait avec Geert de Kockoere, il y a une vraie citation à Brueghel, à un de ces tableaux très énigmatiques dont les interprétations dans le temps sont restées très diverses. Comment, quand on est illustrateur, mais aussi auteur d’ailleurs, peut-on s’attaquer à un tableau aussi étrange ?

    C’est un tableau très connu en Flandre. A l’école, on étudie beaucoup les œuvres de Brueghel et notamment celle-là. Donc je la connaissais bien sans avoir, par ailleurs, une interprétation parce qu’elle fait partie du patrimoine flamand. Un jour, j’étais en dédicaces avec mon ami Geert et on plaisantait sur l’influence qu’on me prêtait à Chagall alors que je ne la reconnais pas. Alors on s’est dit, il faudrait peut-être faire un livre qui fasse écho à mes influences, celles que je revendique, à savoir les peintres flamands. Geert a choisi ce tableau Margot la folle. Pour moi, la difficulté a été à la fois de garder la distance par rapport à ce tableau qui fait vraiment partie de mon patrimoine personnel mais de ne pas m’en éloigner trop non plus pour que le lecteur reconnaisse la citation.

. Dans cette œuvre, vous vous attaquez à une œuvre d’art, à une dimension politique. Mais il y a aussi ce parti-pris éditorial qui propose une couverture noire. C’est décidé par qui ?

    Par moi ! Mais cela n’a pas été facile car certains éditeurs allemands et italiens notamment, n’étaient pas d’accord. Ils trouvaient ce livre destructif et, en Italie, on m’a même reproché de faire un livre qui parle de religion. A moment donné, je m’attendais même à un coup de fil du pape !

. On va parler quand même de tes éditeurs et de tes relations avec eux. Jusqu’où t’autorises-tu à aller pour faire accepter tes exigences ?

    Avec mon éditeur flamand, je fais ce que je veux. J’ai démarré avec cette maison d’édition quand elle était encore toute petite. Personne n’avait trop le temps de nous guider donc j’ai avancé tout seul et maintenant je dispose d’une grande liberté chez eux. J’ai un contrat avec mon éditrice qui n’habite pas très loin de chez moi. Elle sait qu’il y a toujours un moment de panique pendant l’élaboration d’un livre et, dans ce cas, elle vient chez moi pour me rassurer et son passage me permet de continuer. On se connaît depuis plus de vingt ans, on est devenus amis et elle a un profond respect de mon travail.

. On va continuer sur les influences. Mais aussi sur tes techniques d’illustration et tes couleurs. On dit de toi qu’il y a un « rouge Carll Cneut ». Par rapport aux peintres flamands, on s’aperçoit qu’ils ont une façon très particulière d’utiliser la peinture à l’huile avec des couches successives. Toi, tu vas jusqu’à combien de couches successives d’acrylique ?

    Oui, de temps en temps j’aime bien montrer vraiment ces influences flamandes. Pour ce qui est des successions de couches, cela dépend de la couleur finale que je veux obtenir. Pour le blanc, ça peut aller jusqu’à quatre couches, le jaune ça peut être huit à neuf couches. Le jaune, c’est la couleur que je retravaille le plus.

. Et puis tu as des petits secrets de fabrication comme l’adjonction de café et d’huile d’olive…

    Parfois, je fais un peu n’importe quoi pour voir où cela m’amène. Par exemple pour un travail sur l’ombre et la lumière, je suis parti du foncé vers le clair par couches successives. Mais, comme j’ai toujours envie de me renouveler, parfois je vais dans ma cuisine et je cherche quelque chose à mélanger pour faire des expériences. Par exemple quand on ajoute de l’huile d’olive à de l’acrylique, les deux se repoussent. Quand cela a séché le lendemain, on obtient une brillance intéressante notamment dans le drapé des tissus, créée par l’huile qui est remontée à la surface.

    En fait, pour revenir un peu en arrière, comme je ne me destinais pas au départ à l’illustration et que je n’avais pas écouté avec attention les cours sur la couleur pendant ma formation, j’ai dû beaucoup expérimenter. Je ne connaissais pas bien la matière, j’avais l’impression de ne pas trop savoir dessiner. Cela m’a amené au départ vers un style très graphique dans mes premiers albums. Mais, au fil du temps, comme je dessine et je peins tous les jours, j’ai appris à travailler la matière et à mieux dessiner, même si je ne me considère pas encore comme un grand dessinateur. Mais j’ai fini par trouver ma propre technique d’illustration qui me permet aujourd’hui de dessiner à peu près tout ce que je veux.

. Pour effectivement parler de ton style d’illustration, on remarque que tes personnages sont toujours de profil …

    Cette histoire de profil, c’est venu effectivement de mes limites au départ mais aujourd’hui, de temps en temps, j’inscris un personnage de face pour montrer que je suis capable ! En Flandre, il y a eu pas mal d’articles sur le sujet. Certains ont été surpris par cela car c’était nouveau, d’autres, au contraire, pensaient que ces personnages de profil permettaient davantage aux lecteurs de se projeter dans l’histoire. Au cours des ateliers menés avec les enfants, aucun ne m’a jamais posé la question sur ce sujet. Il me semble que le profil permet davantage au lecteur de faire un effort pour s’identifier et comprendre le personnage.

. Toi, tu aimes donc laisser sa place au lecteur …

    Oui, cela me paraît très important. Par exemple, dans Willy, sur la première page, on voit juste quelques éléments dans l’illustration qui ne permettent pas de savoir qu’il s’agit d’un éléphant. Et le texte sur la page d’en face est minimaliste. Cela permet à chaque enfant d’interpréter l’image, de commencer à faire fonctionner l’imaginaire.

. Que pourrais-tu nous dire sur la réitération d’un motif d’un album à l’autre ? Est-ce volontaire, prémédité ?

    Oui, je pense notamment à la réédition de La fée sorcière, que j’ai voulue à l’occasion de mes vingt ans d’illustration. Il me semblait intéressant d’insérer des motifs d’autres albums pour faire un peu lien entre mes livres et justement marquer ces vingt ans d’illustration.

. On n’a pas encore parlé de tes cadrages et de la façon dont tes personnages paraissent en lévitation ou bien de passage. Ils apparaissent et disparaissent. Tu as en fait des cadrages très particuliers et parfois des rapports d’échelle. Est-ce que ce sont des choses calculées ?

    Non. Je travaille assez intuitivement. Mais en même temps je passe aussi beaucoup de temps à faire des croquis, à construire des maquettes. Au début, mon travail était plus cérébral, mais maintenant, c’est beaucoup plus intuitif. Une forme de maturation sans doute.

. Revenons à La Fée sorcière. Il y a beaucoup de rose dans cette seconde édition de l’album. Est-ce que tu voulais poser la question du genre dans cet album ? Pour ceux qui ne connaissent pas l’album, il s’agit de l’histoire d’une petite fée qui n’a justement pas envie de respecter les codes qu’on lui impose et voudrait aller expérimenter autre chose, d’autres activités, d’autres mondes. Est-ce que cette question du genre a été présente dans tes choix d’illustrateur ?

    Non, pas du tout, je trouve que cette question devient très lourde aujourd’hui.

. En France, dans le monde de la littérature de jeunesse, cette question est très présente. Il y a même une maison d’édition qui s’est spécialisée sur ces questions pour faire réfléchir les enfants aux stéréotypes et leur permettre de mieux s’en éloigner. Mais je vois que cette question n’est pas centrale pour toi ! Donc, revenons à La fée Sorcière. Pourrais-tu nous dire comment tu t’y es pris pour cette seconde édition car c’est plutôt rare de refaire différemment le même livre, la même histoire ? Sacré défi !

    La vérité, je crois, c’est que je voulais montrer que je dessinais un peu mieux. Cet album a été très important dans ma carrière qui m’a ouvert la porte vers d’autres pays, des traductions. Je voulais comme je vous le disais marquer ces vingt ans d’illustration et ce livre était un peu une synthèse de mon travail d’illustration pendant toutes ces années.

. Effectivement, comme tu le dis, c’est la première version de ce livre qui t’a fait connaître dans les pays francophones mais aussi ailleurs. Il y en a un autre aujourd’hui, c’est La volière dorée. C’est une véritable aventure textuelle et visuelle. Tu dis que parfois des auteurs t’envoient un texte et que cela ne te met pas toujours très à l’aise car tu sens une attente très forte.

     Oui, je crains beaucoup quand des auteurs m’envoient un texte en précisant « Je l’ai écrit pour toi ». Cela a pour conséquence de créer un stress. Mais dans le cas de La volière dorée, ce n’est pas du tout cela. Je suis tout de suite tombé amoureux de cette histoire.

. Dans cet ouvrage, il me paraît important de parler aussi de la mise en page et de la typographie mais aussi de ton écriture que l’on découvre et qu’on a voulu mettre en avant dans l’exposition. C’est ton choix ?

    Oui.. mais, par contre au départ, je ne m’étais pas rendue compte que je devrais l’écrire dans des langues différentes. La version polonaise, par exemple, m’a pris des jours et des jours.

. C’est un livre qui est bien reçu à l’étranger ?

    Oui, mais il est encore peu traduit. Et puis, dans certains pays, certains éditeurs voudraient transformer le texte. Mais les enfants l’aiment beaucoup et c’est là l’essentiel.

. Ce livre revêt pour nous une grande importance car c’est de ce livre qu’est partie l’idée de cette exposition. Mais je sais que tu réalises de plus en plus d’expositions. Et tu joues particulièrement le jeu puisque tu encadres tes œuvres. Pourquoi les encadres-tu car cela leur donne un statut particulier. Tu vas chercher dans des brocantes des cadres dorées, noirs, en fonction de tes tableaux, de tes illustrations

   L’idée est venue de l’exposition à Gand car je voulais donner plus d’ampleur. Du coup, on a cherché des cadres qui mettraient le mieux en valeur les illustrations. Et une fois encadré, l’original a une autre force.

 . Quelques mots sur l’oiseau bleu dans Le secret du chant du rossignol, avant de terminer cet entretien ?

    C’est bizarre parce que, dans ce livre, on ne voit qu’une fois un oiseau et pourtant on me considère comme un spécialiste des oiseaux. On m’invite dans des conférences d’ornithologues et on m’a même demandé de travailler pour une marque de soutien-gorge ce que j’ai refusé !

. Tu prends beaucoup de photos pour témoigner de la vie d’un illustrateur, pour démontrer aussi que les illustrateurs ne sont pas des paresseux qui se contentent de dessiner à leur table quand ça leur chante mais bien plus que ça. C’est en fait un témoignage sur la vie d’un artiste.

    Pendant deux ans, j’ai pris tous les jours une photo montrant où j’étais, ce que je faisais. Souvent dans les représentations des gens il y a cette idée qu’un illustrateur se lève à 10 heures, puis reste deux heures en peignoir… Ces photos révèlent que l’on voyage beaucoup, qu’on se lève tôt…

. Ce matin, tu nous as tenus des propos très émouvants sur ta rencontre avec Anthony Browne…

     C’est un moment très important dans ma carrière. Je l’ai rencontré hier mais je l’avais déjà rencontré il y a une quinzaine d’années, à Londres, où je travaillais sur un livre. Arrive à moment donné, dans les bureaux de la maison d’édition, cette grande star de la littérature. Et j’ai trouvé ce grand monsieur si gentil, si sympathique que cela a un peu changé ma vie et j’ai décidé à partir de ce jour d’être toujours gentil avec les gens !

. Toi aussi, Carll, tu sais être très gentil et sympathique et tu nous l’as bien montré ce matin. Tu as à ton actif une quantité conséquente d’albums et d’illustrations de romans, dont plusieurs ont été récompensés. Et nous allons faire un vœu, tu es candidat, je crois, au Prix Andersen ou au prix Astrid Lindgren. Nous te souhaitons de tout cœur que ce vœu soit exhaussé et que tu obtiennes ce prix un jour prochain car tu es vraiment un artiste hors pair.

    Moi aussi, je le souhaite pour le Prix, bien sûr, mais aussi pour le chèque qui va avec …

(transcription : février-mars 2018)

Bibliographie sélective ici.

Adhérente du CRILJ depuis deux ans, Béatrice Chaubard est bibliothécaire, travaillant actuellement à la Médiathèque de Chailloux (Haute Garonne). Elle s’est beaucoup investi dans les activités de la section Midi-Pyrénées de l’association, recevant notamment Anne Brouillard en 2015. Apportant sa collaboration, en décembre 2016, à la formation à propos du théâtre contemporain pour la jeunesse, elle a, par la suite, dans le droit fil de l’éducation populaire, accompagné des habitants de sa commune au théâtre, à Toulouse. Béatrice Chaubard est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » du CRILJ à l’occasion de la quatrième Biennale des illustrateurs de Moulins.

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Photo du bas  : André Delobel

Anthony Browne à Moulins

 

 

Anthony Browne parle de son œuvre avec Isabel Finkenstaedt

 par Sabrina Moreau

    C’était la première année que je me rendais à la Biennale des illustrateurs de Moulins. Un pur bonheur. Que de rencontres, que de découvertes, que d’échanges ! J’en suis repartie riche de toutes les images vues dans les expositions, pleine de projets de lectures à faire découvrir à nos petits lecteurs et heureuse d’avoir rencontré tant d’auteurs et illustrateurs si touchants.

