Qu’est-ce qu’une approche critique des livres pour enfants ?
Telle est la question qui m’est proposée. J’y ajouterai une précision temporelle : qu’est, que peut être une approche critique des livres pour enfants dans ces dernières années du XXème siècle ?
La question, en effet, n’aurait ni le même sens ni la même réponse si elle était posée à la fin du XVIIIème siècle, au temps du duumvirat Jules Verne-Comtesse de Ségur.
Il nous faut donc, comme préalable à la question posée, indiquer brièvement quelques données qui caractérisent notre temps et dont l’approche critique du livre pour la jeunesse doit tenir compte.
Voici celles qui me semblent les plus importantes :
1) Développement tumultueux des sciences humaines : histoire économique et des mentalités, sociologie, linguistique, sémiologie, psychologie, psychanalyse, ethnologie, anthropologie, etc.
Chacune de ses disciplines apportent des éléments importants sur l’enfant, sur son évolution affective et intellectuelle dans le passé et dans le présent, sur l’influence qu’exercent sur cette évolution, sa famille, son milieu, la société où il vit. Ces éléments nouveaux, les critiques des livres pour enfants devraient normalement les connaitre, les assimiler et les utiliser.
2) La littérature pour enfants est encore assez généralement considérée comme une sous-littérature. On s’interroge toujours sur son statut et la critique pour enfants, bien qu’elle ait gagné des positions depuis 15 ans, reste rapide et épisodique, à la radio et dans la grande presse, ou confinée dans des revues spécialisées.
3) Une approche critique valable, pour s’imposer, doit emprunter les nouveaux médias, en particulier la télévision ; or aucune émission spécifique ne lui est consacrée et on ne lui réserve jamais de place dans les émissions de critique et de débats comme Apostrophes de Bernard Pivot, Ex-Libris de Patrick Poivre d’Arvor, Paroles de femmes d’Aline Pailler, ou Océaniques.
Rappelons, pour mémoire, une tentative de FR3 en 1982/1983, avec Michèle Jouhaud-Castro. Mais cette animation se bornait à faire raconter l’histoire contenue dans le livre par des enfants. Emission d’une rare médiocrité.
C’est là une occasion pour nous de réfléchir sur ce que peut être l’approche critique des livres pour enfants aujourd’hui, sans oublier que cette approche ne peut pas être la même dans un quotidien, dans un hebdomadaire, dans une émission de télévision, dans une revue ou dans un essai.
. Premier critère :
Le premier critère d’une approche critique, me semble-t-il, est et reste le principe de plaisir. Qu’il se présente comme album, conte, récit, roman, ouvrage encyclopédique, un livre pour enfant, aussi bien dans son texte que dons son illustration, doit rester un objet agéable, de récréation au sens étymologique du mot.
Ici, une précision, plaisir pour qui ? Pour l’adulte qui fabrique ou achète le livre ? Ou pour l’enfant qui va le « pratiquer » ? Poser la question, c’est commencer à y répondre.
Le plaisir qu’il faut prendre en compte, c’est celui du destinataire que l’adulte souhaite et prépare. Par ce biais, il peut s’agir d’un plaisir partagé car l’écrivain et l’illustrateur peuvent aussi prendre du plaisir à réaliser des œuvres de qualité, à la fois créatives et tenant compte des connaissances nouvelles que leur époque leur apporte sur l’enfant.
Ici, deux exemples : les albums de Christian Bruel et de son équipe, aux éditions Le Sourire Qui Mord, diffusés par la NRF, provocateurs et intelligents comme l’ont été ceux de François Ruy-Vidal dans les années 1970 ; et les nouvelles collections encyclopédiques de Pierre Marchand chez Gallimard : qualité exceptionnelle des photographies, textes simples, bien informés, associés à des poésies.
On s’est beaucoup plaint de la « critique d’humeur » ou « impressionniste ». Il n’est pas question de la réhabiliter ; rappelons malgré tout qu’il est important que le critique ait une formation artistique de bon niveau qui lui permettent de comprendre et d’aider les innovations. En bref, de l’esprit et du goût.
. Deuxième critère :
Œuvre d’art, le livre de jeunesse a un ou a des publics « ciblés » caractérisés par des intérêts et des possibilités de compréhension différents. Ces possibilités et ces intérêts sont décrits et analysées dans des ouvrages classiques de Freud, Klein, Bettelhein, Lebovici, Wallon, Piaget, Zazzo, etc.
L’illustrateur, l’écrivain et le critique de livres pour la jeunesse doivent avoir ces connaissances de base qui leur permettront de mieux interprêter les réactions de tel ou tel jeune sur lequel l’ouvrage a été « essayé ».