     La rencontre avec Anthony Browne était la rencontre inaugurale de ce week-end. Ce fut très émouvant de pouvoir mettre un visage et une voix sur l’auteur de tant d’albums lus à des classes. Voici une retranscription de cette rencontre où Anthony Browne était accompagné d’Isabel Finkenstaedt, son éditrice chez Kaléidoscope.

    Lorsqu’Anthony Browne avait cinq ans, il inventa un jeu avec son frère. Ce jeu était très simple : une première personne dessine une forme, la seconde personne la regarde, se demande ce que cette forme lui rappelle et la transforme en autre chose. C’est un jeu auquel tous les enfants jouent finalement. Pour Anthony Browne, chaque travail de création est basé sur ce jeu. « Quand les enfants me demandent d’où viennent mes idées, je leur dis qu’elles viennent de partout. Il n’existe que sept formes d’intrigues pour une histoire et, donc, chaque histoire trouve sa source dans une autre histoire. »

LE JEU DES FORMES

    Quand Anthony Brown rencontre des classes, il présente aux élèves un de ses dessins réalisé lorsqu’il était petit pour leur montrer que ses dessins d’enfant sont les mêmes que les leurs. Même si ce dessin paraît étrange, il y a une relation avec le jeu des formes. Ces jambes qui marchent avec la tête de pirate qui sort d’une chaussure et les jambes de deux pirates qui se faufilent dans le short, c’est le début d’une histoire où les jambes deviennent les mâts d’un bateau de pirate.

    Ensuite, il présente aux enfants la photographie d’une sculpture de Picasso représentant un babouin qui porte un enfant. La plupart répondent que les pieds du babouin sont en fait des mains puis il montre la tête et là ils se rendent comptent que c’est un jouet d’enfant. Pour Anthony Browne, c’est l’exemple même de la transformation qui devient une œuvre d’art

    Une œuvre de Max Ernst représentant un silo à grains en Afrique transformé en éléphant étrange (L’Éléphant de Célèbes, 1921) a inspiré l’album Les tableaux de Marcel, où Marcel joue au jeu des formes avec les tableaux. Anthony Browne voulait, pour ce livre, utiliser les tableaux de Max Ernst mais ce ne fut pas possible pour une question de droit. « Dans Les tableaux de Marcel, chaque image raconte une histoire ».

LE SOUCI DU DETAIL : LES IMAGES RECURRENTES

    Anthony Browne réalise l’illustration d’un conte, Hansel et Gretel. C’est ce livre qui va transformer sa manière de voir les choses. Auparavant, Anthony Browne utilisait les détails du fonds pour rendre l’image plus intéressante mais là il se retrouve face à une nouveauté : illustrer un texte qui est écrit par un autre et dont il existe des centaines d’illustrations. Il choisit alors de donner une autre fonction aux détails dans le fonds de l’image. Ces détails ne seront pas au service de l’histoire. Ce seront des formes récurrentes visibles sur plusieurs planches de l’album.  On retrouve les barreaux, l’image de l’envol, le triangle.

    Pour la scène du réveil, Anthony Browne confie « avoir pris la décision de faire de la mère une sorcière ». Cette idée n’était pas présente dans ses dessins préliminaires, elle s’est « développée pendant que je dessinais : j’ai utilisé l’ombre de la mère et la nuit derrière les rideaux en forme de triangle pour donner l’idée du chapeau de sorcière ». Anthony Browne venait de faire une découverte : « Les éléments du fond m’aide à raconter une autre histoire ».

    Dans la scène du petit déjeuner dans l’album Anna et le gorille, le souci du détail permet à Anthony Browne d’expliciter la relation entre ce père et sa fille. C’est la scène où ils sont pour la première fois ensemble. Le père lit le journal qui forme une barrière entre les deux personnages. Tout est propre, organisé, à sa place. toutes les formes sont géométriques. La couleur froide dominante évoque la tristesse de cette relation parent-enfant. Seul le rouge du pull d’Anna est un prémice de l’aventure. Et pourtant Anthony Browne avoue que rien n’était planifié dans le dessin :  « Quand on fait une image, on est immergé dans l’image. La plupart des décisions sont intuitives et prises au fur et à mesure du dessin. »

    En contre point de cette première image, on trouve plus loin (après avoir vécu tant d’aventures avec son nouvel ami), cette scène du repas avec le gorille. « Quand j’étais enfant, je jouais au jeu des 7 erreurs ». On a en effet l’impression que c’est ce qui guide Anthony Browne. Ici tout est rapprochement : l’image est aplatie, les formes sont organiques sans angle droit, les personnages se regardent et les couleurs lumineuses et chaleureuses évoquent le bien être dans lequel se trouve Anna.

L’INCARNATION DU JEU DES FORMES

    L’album Tout change en est la représentation la plus parfaite. « Je voulais que les changements, les transformations soient l’histoire. J’avais l’image d’un enfant qui regarde quelque chose qui se transforme mais je ne savais pas comment en faire une histoire. Un jour, je discute avec des amis de leur fille de six ans. Ils me racontent qu’ils avaient organisé un dîner pour lui annoncer une merveilleuse nouvelle en maintenant le suspens jusqu’à l’annonce mais leur fille s’était mise à pleurer. Cela me fit penser à cette image : celle d’un enfant qui s’inquiète car il voit les choses se transformer. Je venais de trouver l’histoire du livre mais le lecteur ne devait pas le savoir au début. J’avais le début et la fin mais je ne savais pas comment mettre en forme l’histoire. Les idées arrivaient au fur et à mesure. » Encore une fois tous les indices du changement qui est en train de s’opérer sont dans les détails des fonds (le cadre avec la Vierge à l’enfant).

AJOUTER DES DETAILS POUR RENDRE LES CHOSES PLUS DROLES

    L’album Promenade au parc est le deuxième album qu’Anthony Browne a écrit. C’est l’histoire simple d’un homme et de sa fille qui vont au parc promener leur chien et parallèlement celle d’une mère et de sa fille qui promènent aussi leur chien. Les animaux jouent vite ensemble mais les êtres humains s’ignorent. Puis petit à petit les enfants se rapprochent et finissent par jouer ensemble. « C’est une histoire très simple et j’en étais embarrassé. J’ai donc ajouté des choses rigolotes comme les pieds du banc en forme de chaussures sans que ça ne veuille forcément dire quelque chose ».

    « Lors d’une interview pour la télévision, lorsque j’étais plus jeune, le présentateur me demande hors plateau si je veux parler de l’utilisation des murs de briques dans mes livres. Mais je n’avais fait que deux albums avec des murs de briques. Il m’a alors demandé pourquoi je rajoutais des détails. Je n’ai pas osé lui dire que c’était pour rendre les choses plus drôles alors j’ai menti en disant que c’était pour représenter comment les enfants voyaient le monde. Donc vingt ans plus tard, j’ai revisité ce livre et j’ai voulu raconter comment un même événement pouvait être perçu différemment par plusieurs personnages. C’est le sujet d’Une histoire à quatre voix. »

    Cet album est écrit à travers quatre points de vue différents retranscrits par l’utilisation de quatre polices de caractère différentes. Dans la scène de la sortie du parc, on voit un arbre qui apparaît en feu : « Au moment où je le dessine, je me demande  « Pourquoi je fais ça ? Comment je vais l’expliquer si on m’en parle ? ». « C’était comme pour Anna et son père, je ne savais pas vraiment pourquoi je faisais ça et alors que j’étais entrain de dessiner la femme qui sortait du parc, je me mettais à ressentir sa colère pour son fils qui s’était égaré dans le par cet qu’elle avait retrouvé entrain de discuter avec une fille. Mes images sont souvent une combinaison de ce genre d’accident. »

QUESTIONS DE L’ASSISTANCE

. D’où vous vient l’intérêt pour les gorilles ?

    « Cela vient beaucoup de mon père. C’était un homme grand physiquement et mon frère et moi étions petits. Il avait été boxeur et volontaire pendant la Seconde Guerre mondiale et je ne pouvais pas imaginer qu’il ait pu faire des choses horribles car c’était un homme très doux. Il s’occupait beaucoup de nous, nous faisait dessiner, écrire de la poésie. Il nous encourageait aussi à faire du sport. C’était un homme au physique imposant mais très doux, comme les gorilles « 

. Dans Petite beauté, pourquoi le style pictural change au fil des pages ?

    « Je pense que j’ai essayé de sortir d’un trou et je me suis dit qu’il n’y avait pas de règle disant que dans un livre il faut avoir le même style du début à la fin. Zoo et A calicochon étaient des albums très planifiés et organisés dans l’illustration. Petite beauté a été une libération de ces règles que je m’étais imposé. »

. Vous dites que l’image se fait quand elle se crée. Y a-t-il des ratés ?

    « Beaucoup de ratés ! Je travaille à l’aquarelle et j’essaie de garder l’image, de ne pas la jeter. Après j’utilise la gouache pour peindre par-dessus. Chaque jour dans mon atelier c’est comme le premier round d’un match de boxe : on peut se débrouiller pas trop mal puis prendre un uppercut et chaque image a le sentiment d’être fragile, vulnérable « 

. Vous représentez souvent les pères, les enfants, les animaux mais qu’en est-il des mamans ?

    « J’ai écrit un album intitulé Mon papa et, à contrecœur, j’ai fait une suite intitulée Ma maman. Je ne savais pas comment le représenter. Ma mère était assez typique de sa génération et ce n’est pas cela que je voulais représenter de la maman. En tant qu’homme je trouvais qu’il était difficile de se moquer de sa maman comme j’avais pu jouer avec l’image du papa. J’ai plus utilisé l’image de la petite fille comme personnage qui ‘sauve’ les autres. »

    Après presque une heure et demi de rencontre, Anthony Browne quitte la scène. Il est fidèle à lui-même : bienveillant, plein d’humour et d’humilité sur son travail. Une très belle rencontre qui s’est poursuivie par la découverte de son exposition dans les salles de l’Hôtel de Ville de Moulins.

(février 2018)

 

  

Après classe préparatoire littéraire, Ecole du Louvre et formation d’ingénierie culturelle, Sabrina Moreau est coordinatrice culturelle en milieu pénitentiaire pendant six ans puis, depuis 2013, mediathécaire en charge de la programmation culturelle à Eaunes, près de Toulouse. Au CRILJ Midi-Pyrénées dont elle est membre depuis 2013, elle assure, à compter de 2015, les fonctions de trésorière. « Maman de deux jeunes enfants, je suis tombée dans la littérature jeunesse grâce à eux. Convaincue que lire des histoires dès le plus jeune âge est un outil de « construction massive », je cherche à développer des projets et des actions de médiation culturelle autour du livre jeunesse. » C’est ainsi que Sabrina Moreau participe à la formation « projets d’activités autour de la littérature de jeunesse » organisée avec la Direction Départementale de la Cohésion Sociale et de la Protection des Populations (DDCSPP) de la Haute-Garonne à destination des animateurs de centres de loisirs. Elle est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » du CRILJ  à l’occasion de la quatrième Biennale des illustrateurs de Moulins.

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Photos : André Delobel

 

 

Pauline Kalioujny à Moulins (2)

Pauline Kalioujny : entre taïga et forêt arthurienne

 par Wendy Liesse

    Lors de la quatrième édition de la Biennale des illustrateurs de Moulins, au mois d’octobre 2017, le public a eu le plaisir de découvrir le travail de Pauline Kalioujny, jeune auteure-illustratrice. L’exposition consacrée à son travail était installée au sein des Imprimeries réunies, lieu bien choisi pour cette marionnettiste de la gouge.

    Pauline Kalioujny accueille les visiteurs. Elle explique patiemment son travail et répond aux questions tout en dédicaçant ses livres avec gentillesse et spontanéité. L’exposition propose un échantillon de ses divers talents et, au milieu d’anciennes presses, nous découvrons son travail en linogravure au travers d’une série de planches au sujet végétal ainsi que les originaux de son de dernier album Promenons-nous dans les bois paru en octobre dernier.

    Pour celui-ci, elle a choisi de travailler à l’encre et à la plume sur grand format. Quatre grandes fresques accrochées aux murs en trois couleurs : rouge, noir et blanc qui attirent l’œil du visiteur. C’est « sa palette habituelle », elle dit de « ces trois couleurs primitives, qu’elles renvoient à l’inconscient collectif » : « Le noir et le blanc, dans cet album, représentent les forces minérales, végétales et animales de la nature, des forces brutes et sauvages. Le rouge représente l’humanité, faite de sensations et d’émotions ».

    On y voit une petite fille emmitouflée dans un manteau rouge et chaussée de valienki cheminant au travers d’une épaisse forêt peuplée d’habitants nombreux. Certains penseront au petit chaperon rouge mais il n’en est rien ou, en tout cas, ce n’était pas voulu. Son trait est tendre, tout en rondeur, elle souhaite que le petit lecteur se sente rassuré.

    Pauline Kalioujny a choisi d’utiliser une comptine classique et de la revisiter. L’histoire commence de la même manière, une enfant se promène seule dans les bois en fredonnant. Plusieurs indices sont dissimulés pour indiquer la présence du loup. On entend sa voix mais il reste toujours invisible. Ensuite, des personnages issus d’autres contes font leur apparition et on comprend alors que l’histoire n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. La richesse de ce livre destiné aux plus jeunes nous surprend.

     Pauline Kalioujny avait déjà commencé à travailler sur le livre-objet pour ses précédents albums. Elle nous propose à présent un leporello. Elle tire parti de ce format en accordéon avec ses quatre grandes fresques qui forment un décor en continu seulement interrompu par les pages où l’enfant apparaît en plan rapproché pour questionner le loup et entendre ses réponses. Ce format donne un sens de lecture naturel, sans ambiguïté, idéal pour les plus jeunes qui pour l’avoir testé tournent autour du livre déplié – cinq mètres quand même – en chantonnant la comptine.

    A travers ce parcours narratif et graphique, les personnages nous emmènent dans leurs aventures, on suit le rythme de la comptine au gré des paysages qui montent et qui descendent. Elle reproduit en images la musicalité de la comptine, si importante pour les plus jeunes enfants.

    L’utilisation que Pauline Kalioujny fait de ce format nous rappelle qu’elle possède, notamment, un diplôme de cinéma d’animation de l’École nationale supérieure des Arts décoratifs de Paris. Elle utilise le travelling pour traduire le mouvement, elle travaille l’harmonie entre le texte et l’image, le cadrage avec les plans rapprochés de l’enfant qui font monter la tension petit à petit et pour finir elle nous présente les personnages au dos de l’album à la manière d’un générique de film sous la lumière d’une poursuite. Sa pratique de la gravure a aussi été une bonne école : « La technique l’a contrainte à se canaliser pour se concentrer sur les cadrages et la force du dessin ».

    Pauline Kaliouny est fascinée par la nature. Dans plusieurs de ses albums, elle met en scène un personnage qui part à l’aventure dans cette nature et porte un regard émerveillée sur celle-ci. Ce trait que l’on trouve dans ses gravures, elle le transcrit avec sa plume. L’illustratrice aime dessiner la forêt. Tout est y dense et sinueux. Il flotte un air de taïga dans ces images. L’illustratrice partage son imaginaire entre la Russie et la France. De père ukrainien et de mère française, elle puise dans le folklore russe pour imager ses histoires.  Elle aime le travail des artistes russes des années 1930. Elle cite Ivan Bilibine qui a beaucoup utilisé des objets, des motifs issus des traditions populaires russes associés à un sens du merveilleux. Mais aussi Samuel Marchack, Vladimir Lebedev  et bien d’autres. Pauline Kalioujny se place dans la lignée de cette littérature qui associait la nature et le folklore russe aux sujets du monde contemporain.

    La forêt est un élément perpétuel dans les contes populaires russes. Dans Promenons-nous dans les bois, elle est presque un personnage à part entière tant elle occupe l’espace. Dans cette forêt, on trouve le personnage de Baba Yaga fuyant à bord de sa isba à patte de poulet, nous rencontrons encore des chouettes et des hérissons souvent représentés et appréciés dans la littérature russe. Mais ce qui nous intéresse, c’est le rôle du loup. On assiste à une inversion du personnage type où l’agresseur devient l’aidant. Ce rôle positif du loup est une représentation que l’on retrouve souvent dans les contes russes (Le conte d’Ivan Tsarevitch, L’oiseau de feu, Loup gris).

    À partir d’une simple comptine, Pauline Kalioujny nous raconte beaucoup.

    C’est dans un contexte contemporain d’une nature détruite par l’homme qu’elle met en scène cette petite fille aux traits si tendres. Au fil de l’album des bûcherons sans yeux, déshumanisés apparaissent et détruisent la forêt. Elle finit l’album par une image ouverte où le lecteur va pouvoir « décider de ce qu’elle signifie pour lui »

    Comme un clin d’œil malicieux, l’auteur nous propose plusieurs idées pour remédier aux maux du monde au dos de l’album : de la plantation d’arbres, aux lapins qui se moquent de la fourrure du manteau de l’enfant, en passant par un hymne au ver de terre, bienfaiteur de la nature… mais tout cela avec poésie. On pourrait encore parler longtemps de la richesse de cet ouvrage mais je vous laisse découvrir par vous-même ce petit album pas si petit que ça en fait.

    En parallèle de la création de livres pour enfants, Pauline Kalioujny continue un travail de recherche plastique qui, nous allons le voir s’entremêler par moment avec son métier d’illustratrice pour enfant.

    Il y est aussi question de nature. Nous découvrons des esquisses, des dessins préparatoires, des estampes. Lors d’une résidence artistique à Troyes (en 2015), elle avait réalisé tout un travail de recherche autour de la forêt. Une exposition intitulée L’esprit des bois avait été présentée en 2016 à la médiathèque de Troyes.

    Elle poursuit aujourd’hui cette production sur la représentation des arbres dans les contes et les mythes. Une matrice en linoléum gravé de son interprétation du pin de Barenton et son impression sur papier asiatique nous était dévoilée. Le pin de Barenton est un arbre issu de la légende arthurienne dans laquelle la forêt occupe aussi une place importante.

    Une série de planches, intitulée Les maux d’une fleur, était également présentée. On y voit des variations florales gravées et peintes. La galerie l’art à la page avait montré une partie de ces œuvres lors d’une exposition collective consacrée aux séries en 2016.

    Pauline Kalioujny « aime l’intelligence de la forme et de la structure végétale, une intelligence totalement instinctive, à la fois géométrique et organique ». Gerberas, dahlias, chrysanthèmes et pavots défilent sous nos yeux séduits par la précision de la gravure et la poésie qui s’en dégage. Qui sait, ce sont peut-être des futurs personnages d’albums.

    Entre nature et culture, Pauline Kalioujny, jeune auteure-illustratrice, nous a offert, lors de cette Biennale, un beau moment d’émerveillement et de poésie. Elle nous souffle qu’elle prépare actuellement un conte russe à paraître en octobre au Père Castor. Nous l’attendons avec impatience.

 (février 2018)

Pauline Kalioujny vient d’obtenir le Prix Pitchou pour son album Promenons-nous dans les bois, prix décerné par un comité de lecture issu de la Fête du livre jeunesse de Saint-Paul-Trois-Châteaux (Drôme) qui récompense le meilleur album de l’année pour les tout-petits. « Un grand merci au jury et aux partenaires. Mon éditeur et moi sommes ravis de voir notre soigneux et engagé travail si vite récompensé. » (Pauline Kalioujny)

Après des études dans l’ingénierie culturelle à l’université, Wendy Liesse travaille dans le milieu du spectacle vivant a destination du jeune public. Animatrice à Sens (Yonne) dans une maison des jeunes et de la culture, elle développe, en compagnie de bénévoles passionnés, des projets divers autour de la littérature pour la jeunesse. Toujours accompagnées par les histoires de Marmouset, de l’âne Cadichon et de Corbelle et Corbillo lues quand elle était petite, elle découvre à l’université l’histoire de cette littérature en même temps qu’elle lit les aventures d’Harry Potter. Depuis elle ne cesse de la découvrir et de la faire vivre. En février 2017, Wendy Liesse a effectué au CRILJ un stage de quinze jours au cours duquel elle a assuré une part essentielle de la logistique du colloque Élargir le cercle des lecteurs : la médiation en littérature pour la jeunesse. Elle est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un “coup de pouce” de l’association à l’occasion de la quatrième Biennale des illustrateurs de Moulins.

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Photos : André Delobel

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Tomi Ungerer à Moulins

Parcours dans l’œuvre de Tomi Ungerer avec Thérèse Willer

par Martine Abadia

     Après une introduction d’Anne-Laure Cognet, médiatrice, pour excuser l’absence de Tomi Ungerer, la parole est donnée à Thérèse Willer, auteure d’une thèse sur l’auteur-illustrateur parue aux éditions du Rocher et conservatrice du musée qui lui est consacré à Strasbourg, musée qui a aussi vocation de Centre international de l’illustration.

     L’article suivant croise les propos de la conférence de Thérèse Willer lors de la journée professionnelle de la Biennale des Illustrateurs à Moulins (Allier), le vendredi 29 septembre 2017, avec des extraits d’interviews contenus dans le film documentaire Tomi Ungerer, l’esprit frappeur de Brad Bernstein, dans le numéro spécial de la revue ZUT ! ainsi que dans divers articles qui lui ont été consacrés.

    Tomi Ungerer, né en 1931, est l’auteur d’une production graphique à la fois très abondante (30 à 40 000 œuvres) et très diversifiée (ouvrages pour la jeunesse, publicité, dessins satiriques, érotiques et d’observation).

    Son œuvre s’articule autour de quatre grandes périodes qui sont corrélées très étroitement à ses déménagements : la période alsacienne jusqu’en 1956, la période américaine de 1956 à 1971, la période canadienne de 1971 à 1976, la période irlandaise à partir de 1976.

    Dans un de ses entretiens à Philippe Schweyer, Tomi Ungerer dit : « J’ai passé les quatre premières décennies de ma vie à courir de lieu en lieu. Depuis mon retour en Europe, j’exécute un continuel mouvement de balancier entre l’Alsace où j’ai mes racines et l’Irlande où j’ai mon feuillage. » (1)

    Nourri par cette âme vagabonde et marqué par les années de guerre de son enfance, Tomi Ungerer refuse les frontières : « Je n’aimerais pas être rangé dans une case, cela vient de mes origines alsaciennes. Suis-je allemand ? Suis-je français ? Non, je suis alsacien. Suis-je New-Yorkais ? Suis-je Irlandais ? Tout doit être relativisé. »

    Dès la fin des années 60, Tomi Ungerer a souhaité partager son œuvre avec un large public en la confiant d’abord à Philadelphie et à l’Université de Minneapolis, puis, bien sûr, en 2007, au Musée de Strasbourg , qui dispose aujourd’hui d’un ensemble de près de 10000 dessins très représentatifs de l’évolution de son œuvre et de 6000 jouets provenant de la collection personnelle de l’artiste.

    Thérèse Willer articule son intervention autour de trois axes : les divers genres graphiques de l’œuvre de Tomi Ungerer, les différents thèmes qui traversent cette œuvre, les échos graphiques et plastiques, les connexions avec l’histoire de l’art

  1. Les divers genres graphiques

    Ou plutôt les différentes facettes d’un même talent, facettes qui s’imbriquent et sont menées parallèlement tout au long de son évolution créatrice.  Il semble important aussi de préciser à quel point la vie personnelle de Tomi Ungerer, les périodes noires qu’il a traversées dans son enfance et sa migration aux USA ont influencé sa création. Dans un interview, Tomi Ungerer dit que « s’il n’avait pas perdu son père très tôt [à l’âge de 4 ans], on ne l’aurait jamais laissé devenir artiste. » (2)

    Tomi Ungerer est né en Alsace dans une famille d’horlogers ;  son enfance a été marquée par la seconde guerre mondiale, l’occupation puis la libération, la libération dont il dit lui-même qu’elle lui a apporté tant de frustrations et de désillusions qu’elle provoqua en grand partie sa migration vers les USA en 1956. « Le retour des Français reste encore pour moi la plus grande désillusion de ma vie. J’y ai laissé mon innocence et j’y ai trouvé mon arrogance d’alsacien. » (3) Ces expériences ont sans nul doute forgé son caractère, sa singularité et son anticonformisme. (4)

a) Le dessin pour enfants

    Cette partie de son œuvre comprend 70 titres, traduits pour la plupart en 30 langues. La grande majorité de ses albums ont été publiés en France, mais parfois 20 ou 30 ans après leur parution initiale aux USA. Le début de sa carrière est corrélée à sa rencontre avec Ursula Nordström des éditions Harper § Row, chez qui paraîtront tous les albums de sa période américaine.

    En 1957, parution de Les Mellops font de l’avion, premier volume de la série « Les Mellops », famille de petits cochons à qui il arrive des aventures toutes plus rocambolesques les unes que les autres. Le succès immédiat du premier titre et les nombreux prix qu’il reçoit aux USA engagent Tomi Ungerer à publier quatre autres titres.

    A la suite de ce succès, entre 1958 et 1961, paraissent quatre autres titres : Rufus, Orlando, Crictor et Adelaïde.

    En 1961, Tomi Ungerer se fait vraiment connaître lors de la parution de l’album Les trois brigands. Cet album surprend mais aussi séduit le public pour son style caricatural, son trait synthétique, ses formes au style japonisant et son propos.

    Entre 1966 et 1971, Tomi Ungerer s’engage dans la voie de la satire et de la lutte contre l’intolérance. Cet engagement s’illustre surtout dans le domaine de la publicité mais aussi dans le domaine du dessin pour la jeunesse. Durant cette période, paraissent plusieurs titres : Jean de la lune et Guillaume, l’apprenti sorcier, en 1966, Le géant de Zéralda, en 1967.