Notons du reste que certaines maisons d’édition, sans attenter à la liberté des artistes, les entourent d’équipes de conseillers spécialisés. Il faut de même, comme cela se fait déjà dans certaines revues, que l’approche critique soit celle d’une équipe qui ne se limiterait pas à des enseignants et à des bibliothécaires, mais qui compteraient aussi des linguistes, des psychologues, des psychanalistes, des historiens des mentaltés.
Pour me borner à un exemple : on connait aujourd’hui avec une relative précision le nombre moyen de mots que possède telle ou telle classe d’âge. On sait aussi qu’au-delà d’une certaine proportion de mots inconnnus (25 à 30 %) le jeune lecteur, démoralisé, se démobilise et ne lit pas plus avant.
La revue Le français dans le monde, en utilisant les données du « français fondamental », avait, il y a 25 ans, lancé une opération de comptage, dont le but était d’indiquer sur la quatrième de couverture le rapport entre le nombre de mots employés par l’auteur et le nombre de mots correspondnants à l’âge ciblé ; Il faudrait, à présent que nous disposons de l’informatique, que les éditeurs et les critiques reprennent et actualisent cette initiative.
. Troisième critère :
Un livre est toujours un support d’identification, de transfert et de socialisation. E t il l’est encore plus fortement quand il s’adresse à l’enfance, période où s’élabore et se structure sa personnalité.
Sans moralisme excessif et sans tomber dans les exclusions de Marie-Claude Monchaux, il n’est pas possible de donner comme objet de consommation immédiate, à des classes d’âge qui ne dispose pas encore d’esprit critique, des livres dont les héros sympathiques l’orienteraient vers le racisme, la chauvinisme, le mépris des femmes, des pauvres, la marginalisation, etc.
Il ne s’agit pas d’exclure des bibliothèques Clovis Dardentor, manifeste misogyne de Jules Verne, ni son Hector Sarvadac, roman violemment antisémite, ni même la série du Lieutenant X (Hachette) insidieusement raciste. Il faut seulement les déconseiller aux plus jeunes et utiliser ces livres comme base de discussion sur les divers racismes.
De même, l’approche critique doit dégager le rapport enfant-adulte contenu dans le livre et signaler par exemple le caractère irréaliste (qui peut être positif dans certains cas pour le jeune lecteur) de certains livres où les enfants surveillent les adultes ou encore trouvent la solution d’énigmes policières qui sont restées indéchiffrables pour les adultes.
La critique doit dégager aussi le parti pris politique de l’écrivain, qu’il s’agisse de fiction ou d’ouvrages encyclopédiques, ce qui est passé sous silence et la manière dont les événements sont présentés.
A titre indicatif, trois recherches exemplaires : celle de Pierre Nora sur les omissions et les variations de l’histoire de France d’Ernest Lavisse, celle de Jack Zypes sur les corrections et les ajouts des contes des frères Grimm et la toute récente étude de Mireille Le Van Ho à propos des livres de jeunesse sur la révolution parus en France entre 1970 et 1980.
Dans une perspective proche, l’approche critique, en tenant compte de l’apport de la linguistique et de la socio-linguistique, doit apprendre aux enfants (et aux adultes) à distinguer entre le langage bâti sur de lieux communs et un langage authentique, à la fois simple et créatif.
. Quatrième critère :
Il n’est pas question de la négliger et pour la susciter, la collaboration des enseignants, des bibliothécaires, des parents, des libraires est indispensable. Encore faut-il ne pas se limiter, comme dans l’expérience de FR3 dont il a été question et se souvenir que les enfants interrogés directement sont souvent gênés dans leur réponse par leur manque de vocabulaire ou d’assurance : ils ne donnent alors qu’une opinion simplifiée et convenue, celle qu’ils pensent pouvoir donner.
La meilleure méthode reste celle de l’interrogation indirecte ou encore un débat animé par une équipe de spécialistes qui apportent au fur et à mesure de la discussion des informations susceptibles d’éclairer les jeunes lecteurs sur les problèmes réels que posent le livre.
Essayons de reprendre et de restituer les caraxtristiques de l’approche critique des livres pour la jeunesse en cette fin de millénaire :
1) elle doit rester une critique d’humeur, humeur relativisée par la culture et le goût ; renvoyant toujours à l’équation personnelle d’un critique, elle doit être signée.
2) elle doit assimiler, utiliser et vulgariser les connaissances les plus avancées des sciences humaines et, pour y parvenir, indiquer et expliquer ses critères de jugement ; par sa qualité et par sa pertinence, elle doit s’imposer aux nouveaux médias.