    Selon Tomi Ungerer, Jean de la Lune est l’éternelle histoire de l’intrus, différent des autres. Ce conte dénonce l’injustice et l’intolérance. Il est aussi profondément antimilitariste et s’inscrit pleinement dans une critique de la guerre du Vietnam

    Pour Guillaume, l’apprenti sorcier et pour Le géant de Zéralda, Tomi Ungerer dit vouloir confronter l’enfant lecteur au sentiment de peur ; il estime que l’enfant doit avoir ressenti cette sensation, fréquemment rencontrée  dans la vie réelle, pour grandir et ne doit pas être cantonné, sous prétexte de son statut d’enfant, dans un monde ultra-protecteur et hypocrite. Il faut noter aussi que L’apprenti sorcier est initialement un poème de Goethe, doté d’une morale universelle et compréhensible par tous : ne jamais prendre une place qui ne nous appartient pas, sans formation. Ces deux ouvrages  fourmillent de détails, de références culturelles, proposent des fins ouvertes et nous invitent à des relectures multiples ; saisit-on, par exemple, dans Le Géant de Zéralda, lors d’une première lecture, tout le sens de la dernière illustration ?

    Au fil des années, alors qu’il arrive au faîte de sa réussite, autant dans l’illustration jeunesse que dans les autres productions graphiques (cartoons, publicité), Tomi Ungerer critique de manière de plus en plus virulente la politique américaine : guerre du Vietnam, ségrégation raciale, hypocrisie et superficialité des rapports humains. Il s’autorise de plus en plus de liberté, y compris dans les ouvrages de jeunesse :

Le chapeau Volant, en 1970, met en scène un vétéran de guerre mutilé qui, grâce à son chapeau volant, va accéder à la fortune et au bonheur. Dans ce conte, Tomi Ungerer introduit la satire sociale en dénonçant injustice, misère et marginalisation.

– La grosse bête de Monsieur Racine, en 1971, se caractérise aussi par son esprit satirique et caustique. D’un comique grotesque, certains dessins rappellent les scènes de Dubout, parfois aux limites licencieuses.

– Papaski, en 1971, privilégie l’élément de l’absurde sous la forme de fables sans fil conducteur apparent. Elles ont en commun toutefois de constituer une critique virulente de la société de consommation par l’utilisation d’un humour sardonique et l’utilisation du motif du jouet détourné de sa fonction première.

– Dans Pas de baiser pour maman, en 1973, il choisit l’illustration à la mine de plomb et le personnage d’un chaton pour exorciser son enfance. Cet ouvrage a déchaîné les critiques aux USA car Ungerer y  avait introduit une scène représentant une table de petit déjeuner avec une bouteille de schnaps.

– Allumette, en 1974, constitue son dernier ouvrage, avant 20 ans de silence, en termes de parution jeunesse. Fortement inspiré du conte d’Andersen, ce livre met en scène une héroïne vivant dans un monde industrialisé. Il constitue une satire de la déshumanisation, liée à ce qu’il qualifie de dérive sociétale.

    Son humour corrosif, la parution de ses dessins érotiques  et sa vision sans concession de la société américaine vont lui attirer les foudres de la presse et de la société civile. En 1971, il quitte les USA pour la Nouvelle Ecosse, au Canada, puis, quelques années plus tard, s’installe avec sa femme Yvonne en Irlande où il vit toujours.

    Après une interruption de plus de 20 ans, paraissent à partir de 1997, plusieurs titres pour la jeunesse : Flix, en 1997. Tremolo, en 1998, Otto, autobiographie d’un ours en peluche, en 1999.

    Ces trois ouvrages, d’abord parus chez l’éditeur suisse Diogènes-Verlag, paraîtront ensuite à l’école des Loisirs qui, aujourd’hui, propose l’ensemble de son œuvre pour la jeunesse.

    Les albums Le nuage bleu, en 2000, Amis-Amies, en 2007, et Zloty, en 2009, ont en commun de prôner l’amitié et la solidarité comme vecteurs des relations humaines et moyens de lutte contre le racisme et l’antisémitisme. On y retrouve aussi le goût de Tomi Ungerer pour la musique et les arts.

   En 2013, est édité Le Maître des Brumes. Dans cet ouvrage plus apaisé, Tomi Ungerer rend hommage, de merveilleuse façon, à cette belle terre d’Irlande, pays de brume, de brouillard et de mer, où il réside depuis plus de 30 ans.

    « Si j’ai conçu des livres d’enfants, dit Tomi Ungerer, c’était d’une part pour amuser l’enfant que je suis, et d’autre part, pour choquer, pour faire sauter à la dynamite les tabous, mettre les normes à l’envers : brigands et ogres convertis, animaux de réputation contestable réhabilités… Ce sont des livres subversifs, néanmoins positifs ».

 b) Les dessins publicitaires

    Dans un entretien accordé à son éditeur Diogènes Verlag en 1994 (5), à l’occasion d’une rétrospective de son travail d’affichiste, Tomi Ungerer dit : « L’affiche est pour moi la reine des médias. Par son format, elle se laisse voir de loin, elle ne bouge pas, on a le temps de la déguster. Et pourtant, il faut qu’elle accroche, qu’elle mette le grappin sur le regard du passant pressé ou de l’automobiliste stressé. » Plus loin, il ajoute : « A New York, dans les années 60, j’ai vécu l’âge d’or de la publicité. New York, ville libre, où tout alors était concevable… Depuis,  les esprits ouverts se sont refermés – ou hélas – nous ont quittés. Certaines [affiches] ont causé des remous ou des protestations, surtout par les féministes et les ligues de vertu ! Mon esprit provocateur est alors comblé, stimulé par les tollés. »

    Sa première affiche pour la papeterie Schwindenhammer en 1954, « Il n’avait pas… un cahier Corona », se caractérise par un trait stylisé et une composition structurée par des diagonales ; il joue sur l’effet de surprise provoquée par une situation inattendue : un écolier est mis au coin, un bonnet d’âne en guise de tête, – parce qu’il n’avait pas de cahier Corona…

    Dès 1957, Tomi Ungerer démarre véritablement sa carrière de dessinateur publicitaire, profitant du contexte très favorable des années soixante pour  la publicité, mais aussi de l’explosion de la société de consommation. Les agences de publicité américaines se sont en effet très vite enthousiasmées pour ce jeune créateur plein de talent dont les affiches alliaient causticité et créativité. Toutefois, beaucoup de ses projets restent inédits car jugés trop subversifs.

    C’est la campagne publicitaire qui lui est confiée par Le New York Times en 1960 qui le rend célèbre : une série de 24 immenses affiches sont placardées dans le métro newyorkais et ont pour vocation de créer un choc visuel par l’emploi de couleurs vives en contraste avec le noir, par le jeu entre la typographie et l’image et les situations incongrues qu’elles mettent en scène.

    Plus tard, en 1968, il utilisera un slogan frappeur « Expect the unexpected », que l’on peut traduire par « S’attendre à l’inattendu », dans l’affiche publicitaire pour The Village Voice.

    Et, parallèlement, en 1967, il est sollicité pour l’ouverture  du complexe de boutiques Truc avec un slogan, « Truc est plus étrange que la fiction », qui est une forme de réinterprétation de la mythologique licorne qui ne se laisse approcher que par des vierges. Ici, Tomi Ungerer représente une femme nue, peut-être de petite vertu du fait de ses bas rouges, qui contrairement à la légende, réussit à traire l’animal mythique.

   Le support de l’affiche est aussi un moyen pour Tomi Ungerer  d’exprimer ses opinions sur la politique américaine des années 60. Dans « Black Power/White Power », en concevant son dessin comme une carte à jouer qu’on peut retourner, il pose la question de la responsabilité des deux camps à propos de la discrimination raciale. Dans « Choice, not chance », il exprime, de manière cruelle et dramatique, son profond antimilitarisme.

    A partir des années 70, son style évolue. Il attache de plus en plus de place au jeu de mots et à l’association d’idées. Ainsi, en 1975, il réalise une série d’affiches pour l’imprimerie Siegwerk dans laquelle il décline le thème de l’arc en ciel. Avec le slogan  « L’arc en ciel réveille la fantaisie de façon formidable », il joue sur le double sens en allemand du mot « ungeheuer » qui signifie au sens propre « monstrueux » et au sens figuré « formidable » : il l’illustre par le monstre du Loch Ness qui est chevauché d’un personnage en habit et haut de forme.

    Depuis les années 1980, l’affiche  lui sert de médium  pour les causes humanitaires qui lui sont chères : respect des droits de l’homme, lutte contre le sida et aide à la Croix Rouge. Au-delà de ses évolutions, la place de la satire, l’exploitation de l’absurde et le rapport entre le texte et l’image restent des constantes de son œuvre publicitaire.

c) L’œuvre satirique

    La satire correspond parfaitement à l’esprit caustique de Tomi Ungerer. Dès son jeune âge, Tomi Ungerer s’adonne au dessin satirique, un moyen sans doute d’exorciser ses peurs et sa colère contre l’occupation allemande. (6)

    Mais ses véritables débuts dans le dessin satirique ont lieu à New York lorsqu’il travaille pour plusieurs grands magazines. Il adopte le genre « cartoon » pour croquer avec humour et sans ménagement le monde contemporain : dans un recueil intitulé Horrible, il dénonce la mécanisation du monde moderne ; dans Inside Marriage, il fait une satire du mariage.

    Dans le  livre The party, vers la fin des années 1960, le style de Tomi Ungerer se durcit vraiment. Il fait une critique très violente de la bonne société newyorkaise en observant son comportement dans des soirées mondaines. Son ton y est mordant, parfois à la limite du supportable pour la « bonne société » de la ville.

    Plus tard, durant les années 1970, son œuvre satirique prend une dimension plus dramatique, comme si Tomi Ungerer prenait plus de distance, se plaçait en moraliste, pour mieux se préoccuper de sujets essentiels et mieux juger ses contemporains. Deux œuvres sont à signaler : Babylon, pamphlet de la décadence du monde moderne dans lequel l’auteur dénonce, par exemple, les dangers de la surpopulation en illustrant la vie quotidienne des humains dans des alvéoles d’une ruche, et Symptomatics, où il s’attaque aux conséquences du monde moderne et de la société de consommation sur l’être humain.

    A partir des années 1980, il se recentre sur la lutte contre l’intolérance, le fascisme et la guerre. Les évènements auxquels il fait référence, sont plus datés, inscrits dans l’histoire personnelle de Tomi Ungerer. Le fascisme est incarné par le nazisme, l’antimilitarisme par le souvenir de la seconde guerre mondiale.

    L’ensemble de cette œuvre satirique se caractérise par un graphisme brutal, sans concessions, la diversité de ses techniques allant du collage au dessin et à la peinture, et par son ancrage dans la société.

d) Le dessin d’observation

    En contrepoint de cette œuvre satirique, Tomi Ungerer a ressenti le besoin, comme il le dit, de « trouver un nouveau sens de la mesure » en renouant avec une vision plus classique du dessin. Le jeune Tomi Ungerer aimait déjà aller se promener dans les forêts alsaciennes et faire des croquis des espèces d’oiseaux qui les peuplaient.

    C’est à son arrivée en Irlande, qu’il va consacrer du temps au dessin d’observation. Il esquisse des animaux familiers et  fait des croquis de ses propres enfants observés dans leur contexte de jeu ou d’activité. On y découvre un Tomi Ungerer qui maîtrise parfaitement le trait, qui réussit à saisir la vivacité du mouvement, tout cela avec une économie de moyens : souvent, encre de Chine et lavis. Mais la satire n’est tout de même jamais très loin, comme dans Slow Agony où il dépeint son univers canadien, la déchéance de la société de consommation et la violence humaine qu’elle engendre.

e) Le dessin érotique

    Apparessant toujours en filigrane dans l’ensemble des créations de Tomi Ungerer, y compris dans ses albums pour la jeunesse, il peut être considéré à cet égard comme un thème de son œuvre.

    Dans ses dessins érotiques, la satire sociale est souvent présente : en 1969, dans Fornicon, Tomi Ungerer s’inspire de scènes imaginées par lui-même avec des poupées Barbie désarticulées et mises en situation, pour critiquer la mécanisation du sexe. Pour accentuer la froideur, il utilise un trait linéaire à l’encre de Chine. Par contre, dans Totempole, il s’intéresse à l’érotisme en tant que tel et propose des dessins d’une grande précision anatomique, réalisés avec des crayons gras pour donner  du volume aux formes. Dans les années 80, il réalise Les Grenouillades où l’on découvre encore une autre technique très colorée et aux formes pleines. Cette série rappelle la verve et la fantaisie rabelaisienne.

  1. Une approche thématique et iconographique

    La plus grande partie de l’œuvre de Tomi Ungerer s’articule autour de la thématique des pulsions de vie et de mort, de la femme et de l’érotisme, sans oublier la satire sociale.

a) Le temps qui passe et la mort

    N’oublions pas que Tomi Ungerer a grandi dans une famille d’horlogers et a joué petit au milieu du tic-tac des pendules ou des mouvements de balanciers. Tomi Ungerer a perdu son père très jeune et a connu les horreurs de la guerre. Cette conscience du temps qui passe inexorablement et de la mort qui plane constitue en quelque sorte un thème obsessionnel de son œuvre. Il se représente même, dans un autoportrait, en compagnie de la Mort, non pas comme une intrusion agressive mais plutôt comme une compagne attentive. Dans ses représentations de la Mort, celle-ci est toujours accompagnée de l’image allégorique de la faux. Tomi Ungerer s’arrange aussi très souvent pour faire participer la Mort à des activités humaines. Dans l’Hommage à Posada,  ils représentent des squelettes, coiffés de casquettes, sur des bicyclettes.

    Il arrive aussi à Tomi Ungerer d’associer le thème de la Femme et de la mort : elle joue par exemple un rôle important de médiatrice avec la mort comme dans le dessin Femme savante dans Babylon, où la femme aux traits anguleux, évoquant déjà la mort proche tient dans sa main un crâne humain.

b) La femme

    La femme est omniprésente dans son œuvre. Souvent, dans ses cartoons, il en fait un portrait plutôt humoristique comme dans Pédalo-Pudding où il dissocie le corps de la femme en deux : une partie pédale pour maigrir, l’autre mange un pudding. Dans The Party, il évoque un des défauts majeurs qu’il attribue à la femme, les bavardages médisants et donne une représentation plutôt cruelle de la femme américaine.

    Les rapports entre l’homme et la femme sont aussi pour lui une source d’inspiration. La femme est une puissance dangereuse. Séductrice, elle veut dominer l’homme. La critique de Tomi Ungerer est particulièrement virulente quand il évoque la volonté d’émancipation de la femme américaine qu’il juge responsable de l’effondrement familial, privilégiant sa vie professionnelle à son rôle de femme et de mère. Dans Babylon, il représente une femme, à tête de Mickey et chaussée de bottes, qui cravache des enfants manifestant pour réclamer des mères : « We want mothers ! »

c) Le rapport à la mécanisation, les objets

    De nombreux dessins dénotent une angoisse de Tomi Ungerer face la mécanisation et à l’industrialisation de la société. L’homme qui a perdu la maîtrise de la machine en devient la victime au risque de perdre son identité. Ainsi, dans Symptomatics, une femme arrache comme une peau son visage laissant apparaître un trou noir.

    Paradoxalement, Tomi Ungerer est un grand collectionneur de jouets et plus particulièrement de jouets mécaniques.

    Les objets les plus banals de la vie quotidienne font aussi partie de son univers iconographique. Parfois placés de manière apparemment incongrue, ils ne sont jamais pour autant anodins. Tomi Ungerer considère les objets comme des produits de la société de consommation qui envahissent la vie de l’homme. Il n’hésite donc pas à les transformer en monstres fantasmagoriques.

d) Les références à l’histoire de l’art

    Tomi Ungerer a effectué ses études à l’Ecole des Arts Décoratifs de Strasbourg mais il se revendique surtout comme un autodidacte. Il a aussi bénéficié d’une bibliothèque paternelle particulièrement riche et très influencée par la situation de l’Alsace pendant l’entre-deux guerres.

    On peut par exemple citer le thème des sorcières, présent dans certaines œuvres allemandes et que nous retrouvons dans certains albums. Ou l’influence de Dürer pendant son séjour au Canada, période où Tomi s’est beaucoup consacré aux dessins d’observation, s’inspirant des dessins de ce peintre.

 Se sont rajoutées d’autres sources artistiques : le courant romantique et tout particulièrement Gustave Doré pour le traitement de la lumière et la représentation d’une Alsace mythique, le dadaïsme et le surréalisme et l’on pense à Max Ernst pour les collages et les photomontages, les dessinateurs satiriques comme Hansi, Wilhelm Busch, auteur de Max et Moritz, et Saul Steinberg.

  1. Pour conclure

    Tomi Ungerer n’a jamais cessé de nous surprendre, par son esprit curieux, son goût du paradoxe, de l’humour et de l’autodérision. Dans son œuvre, tout est simultané. Aujourd’hui, par les dessins-collages et ses photomontages qu’ils transforment en 3D,  Tomi Ungerer a décidé de se consacrer à des formes plus libérées de création que l’illustration.

    Un grand merci à Thérèse Willer pour cette déambulation dans l’œuvre d’un des plus grands auteurs-illustrateurs pour la jeunesse contemporains.

(novembre 2017)

(1) hors série de la revue ZUT ! p. 34-35, Chic Médias, 2011 ; graphiques présentant la corrélation entre ces périodes, les thématiques et les techniques d’illustration

(2) Aux petits enfants les grands livres, p. 90, Association Français pour la Lecture, 2007                       

(3) revue ZUT ! p.  63

(4) Pour comprendre la relation étroite entre cette enfance alsacienne et son œuvre, nous recommandons la lecture de A la guerre comme à la guerre, école des loisirs, 2002

(5) extrait de cet interview dans la revue ZUT ! p.158

(6) cf A la guerre comme à la guerre

    

Enseignante pendant de longues années, Martine Abadia fut responsable et animatrice de la Salle du Livre du Centre d’animation et de documentation pédagogique (CADP) de Rieux-Volvestre, centre de ressources littérature jeunesse et lieu d’accueil de classes lecture, ouvert en partenariat par le Conseil Général et l’Inspection Académique de la Haute-Garonne. « Je profite de mon nouveau statut de retraitée pour approfondir au CRILJ Midi-Pyrénées ma connaissance de la littérature de jeunesse et pour faire partager ma passion aux médiateurs du livre du  département. » Marine Abadia est l’actuelle présidente de la section.

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Photo du haut : André Delobel

    

Pauline Kalioujny à Moulins (1)

Promenons-nous dans l’exposition de Pauline Kalioujny

par Laëtitia Cluzeau

    Une esthétique japonisante à la fois minimaliste et sensible se dégage du travail de Pauline Kalioujny, à la frontière entre les arts plastiques, le livre d’image et les techniques de la gravure. Dans son dernier album, Promenons-nous dans les bois, l’illustratrice nous émerveille avec un Petit Chaperon rouge revisité, à la fois identifiable tout de suite, ancré dans sa tradition, et résolument contemporain.

    Lorsque je suis entrée aux Imprimeries Réunies, rue Voltaire à Moulins où exposait Pauline Kalioujny, lors de la quatrième Biennale des illustrateurs organisée par l’association Les Malcoiffés, j’ai découvert une forêt d’œuvres sensibles, de fleurs rouges tracées à l’encre, d’intérieurs boisés en niveaux de gris dans lequel le fil d’Ariane était le conte du Petit Chaperon rouge.

    Nous étions en hiver. J’ai eu l’impression d’emprunter le sentier d’une forêt enneigée par l’esthétique du vide avec laquelle Pauline met en valeur le blanc du papier dans ses encres et aquarelles. A côté des tableaux et des planches originales de ses différents albums se dressait une magnifique planche d’arbre gravée à taille humaine qui nous propulse directement dans l’univers du conte. J’ai également été frappée par la petite série d’autoportraits photographiques où elle apparaît telle une elfe des bois travaillant la magie de la plaque de gravure.

    L’ensemble de ses originaux est très esthétique. J’ai été très heureuse de découvrir ce travail et de voir de quelle manière Pauline avait savamment revisité et interprété le célèbre conte de Charles Perrault revu par les frères Grimm. Une unité graphique affirmée que donne sa palette restreinte apporte une grande force à son travail. Elle a su tirer profit de la chromie du conte telle une signalétique dans laquelle elle nous emmène à travers bois dans des images traitant de la déforestation et où la présence humaine apparaît presque comme une menace. Pauline s’inscrit, avec la technique de la gravure,  dans la lignée de Gustave Doré. Et nous reconnaissons sans mal le conte initial à travers les dessins de Pauline Kalioujny.

    L’artiste, publiée aux éditions Thierry Magnier, a choisi un format original pour son album afin de mieux nous immerger dans son univers. Les murs des Imprimeries réunies étaient recouverts de grandes fresques horizontales qui deviendront par la suite les pages du livre, pages qui se succèderont au rythme de la cèlebre comptine musicale ayant bercé mon enfance : « Loup y es tu ? M’entends tu ? », « Je mets mes griffes »

   

    Son trait de génie est d’avoir su tirer d’une contrainte  technique un style. L’album est à la fois épuré dans les couleurs et texturé (les écorces, la fourrure du loup). Au moment de l’intermède, en pleine page, le loup surgit par un lien graphique traduit de manière abstraite : la fourrure. C‘est le moment du climax de l’histoire, celui où elle bascule dans un dénouement inattendu.

    La genèse de cet album a eu lieu lors d’une résidence à Troyes. C’est à Troyes que Pauline Kalioujny a eu l’idée d’une vision du paysage tout en longueur, telle une fresque panoramique. Elle a travaillé plusieurs semaines sur le concept du détournement de la comptine Promenons nous dans les bois. En exploitant le côté rythmique de la comptine dans un livre au façonnage ingénieux, elle a mis en image les sons de notre enfance, la voix du loup et le chant de la fillette qui se promène. La lecture chantée de cet album scande quelque chose de l’ordre du parcours, chaque phase de la comptine fonctionnant comme une image clé à la manière d’un story board.

    Ayant, pour ma part, étudié diverses variantes revisitées du Petit Chaperon rouge, j’ai apprécié  le dénouement complice de ce conte entre les deux héros. Cela a fait écho en moi à une image, Chaperon rouge soignant le loup, que j’avais réalisée lors de mes recherches en master édition. Dans mon chaperon rouge, le loup a la patte blessée et la fillette lui fait un pansement. L’action se situe à l’orée d’une clairière au lointain de laquelle on aperçoit la maison de la grand-mère.

    Je tiens à remercier Pauline Kalioujny pour la force et la poésie de son travail. Il  m’encourage à poursuivre mes recherches graphiques. Le Petit Chaperon Rouge étant mon conte classique préféré, j’ai été très touchée par les éhanges que j’ai eu avec elle et enchantée par sa facture.

(décembre 2017)

Originaire de Dordogne, Laëtitia Cluzeau est actuellement professeur d’arts plastiques au collège d’Ahun (Creuse). Graphiste de formation, elle a travaillé pour divers entrepreneurs et associations. Ayant développé, depuis une dizaine d’année, une recherche plastique dont la palette est issue des couleurs des saisons, d’herbiers fantaisistes et de sa collection de brindilles, ses « peintures de saison » mêlent éléments végétaux, collages et ambiance onirique. Laëtitia Cluzeau se destine, depuis trois ans, à la littérature pour la jeunesse. Elle a finalisé un premier album (Mélisse tu parles trop !) co-écrit avec Martial Quintyn et qui  met en scène les aventures d’une petite princesse trop bavarde aux cheveux soufflés aux quatre vents. Infographiste pour le carnet de voyage de Coline Lyphout Agricultures marocaines, histoires d’hommes, histoire de terre, elle a, en 2017, travaillé pour l’Institut d’études occitanes du Limousin. Laëtitia Cluzeau est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » de l’association à l’occasion de la quatrième Biennale des illustrateurs de Moulins.

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Photo du bas : André Delobel

Jérémie Fischer à Moulins

 

 par Josette Maldonado et Pierrette Debarge

    Nous l’avions remarqué lors de sa participation à la table ronde animée par Anne-Laure Cognet réunissant trois jeunes artistes qui s’adressent à la petite enfance, Malika Doray, Pauline Kalioujny et lui, Jérémie Fischer.

    Assis entre les deux illustratrices qui, par leur taille, le dominaient légèrement, il nous avait séduites par la clarté de sa prise de parole, son assurance qui tranchait sur une attitude un peu en retrait.

    Il nous avait également impressionnées par la façon dont il avait su, dès 2011, tout juste diplômé de École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg et, peut-être même, avant, commencé à construire un vrai parcours professionnel, n’hésitant pas, tout jeune sérigraphiste, à  s’insérer dans des groupes de recherche comme Orbis Pictus Club (club parisien d’impression spécialisé dans les livres d’artistes), à participer à des revues d’arts graphiques comme Nyctalope, à côtoyer des éditeurs et à nouer des liens, en particulier avec celui qui allait devenir son partenaire d’écriture, Jean-Baptiste Labrune. En 2012, Jérémie Fischer et Jean-Baptiste Labrune publient  ensemble, aux éditions Magnani,  Eléphouris, un ouvrage  pour les petits. La même année,  Jérémie Fischer, seul cette fois,  fait paraitre aux éditions Nobrow, Le Royaume Quo, une bande dessinée de 24 pages, avant de fonder l’année suivante une revue littéraire et dessinée, Pan, dont l’idée force est de « faire collaborer écrivains et artistes dans une optique de recherche et d’échange : les écrivains élaborent des textes à partir de créations originales d’artistes et réciproquement. » En 2014, Jérémie Fischer et Jean-Baptiste Labrune, à nouveau ensemble, publient, pour les plus grands, Le Veilleur de nuit et, en 2015, Jérémie Fischer publie Animaux aux éditions des Grandes personnes.

 LES ALBUMS

     Nous retrouvons Jérémie Fischer dans la petite Galerie des Bourbons où il expose et  nous découvrons d’abord ses albums et livres pour enfants.

Eléphouris (Magnani, 2012)

    Selon son auteur, ce conte évoque les dangers de l’amour fusionnel. Il a été imaginé par Jean-Baptiste Labrune durant son année de stage d’instituteur, pour ses élèves de CE2. C’est l’histoire d’une amitié très forte qui lie un éléphant et une petite souris – amitié si forte qu’ils se disent inséparables.

    Un jour, un tremblement de terre secoue la jungle, y introduisant un affreux pêle-mêle et créant de nouvelles espèces complètement hybrides. Le kangourou et l’hippopotame ne forment plus qu’un seul animal, le Kanghippo ; le moustique et le vautour deviennent le vaumoustiquour incapable de voler. Seuls l’éléphant et la souris, transformés en éléphouris, se réjouissent dans un premier temps d’être devenus vraiment indissociables.

     Ce livre a été, selon les auteurs, vraiment construit à deux, chacun rebondissant sur le travail de l’autre, et vice versa. La mise en images de Jérémie Fischer est faite de papiers découpés, puis peints et re-découpés pour le livre. Les animaux obtenus, assez schématiques, sont très drôles. Ils sont à même de rendre sensible aux tout- petits, par le biais du rire, le message contenu dans le texte : à rester trop attaché on ne peut vraiment pas prendre son envol !

Animaux (Les grandes personnes, 2014).

    C’est dans son atelier de sérigraphie que Jérémie Fischer dit avoir découvert, par accident, en manipulant papiers et transparents, tout l’intérêt des superpositions. Il utilise ici ce procédé dans un cartonné de 32 pages destiné aux jeunes enfants.

    A gauche, donc, des pages bariolées de bleu que des transparents, peints de rose ou de jaune, viennent recouvrir pour y faire apparaître des silhouettes d’animaux. A droite, sur la page en vis-à-vis, juste quelques mots qui sont autant de conseils pour orienter le regard (Regarde attentivement ! ou  Approche-toi maintenant) ; ou autant d’indices pour aider à chercher l’animal dans le mélange de courbes et d’aplats colorés.

    Car l’animal a bien des façons de s’y dissimuler ! Il peut y apparaître en surimpression, mais aussi en creux, c’est-à-dire découpé dans un espace laissé en blanc au cœur de la page. Il peut encore, et là il sera plus difficile à repérer, se fondre, presque ton sur ton, dans la surface en couleur. A nous de bien observer. Grâce au transparent, cet instrument magique, l’enfant va découvrir tout un jeu de métamorphoses. Quel plaisir en effet, quel émerveillement de voir des taches se transformer en girafe ou en lapin ! Grâce au transparent, il va se livrer aussi au jeu favori des bambins de son âge, celui d’un Caché- Trouvé !  C’est-à-dire s’amuser à identifier un animal, à le perdre puis le trouver à nouveau. D’autant que ce caché/trouvé peut être aussi un Coucou ! me revoilà ! Car dès qu’on tourne une nouvelle double-page et qu’on découvre un nouvel animal. Oh ! surprise : le voici à nouveau, lui, l’animal  précédent, qui semble nous attendre, ne pas vouloir nous quitter. Il est en clair cette fois, mais, le coquin ! pas du tout à la même place, le plus souvent dans une autre posture ou peint dans une autre couleur ! Pour les petits cette surprise est absolument jubilatoire.

    Cet album , pourtant, est bien plus qu’un jeu de cache-cache. C’est le théâtre de drames à venir que l’on pressent. Observons l’éléphant qui accepte sur son dos des oiseaux qui picorent, quel est son comportement devant le rat, tapi dans l’ombre ? il ne s’attarde pas, il détale ! Quand le crocodile fait son apparition : Attention ! crie l’auteur, dont on ne sait s’il s’adresse à la petite souris qui s’enfuit devant lui ou au lecteur qui a peur. Il n’empêche, il y a urgence : Il faut vite trouver une cachette ! dit l’auteur.

    Enfin, devant les petits poissons qui se déplacent en bande, à peine réchappés sans doute des tentacules d’un prédateur mais nageant droit, – les imprudents ! – vers cet autre prédateur, plus gros et plus redoutable qu’est la baleine, une fois encore l’auteur nous alerte : fais bien attention ! A qui parle-t-il ? Au poisson qui sera avalé ou à nous qui redoutons le destin qui l’attend ? Il y a menace, il y a danger.

    Fini le simple jeu d’identification de formes colorées. On n’est plus dans un imagier classique. Ici on entre dans une histoire où on est tous impliqués, nous qui sommes tous des animaux. Car il s’agit de la lutte pour la vie.

Le Veilleur de nuit (Magnani, 2014)

     Ce livre relié de 192 pages, que nous qualifierons de roman graphique pour la jeunesse, est de nouveau le résultat d’une collaboration de Jérémie Fischer avec Jean-Baptiste Labrune. C’est un étrange récit.

    L’histoire se passe dans une ville fortifiée dont la sécurité est assurée par un drôle de personnage qui, la nuit tombée, patrouille dans les rues avec sa lampe torche sur le front, à l’affût de tout ce qui pourrait troubler la tranquillité de ses habitants.

    Nous sommes plongés en un lieu et en un temps indéterminés : une ville dont on sait seulement qu’elle a peur de la nuit et de ses ombres ; un temps d’il y a bien longtemps, un autrefois dont seule la chouette du vieux clocher est le dernier témoin. Quant au personnage principal, le veilleur de nuit, l’Homme-torche, on sait qu’il est devenu le nouveau héros de la ville parce qu’il en a chassé la vermine qui bruissait dans la nuit : crocodiles aux yeux globuleux et putrides, aux mâchoires féroces ; serpents, et cloportes. Il a ainsi rétabli un ordre parfait dans la Cité. C’est assisté « d’oiseaux sur les remparts, de chiens dans les venelles, de rats dans les souterrains » qu’il opère.

    On est dans l’univers du conte. Un conte aux allures de cauchemar, raconté à part égale (c’est-à-dire en mots comme en images) par ses deux co-auteurs. Un monde de violence aussi.

    Dans ce conte-là, l’Homme-torche veille sur la ville. Il est tout puissant, il la protège en maître et il en est le justicier. On le salue, il inspire confiance, on sait qu’on peut dormir en paix avec lui. Tout va pour le mieux jusqu’au jour où un individu sabote une des trois Horloges. Mais qui est l’auteur de ce méfait ? Le Veilleur l’arrête, découvre que la belle Vendeuse de journaux est son amie. Elle lui conte son histoire : c’est l’ancien veilleur de nuit,  malade, qu’on a chassé, jeté à la rue pour n’avoir pas su prévenir le sac de la ville par un crocodile. Depuis il est abandonné de tous, sauf par elle…Il est devenu le Vagabond. Que va faire l’Homme-torche contre la foule en colère ? Va-t-il protéger l’ancien gardien et sa complice, pourtant responsables de la destruction de l’horloge ? Ou continuer à assurer l’ordre de la cité au prix de leur lynchage, car la foule gronde et les menace ? Y a-t-il un autre choix ?

    Le texte de Jean-Baptiste Labrune, souvent poétique et recherché, est émaillé de termes et d’expressions peu usités (l’orthographe réformée ?) qui ajoutent à l’étrangeté du récit (par exemple : le fredon, les rues méandreuses, lointainement).

    Les couleurs de Jérémie Fischer, elles, sont crépusculaires : des noirs, des bleus sombres et intenses, des rouges agressifs. Son dessin est efficace. Les personnages (que ce soit les humains ou les animaux) sont comme taillés au couteau. Ils ont des contours schématiques, ils sont le plus souvent réduits à des silhouettes, des profils ou des ombres.

    La mise en pages hésite entre le langage de la bande dessinée (cadres colorés qui évoquent les vignettes ; codes graphiques habituels à ce genre: décomposition du mouvement, longues lignes dynamiques pour traduire la vitesse, hachures entourant les visages pour exprimer la colère ou la peur) et une illustration plus classique (qui n’intervient qu’à la fin) plus ordonnée, plus paisible, enfin aérée, où dominent les teintes claires : des blancs, des gris, des verts, des roses…

    Quelle lecture peut-on faire de ce conte dérangeant ? Y voir la demande de plus en plus sécuritaire de nos sociétés, incapables d’affronter leurs peurs ? Qui préfèrent l’ordre plutôt que l’humanité et la justice ? La fermeture à l’autre et la perte de liberté plutôt que le risque ?

    En tout cas on a l’impression que dans cet ouvrage les auteurs ont délibérément joué avec nos angoisses les plus archaïques (peur du noir ou peur des animaux rampants), pour nous apprendre à les exorciser et à les dominer. Mais peut-être aussi pour apprendre à envisager l’avenir sous un jour confiant et souriant : laisser venir la nuit, pour lui livrer confiant, un corps délassé.

 LES COLLAGES

    Les collages accrochés dans la Galerie des Bourbons ont retenu notre attention : 24 feuilles de découpages/collages dans un format 24 x 30, présentés comme des tableaux de maîtres Ils ont été réalisés lorsque Jérémie Fischer était en résidence à Forcalquier et Manosque en 2014. Les éditions Magnani les ont publiés sous le titre de Balades et nous les retrouvons ici, à Moulins, réunis dans un livre sans texte intitulé : Recueil n°1.

    Ce qui frappe d’emblée c’est le choc de la couleur. Pour nous qui venons du sud, c’est bien notre Provence lumineuse que nous découvrons ici, éclatante de soleil. Les jaunes claquent, parfois griffés de blanc, juxtaposés aux rouges les plus vifs et aux oranges les plus purs et les plus chauds. Le relief est rendu par des masses colorées qui sculptent des gorges profondes et encaissées, où une route sinueuse ou un ruisseau peinent à se frayer un passage. Elles creusent aussi un gouffre où une cascade, fraîche et claire, vient se perdre, là, tout à côté, devant nous.

    Mais à y regarder de plus près, aucun horizon : il est chaque fois barré par un empilement de collines ou de très hauts sommets. Aucun signe de vie non plus : ni homme, ni bête, à peine un arbre bien visible (et encore une seule fois), la végétation étant plus suggérée que dessinée par des bandes de couleur verte au lointain, ou réduite à des troncs verticaux, fichés en terre comme des pieux noirs au premier plan, entravant notre regard.

    Cette Provence, pour éblouissante qu’elle soit au premier abord, s’avère donc une terre aride, sauvage, inhospitalière, inquiétante surtout sous l’orage où d’énormes nuages sombres s’amoncellent dans le ciel et y lancent des éclairs fulgurants.

    Terre d’ombre autant que de lumière. Telle que l’ont évoquée parfois, mais avec d’autres moyens, des peintres bas-alpins comme un Serge Fiorio par exemple.

    On a parlé aussi et à juste raison, de la filiation de Jérémie Fischer avec Matisse.

    A la fin de sa vie, ce peintre, paralysé, avait en effet entamé une période de production de gouaches colorées à partir de papiers qu’il découpait, assemblait, et collait.

    Il disait que « découper à vif dans la couleur lui rappelait (comme) la taille directe des sculpteurs« . Or, chez Jérémie Fischer, c’est bien de l’intensité des couleurs juxtaposées que naît la plénitude des formes, des volumes et des reliefs. Matisse avait découvert également que par le jeu des couleurs et des contrastes on obtenait des lignes géométriques et dynamiques.

    On retrouve cet aspect chez Jérémie Fischer. Variations autour de courbes (la rondeur des collines), d’obliques (les lignes de fuite des vallées ou des chemins), d’horizontales (l’étagement des cultures ou des reliefs), de verticales (l’abrupt des falaises, la chute d’une cascade), de cônes ou de triangles (pour les montagnes), de trapèzes (la masse noire et menaçante des nuages lourds de l’orage). On a l’impression que l’artiste prend son sujet comme prétexte à une étude de formes géométriques pour animer son paysage vide de toute présence humaine. Ses planches de découpages/collages semblent donc traduire une tension entre peinture figurative et tentation de l’abstraction.

POUR FINIR

    Dans le livret qui accompagnait l’exposition, Jean-Baptiste Labrune a dressé un joli portrait de son ami, et nous ne résistons pas à en citer quelques vers :

      J’irais me promener

      Je dessinerais des fragments de paysage

      la rive d’un fleuve, une montagne…

      Je recomposerais les ombres

      et les lumières avec quelques crayons.

      Je regarderais le monde

      comme un enchevêtrement de nuances

      superposées les unes aux autres.

      Je rentrerais pour m’installer

      à ma table de travail.

      Je prendrais un peu d’encre

      une paire de ciseaux et un bâton de colle

      J’imaginerais mon paysage

      J’en tracerais les frontières

      J’en disposerais les bornes

      J’y ouvrirais un chemin

      Pour qu’on puisse m’y suivre.

(novembre 2017)

De formation littéraire et classique, Josette Maldonado découvre la littérature de jeunesse en 1982 en préparant un Certificat d’aptitude aux fonctions de bibliothécaire (CAFB). Documentaliste dans l’Education nationale, passionnée par son métier, elle a initié de nombreux projets de lecture/écriture dans les établissements où elle a exercé, notamment en partenariat avec les écrivains Jacques Cassabois, René Escudié, Christian Poslaniec, Jean Joubert ; elle a mis en place des comités de lecture et  elle a, trois fois, permis à de jeunes élèves de participer au jury du Prix Roman Jeunesse. A la retraite depuis fin 2004, Josette Maldonado peut enfin se rendre disponible pour le CRILJ des Bouches du Rhône dont elle aura été adhérente plus de de 30 ans. Josette Maldonado  est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » de l’association à l’occasion de la quatrième Biennale des illustrateurs de Moulins.

Munie, d’une part, d’un CAP et d’un Brevet technique en couture floue et, d’autre part, d’un diplôme d’éducatrice spécialisée, Pierrette Debarge travaillera cinq ans dans le monde de la couture et vingt-cinq ans en CAT (Centre d’aide par le travail) dans le secteur du handicap. »J’ai travaillé avec des jeunes dits ‘pas comme les autres’ mais dont les soucis pour bon nombre d’entre eux sont les mêmes que dans la population normale. Notre travail d’équipe était de leur permettre de se construire et de trouver leur place dans la société. Travail passionnant. » Pierrette Debarge est engagée, depuis 2004, dans l’accompagnement de personnes en fin de vie, de personnes gravement malades et de personnes âgées et elle est, depuis 2016, au CA du CRILJ des Bouches du Rhône dont elle est le trésorière. Pierrette Debarge  est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » de l’association à l’occasion de la quatrième Biennale des illustrateurs de Moulins.

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Photos : André Delobel

Moulins et sa Biennale

 

 

Une sortie exceptionnelle

     La quatrième Biennale des illustrateurs de Moulins, dans l’Allier, ce fut, pour moi, du jeudi 28 septembre au dimanche 1er octobre 2017. Un rendez-vous attendu avec impatience par l’équipe du CRILJ des Bouches du Rhône, malgré les kilomètres à parcourir, qui en train, qui en voiture.

    Cette année, grâce au coup de pouce du CRILJ national, nous étions six à faire le déplacement et six à profiter de ces journées si bien organisées par les bénévoles de l’association Les Malcoiffés 

    Nous avons toutes apprécié la richesse des interventions lors des journées professionnelles, les découvertes de nouveautés dans le Passage d’Allier, les expositions dans les divers lieux de la ville, les rencontres informelles au coin d’une rue ou au petit déjeuner, l’accueil chaleureux des organisateurs et – cerise sur le gâteau – la vente aux enchères, à la découpe, de la fresque géante d’Albertine, « Les Moulinois à la moulinette », une vente gaiement animée par deux clowns sortis tout droit d’un album de l’illustratrice.

    Nous sommes reparties très fières d’avoir obtenu, pour une somme dérisoire, une découpe signée gentiment par Albertine !

    Une sortie exceptionnelle. Rendez-vous déjà pris pour dans deux ans.

(Mireille Joly, novembre 2017)

  

Née à Tunis en 1941, Mireille Joly doit à son institutrice de CM2 sa passion pour les lectures partagées. Psychologue scolaire, formatrice en Ecole Normale, directrice de CVL, responsable pendant dix ans d’un organisme de formation, elle est depuis fort longtemps impliquée dans la promotion de la littérature de jeunesse : création de coins-lecture en milieu scolaire et en centres de loisirs, animation de BCD, introduction de la littérature pour la jeunesse dans la formation initiale des animateurs présentant le Bafa et le Bafd, mise en place de stages spécifiques. Adhérente du CRILJ depuis plus de vingt ans, elle est l’actuelle présidente de la section locale des Bouches du Rhône qui, dans le cadre de ses nombreuses activités, apporte un soutien sans faille au Prix Chronos.

 

Coup de pouce du CRILJ et, pour moi, première Biennale

    Ce fût une révélation. J’avais pris le temps de consulter sur Internet, de découvrir les illustrateurs invités à cette biennale ainsi que leur travail. Les criljettes se sont mises en route très enthousiastes.

    Les approcher, les écouter et admirer les œuvres de ces artistes fût un choc, un immense plaisir chargé d’émotions, de la surprise à l’émerveillement devant tant de talent.

    De conférences, rencontres, visites et expositions, ce thème de l’illustration jeunesse, vu de nombreuses fois lors de nos rencontres quotidiennes a pris un autre sens : « un vrai travail d’artiste ».

    C’est aussi la Ville de Moulins qui met en valeur son patrimoine : son imprimerie avec Pauline Kalioujny et son petit chaperon rouge revisité, sa bibliothèque où Malika Doray présente ses albums.

   Puis on découvre les librairies, le musée, la Chapelle Sainte Claire où la Bible avec les  « récits fondateurs » de Serge Bloch sont présentés sur écran. Cet ouvrage qui nous était paru très austère à la librairie du musée, nous est devenu très proche et très actuel. Quoi de mieux que ce lieu pour ce magnifique ouvrage.

   C’est, sans oublier tous les autres illustrateurs : Anthony Browne à l’Hôtel de ville,  Carll Cneut dans une magnifique exposition au musée de l’illustration, Frédéric Pajak dans une librairie de livres anciens, Philippe UG avec ses pop.-up, et Tomi Ungerer, l’ancien, au musée.

    Jérémie Fischer a ravi nos oreilles, nos yeux et nos cœurs. Nous l’avons rencontré à l’angle d’une rue dans une petite galerie où il exposait ses œuvres sur la Provence qui l’a fortement marqué lors d’un voyage. L’ensemble est publié sous l’intitulé recueil n°1. Ce jeune artiste travaille sur la transparence, le découpage et le collage de formes et sur les couleurs qui nous transportent dans notre région.

    C’est sans oublier, dimanche matin, la vente aux enchères de la fresque réalisée par Albertine au cours des trois jours de la Biennale. Ce temps festif fût animé par des clowns venus de Suisse. Ce moment de liesse avec rires et joie a clôturé cette biennale des illustrateurs.

    Les criljettes sont rentrées en Provence ravies.

 (Pierrette Debarge, novembre 2017)

  Munie, d’une part, d’un CAP et d’un Brevet technique en couture floue et, d’autre part, d’un diplôme d’éducatrice spécialisée, Pierrette Debarge travaillera cinq ans dans le monde de la couture et vingt-cinq ans en CAT (Centre d’aide par le travail) dans le secteur du handicap. « J’ai travaillé avec des jeunes dits ‘pas comme les autres’ mais dont les soucis pour bon nombre d’entre eux sont les mêmes que dans la population normale. Notre travail d’équipe était de leur permettre de se construire et de trouver leur place dans la société. Travail passionnant. » Pierrette Debarge est engagée, depuis 2004, dans l’accompagnement de personnes en fin de vie, de personnes gravement malades et de personnes âgées et elle est, depuis 2016, au CA du CRILJ des Bouches du Rhône dont elle est le trésorière. Pierrette Debarge  est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » de l’association à l’occasion de la quatrième Biennale des illustrateurs de Moulins.

 

 Tous les deux ans, je vais voir mes idoles à la Biennale

    Les illustrateurs, ces créateurs d’images, ces artistes dont les œuvres rendent les livres précieux. Ils ont des écritures d’images différentes mais tous dénudent leur sensibilité pour offrir des images rares. Pendant le séjour, je les vois, je déguste leurs dires pendant les journées professionnelles, sur les lieux d’exposition, je les rencontre qui déambulent dans les rues de Moulins transformé ces jours-là en écrin pour joyaux.

    A chaque fois le Musée de l’Illustration Jeunesse est plus beau, plus riche, il s’est, cette année encore, illuminé de merveilles avec deux expositions magnifiques, l’une consacrée à Tomi Ungerer, l’autre à Carll Cneut.

   Tomi Ungerer, à cause de son grand âge, était absent. Ses œuvres qu’il diversifie avec une facilité déconcertante l’ont « représenté » merveilleusement. Artiste complet, énorme, infatigable, attachant, atypique, satirique. Engagé aussi, et depuis longtemps, pour de nombreuses causes.

   Carll Cneut, qui était présent, nous a plongé dans un univers magnifié. On rêve avec des étincelles de couleurs dans les yeux pendant que l’on on décrypte des détails essentiels. Pour l’imaginaire.

    J’ai pu parler à Anthony Browne qui offre le bleu de ses yeux à son personnage fétiche. J’ai tout compris. Il est habité par la psychologie de l’enfance. Il se souvient avec simplicité qu’il a été un bébé et ses peintures sont ainsi décelables pour ceux qui savent regarder comme le font les enfants.

    Quelques mots à propos des autres expositions :

Serge Bloch : illustrateur essentiel, comme Sempé. Le courage d’avoir mis des images sur Sigmung Freud.

Malika Doray : pour la simplicité de son trait et pour la profondeur psychologique des thèmes abordés.

Philippe UG qui s’amuse à enchanter en 3D avec son art du pop-up.

Pauline Kalioujny : ses gravures vives et gaies au message si profond, héritage de ses origines mi slaves mi françaises.

Jérémie Fischer : ses collages et ses peintures qui éclatent de feux et de talent.

Frédéric Pajak : un écorché aux dessins noir et blanc saisissants, tragiques. Un livre sur Nietsche, un autre sur Van Gogh. Parfois éprouvant.

    Ils étaient tous là, avec leurs talents, partout dans la ville. La cathédrale, quant à elle, était envoutée par les illustrations de la Bible signées Marc Chagall. Emotions. Sensations. Bonheur.

    Très beau succès que cette Biennale. Bravo et merci. Je vais attendre deux ans encore, moi, ancienne graphiste toujours amoureuse de mon métier, des arts et des livres. Mes amies aussi, membres de notre section du CRILJ, fan d’albums pour enfants et soucieuses de faire aborder la vie en beauté aux jeunes lecteurs.

(Josiane Reumaux, novembre 2013)

Après un BTS et des études d’arts appliqués, Josiane Reumaux enseigne un an puis  devient graphiste et illustratrice, travaillant notamment à l’agence de publicité de La Marseillaise, à l’Agence Havas, à l’agence Eurosud, dans une agence de publicité de Gap. Elle sera un temps responsable d’un journal féminin, d’un journal gratuit et des pages régionales du magazine Marie Claire.  » Actuellement, je m’occupe au sein du CRILJ des Bouches du Rhône de la tenue du site internet et participe aux actions littéraires de l’association en direction de la jeunesse et dans les maisons de retraite ». Josiane Reumaux est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » du CRILJ à l’occasion du quatrième Festival des Illustrateurs de Moulins (Allier).

 

 

 

 

Une bibliothèque en Syrie

 

par Rolande Causse

    Dans Les Passeurs de livres de Daraya : une bibliothèque secrète en Syrie (1) de Delphine Minoui (2), livre exceptionnel, l’auteure raconte l’installation d’une  bibliothèque souterraine dans la ville de Daraya, banlieue de Damas  aux 200 000 habitants en 2011 et 8 000 seulement en 2016 dont 2 000  combattants.

    Daraya, ville de traditions contestataires où, dès 2011, les habitants  manifestent pour plus de libertés. Ils s’organisent et, contre Bachar  el-Assad, un groupe de rebelles naît. Mais fait rare il demeure sous la responsabilité du comité local de cette ville.

    Hélas, les troupes gouvernementales aidées par l’aviation ruse vont bombarder la cité sans relâche (bombes bourrées de clous et de  ferraille, gaz aveuglants, bombes incendiaires).  En 2012, lors de la destruction de la villa d’un professeur, les sauveteurs découvrent dans les ruines des sols jonchés de livres de tous formats et sur tous les sujets.  L’un d’eux a l’idée de les transporter dans une cave et d’y ouvrir une bibliothèque  clandestine mais destinée à tous les habitants.

    Quatre années durant, cette bibliothèque sera fréquentée et les livres circuleront. Malgré attaques, bombardements et famine, les habitants résisteront et liront.

    Les rebelles partiront sans jamais oublier leurs romans ou livres de psychologie qu’ils échangeront parfois sur les lieux de combat. Sans cesse les hommes viennent, malgré  les snipers menaçants, ils empruntent des livres pour toute la famille.

      Hélas, en 2016, comme à Alep, les troupes de Bachar el-Assad envahiront la ville, les derniers habitants seront déplacés et la bibliothèque sera saccagée.

    Mais durant quatre années la lecture a soutenu familles et combattants qui avaient pour la plus part abandonné leurs études. Certains ont organisé des cours très suivis dans la bibliothèque.

    Elle était également lieu de réunion et parfois lieu festif aussi.  La lecture a soutenu ces résistants. Ils disent lire « pour s’évader, se retrouver, pour exister. » « C’est l’affirmation d’une liberté dont ils ont été si longtemps privés. » affirme l’auteur.  Cet  ouvrage permet de mieux comprendre la guerre en Syrie à travers ses habitants, à travers ses jeunes ex étudiants,  qui se sont dressés contre l’oppresseur, soutenus par la richesse des livres.

    Une bibliothèque secrète en Syrie apporte connaissances, émotions, imaginaire et montre tout ce que  la lecture peut apporter dans de telles circonstances difficiles.

    Ce témoignage, à la belle écriture, est né grâce à des contacts répétés et parfois difficiles par internet et skype; puis par des rencontres à la frontière turco-syrienne.

     Un récit indispensable pour tous ceux qui désirent savoir combien les livres peuvent soutenir les citadins d’une ville assiégée.

(octobre 2017)

(1) Les passeurs de livres de Daraya : une bibliothèque secrète en Syrie, de Delphine  Minoui, Le Seuil, 2017, 160 pages, 16,00 euros.

(2) Journaliste française et grand reporter, spécialiste du Moyen-Orient, lauréate du Prix Albert Londres, Delphine Minoui réside à Istambul où elle suit la guerre en Syrie pour France Inter et France Info dès 1999, et pour Le Figaro à partir de 2002.

 

 Rolande Causse, écrivaine et formatrice, auteur de poèmes, d’albums, de romans, de livrets d’opéra ; fondatrice en 1975 de La Scribure, association qui se consacre à la pratique des ateliers de lecture-écriture et à la promotion de la littérature pour la jeunesse ; c’est Rolande Causse qui, en 1984, organisa le (premier) Festival Livres Enfants-Jeunes de Montreuil ; parmi ses ouvrages pour les enfants et les jeunes : Mère absente fille tourmente (Gallimard, 1983), Rouge Braise (Gallimard, 1985), Les enfants d’Izieu (Le Seuil, 1989), Le Petit Marcel Proust (Gallimard, 2005), 20 ans pour devenir… Martin Luther King et 20 ans pour devenir… Nelson Mandela (Oskar, 2016) ; pour les médiateurs : La Scribure (Buchet-Chastel, 1983), Le guide des meilleurs livres pour enfants (Calmann-Lévy, 1986), Qui a lu petit, lira grand (Plon, 2000), Qui lit petit lit toute sa vie (Albin Michel, 2005).

 

Non-violence

Ce texte est l’introduction d’un mémoire de master titré Les personnalités du mouvement de la non-violence dans la littérature et la presse jeunesse. Son auteur (qui souhaite rester anonyme) nous en a autorisé la publication sur ce site. Les personnes qui souhaiteraient en savoir davantage peuvent prendre contact à cette adresse.

    Mohandas Gandhi, le guide politico-spirituel de l’Inde, Martin Luther King, le pasteur noir militant des droits civiques, et Nelson Mandela, le résistant sud-africain, sont, sans nul doute, des personnalités ayant marqué le XXe siècle. Ces figures, par leur charisme, ont laissé des traces de leurs faits et gestes dans la mémoire collective aussi bien dans la littérature pour adultes que dans la littérature de jeunesse. Ce qui lie ces trois grandes figures du siècle dernier, au-delà de leur appartenance à un pays auparavant occupé par des Européens, c’est avant tout leurs convictions politiques, religieuses et communautaires. Leurs opinions convergent vers ce qu’on peut appeler la notion de non-violence.

    Cette notion, issue des textes religieux, a été mise en lumière au cours du XXe siècle dans les actions menées par le Mahatma contre le gouvernement de son pays. L’élite anglaise qui dirigeait le territoire indien, exploitait les ressources de l’Inde et asservissait la population. Forte du succès du concept de non-violence remanié en véritable action politique (1), de nombreuses personnalités vont s’inspirer dans leurs pays des principes de la non-violence dans leurs combats contre l’oppression et la haine.

    Il va de soi que de nombreux ouvrages, dont des biographies, fleurissent à propos de ces figures de paix et de tolérance, dans la littérature pour adultes d’abord,  puis, un peu plus tard, dans la littérature de jeunesse. Citons quatre titres : Un long chemin vers la liberté (2) de Nelson Mandela ; Martin Luther King : autobiographie (3) à partir de textes rassemblés par Clayborne Carson ; Au loin la liberté (4) par sa sainteté le quatorzième Dalaï lama Tenzin Gyatso ; Moi, Malala, je lutte pour l’éducation et je résiste aux talibans (5) de Christine Lamb, à propos de Malala Yousafzai.

    La publication des livres biographiques et ouvrages critiques sur les grandes personnalités de la non-violence a débuté vers les années 1920 avec la sortie du livre de Romain Rolland sur Gandhi (6). La démarche de l’auteur français avait pour but de présenter le passé d’un symbole politique dans la lutte contre l’oubli et dans la réalisation d’un avenir plus sûr.

    L’étude que nous consacrons aux personnalités de la non-violence nous a permis de constater que la présentation de personnages célèbres dans la littérature et la presse jeunesse ne date pas d’une époque récente. Nous pouvons affirmer que la publication et la diffusion des vies illustres sont ancrées dans la tradition de la littérature de jeunesse car, depuis le XVIIIe siècle, les éditeurs et pédagogues ont accordé une importance considérable à l’édification morale de l’enfant (7). De ce fait, les maisons d’édition et de presse choisissent des figures exemplaires ayant marqué par leur bravoure et leurs vertus une société entière. Leurs grands faits seront narrés aux enfants de manière romancée ou brève. À travers leurs faits, ils transmettent des valeurs positives aux plus jeunes permettant à ceux-ci de devenir des personnes vertueuses selon la vision idéalisée des adultes comme l’ont démontré Isabelle Nières-Chevrel (8) et Ségolène Le Men (9) dans leurs ouvrages sur la littérature de jeunesse.

    Le choix de notre sujet d’étude résulte de la présence peu significative de la non-violence dans les études critiques jeunesse et dans la littérature destinée aux jeunes lecteurs. Ce principe philosophique est encore de nos jours évoqué par une conception réductrice du bonheur, de la paix comme le montre Philippe Godard dans un de ses ouvrages sur Gandhi : « Mais la politique qu’il a incarnée, l’économie qu’il a tenté d’étendre à toute l’inde à partir de sa communauté, ou encore le sens profond de sa non-violence restent souvent obscurs (10). » D’où l’intérêt accordé à l’information voire à l’apprentissage de ce concept par des organismes et des associations comme le Mouvement pour une Alternative Non-violente (MAN) et par des éditeurs dans des livres sur ces grandes figures.

   La récente prise en compte du concept de non-violence en littérature de jeunesse soulève une question centrale de ce mémoire : comment les vies des représentants de la non-violence sont-elles présentées dans les différents genres de la littérature et la presse de jeunesse ?

    A toutes les époques, des combats non-violents ont existé comme le montre Nathalie Bailleux dans un de ses livres destinés aux enfants : « Bien avant lui (11), les premiers chrétiens n’avaient-t-ils pas déjà prêché la non-violence ? Et Las Casas défendant les indiens ne pratiquait-t-il pas lui aussi la non-violence ? » (12)

    Même si le père de la nation indienne a contribué à la reconnaissance de la non-violence par sa démonstration politique, certains chercheurs et critiques objectent que ce principe existait dans les textes chrétiens, musulmans voire hindous (13). L’intérêt de cette étude réside dans le rétablissement de la conception non-violente et de l’évolution du traitement de cette notion à travers des livres pour enfants et adolescents.

    Les enjeux de notre sujet peuvent être formulés sous forme d’interrogations. L’évocation des vies de figures telles que Nelson Mandela ou Aung San Suu Kyi est-elle fidèle à la réalité des faits ? Ces livres traitent-ils de ce principe philosophique de non-violence ? Si oui, quelle vision du concept les éditeurs et auteurs transmettent-ils au lecteur ? Quels sont les objectifs de ces diverses œuvres ? Quelles sont les motivations des auteurs et des autres représentants du monde du livre pour la jeunesse ? Peut-on voir ces créations récentes comme des adaptations de biographies adultes dans la littérature de jeunesse ? Qu’est ce qui les distingue des biographies pour adultes ?

    Afin de répondre à ces questions, nous avons fait le choix de sélectionner des livres et des journaux liés à l’actualité  ou proposant des récits historiques ou  traitant de thèmes comme la résistance face à l’oppression. Le corpus est composé de livres et d’albums documentaires, de romans historiques, de bandes dessinées et de journaux pour la jeunesse dirigés par les grands groupes d’édition Bayard et Milan.

    Un choix de livres et de journaux parus entre 1989 et 2016 a été opéré et nous avons constaté que des similitudes conceptuelles et techniques existaient entre ces différents supports. La sélection a été faite d’une manière particulière. Un livre (deux au plus) devait représenter une collection ou une édition singulière et devait illustrer globalement une figure de la non-violence. Nous avons tenu à ce que les livres du corpus incarnent la problématique de l’étude. La plupart ont été publiées dans les années 2000 par des maisons d’édition et de presse qui recouvrent l’ensemble des genres littéraires. S’ils véhiculent tous des valeurs positives, ils proposent toutefois, aux jeunes lecteurs, des perceptions complexes du contexte historique. Nous nous demanderons si les vies des figures historiques et illustres dans les livres du corpus sont fidèles aux faits réels. Comment s’opère cette éventuelle simplification biographique dans les livres et journaux de jeunesse ? Quels choix historiques ont été faits des vies des grandes personnalités à des fins pédagogiques ? Autrement dit, pour résumer la problématique de notre étude : comment les vies des représentants de la non-violence sont-elles présentées dans les différents genres de la littérature et la presse de jeunesse ?

    Afin de répondre à l’interrogation principale qui structure notre recherche, nous avons choisi de présenter dans une première partie l’histoire de la biographie à destination de la jeunesse. Pour cela, nous tenterons d’établir l’historique du genre dans les livres et la presse jeunesse. Les visées pédagogiques nous permettront d’élargir notre analyse sur les motivations des responsables de l’enfance et des éditeurs jeunesse quant à l’usage de ce genre littéraire sur l’éducation des jeunes écoliers.

    L’objet de la deuxième partie nous permettra d’évaluer les finalités du traitement des figures non-violentes chez les représentants de l’édition. Le concept de non-violence incarné par des grandes personnalités sera défini dans une sous-partie tandis que le traitement des figures de la non-violence selon les sexes dans la littérature de jeunesse nous fera réfléchir sur l’inégalité de présentation des personnalités dans les œuvres du corpus et d’autres non inclus dans le corpus. La volonté des éditeurs sera évoquée tout en présentant la motivation des auteurs et illustrateurs. Enfin, il sera nécessaire de clore ce chapitre sur les destinataires des livres et journaux qui peuvent varier selon l’orientation éditoriale des œuvres et les informations apportées. Nous analyserons les messages transmis par ces  productions contemporaines à destination du jeune lecteur tout en éludant la place dans la littérature et la presse jeunesse des livres et journaux du corpus.

    La troisième partie nous plongera dans l’analyse des biographies de deux figures de la non-violence : Nelson Mandela et Aung San Suu Kyi. Le traitement biographique des grandes figures nous amènera à établir une distinction entre les œuvres du corpus qui évoquent la non-violence et celles qui évoquent la vie des figures politiques à travers la mise en scène de l’histoire, les pages de couverture, le paratexte, les illustrations et la relation entre le texte et l’image. Nous évoquerons l’hybridation des genres dans les livres et journaux car nous avons constaté que des liens au niveau de la forme unissaient des œuvres du corpus. L’occasion nous sera donnée d’évaluer le traitement des deux figures dans d’autres productions contemporaines pour la jeunesse. La présentation du contenu nous permet d’entrer au cœur du mémoire.

(octobre 2017)

(1) Aux sources de la non-violence : Thoreau, Ruskin, Tolstoï, Ramin Jahanbegloo, Gandhi, Editions du Félin, Le temps et les mots, 1998.

(2) Un long chemin vers la liberté, Nelson Mandela, Fayard, 1996.

(3) Martin Luther King : autobiographie, Clayborne Carson, Bayard, 2008.

(4) Au loin la liberté, sa Sainteté le Dalaï-Lama, Fayard, 1990.

(5) Moi, Malala, je lutte pour l’éducation et je résiste aux talibans, Christine Lamb, Calmann-Lévy, 2013.

(6) Jacques Sémelin et Christian Mellon, La Non-Violence, Presse Universitaire de France, Que sais-je ?, 1996.

(7) Isabelle Nières-Chevrel (dir.) ; Jean Perrot (dir.). Dictionnaire du livre de jeunesse : la littérature d’enfance et de jeunesse en France, Cercle de la Librairie, 2013.

 (8) Isabelle Nières-Chevrel, L’introduction à la Littérature de Jeunesse, Didier jeunesse, Passeurs d’histoires, 2009.

 (9) Ségolène Le Men, Jean Glénisson (dir.), Le Livre d’enfance et de jeunesse en France,  Société des Bibliophiles de Guyenne, 1994.

 (10) Philippe Godard, Gandhi et l’Inde : un rêve d’unité et de fraternité, Syros, 2007, p.75.

 (11)  Gandhi

(12) Nathalie Bailleux et Yves Beaujard, Droit de L’homme et Non-violence, Monde en Poche junior, édition Nathan, 1994, p.58.

(13) Ramin Jahanbegloo, Gandhi – Aux sources de la non-violence : Thoreau, Ruskin, Tolstoï, Editions du Félin, Coll. Le temps et les mots, 1998.