3) elle ne doit pas se limiter au passé et au présent, mais susciter de nouveaux écrivains dans le secteur de la vulgarisation, notamment parmi les chercheurs spécialisés, capables de présenter clairement des problèmes complexes ; je pense à Hubert Reeves en astronomie, à Jean-Marie Pelt en botanique, au commandant Cousteau en biologie.
Cette approche critique devrait être créatrice en révélant aux écrivains de nouveaux sujets, de nouvelles sources d’inspiration : défense de l’environnement, solutions nouvelles aux problèmes posés par l’accroissement des divorces, du chômage, de la misère du Tiers-Monde, etc.
Ces trois orientations fondamentales doivent être présentes, en filigrane, dans les brefs compte-rendus et s’approfondir ou s’expliciter dans les revues spécialisées.
Les fiches restent utiles, mais peut-être peuvent-elles dégager mieux, même brièvement, les critères objectifs sur lesquels elles se fondent. Elles doivent aussi être signées.
Il faut donner la plus grande place possible à des articles de fond sur les critères à retenir et à écarter, sur les courants et les problèmes de cette littérature et sur ses rapports avec les contradictions de chaque époque. Une place au moins égale sera réservée à des interventions de créateurs qui, souvent, en savent beaucoup plus que les meilleurs critiques.
L’approche critique de la littérature pour la jeunesse, en 1990, doit devenir plus efficace et se proposer les buts suivants :
– sortir la littérature de jeunesse de son ghetto et faire reconnaitre son importance par le grand public et les médias.
– contribuer à l’amélioration et au renouveau de cette littérature en lui proposant de nouveaux sujets.
– participer au mouvement général de la critique et, par ce biais, à l’évolution des mentalités sur les droits des enfants et sur le sens même de notre civilisation.
Mais, dans ces conditions, comment nous limiter à une « approche critique » ? En 1954, Hélène Gratiot-Alphanréry, dans son étude classique La lecture en milieu rural, notait qu’à 30 kms de Paris, des enfants de journaliers agricoles, à 10 ans, n’avaient jamais eu entre les mains des livres de loisirs.
Trente-cinq ans plus tard, la situation n’a pas réellement changée. Un sondage réalisé dans les environs de Tours, en septembre-octobre 1989, nous apprend que plusieurs écoles primaires rurales ne disposent toujours pas de « coins-lecture » et ne bénéficie pas de l’apport du biliobus. Manque ou mauvaise répartition des crédits ?
Il serait absurde de s’en prendre aux enseignants et aux bibliothécaires qui font ce qu’ils peuvent et au-delà. Promouvoir la lecture et les meilleurs livres, développer le sens critique du futur adulte, c’est l’affaire de tous. C’est un problème politique, un élément d’une entreprise globale qu’on pourrait appeler, pour simplifier, la politique de la lecture et de la culture.
Nous autres, chercheurs ou critiques, nous ne pouvons plus nous borner à une « approche critique ». A quoi pourrait bien servir de critiquer des livres que tant d’enfants n’auraient pas la possibilité de lire ?
Nous devons tous devenir des pourvoyeurs gratuits, des distributeurs bénévoles de livres aux enfants défavorisés. Nous pourrions, par exemple, constituer des banques de livres pour enfant. En guise de premiers apports, nopus y verserions, après les avoir étudiés, les meilleurs livres que nous recevons en service de presse. Nous pourrions encore demander aux enfants favorisés de donner à notre banque les livres qu’ils aiment le plus. Beaucoup de livres de qualité, peu soutenus par la presse, sont pilonnés. Nous pourrions persuader des éditeurs de nous les donner.
Nous vivons une époque où le livre, pour se maintenir, doit aller vers ses lecteurs potentiels. « Un dictionnaire, disait magnifiquement un participant interviewé il y a quelques mois dans une émission télévisée, ça doit se donner, c’est un acte d’amour ».
Notre approche critique ne peut pas, elle non plus, rester théorique. On n’est riche que de ce qu’on donne.
( article paru dans le n° 39 – juin 1990 – du bulletin du CRILJ )
Normalien, agrégé de philosophie, Marc Soriano (1918-1994) est romancier, pour les adultes et pour les enfants, et psychanalyste. Professeur de littérature populaire et pour la jeunesse à Bordeaux III et professeur émérite à Paris VII, il est spécialiste de Charles Perrault et de Jules Verne. En 1968, il publie aux éditions Gallimard Les Contes de Perrault, culture savante et traditions populaires et, en 1975, chez Flammarion, un épais Guide de littérature pour la jeunesse dont la réédition, chez Delagrave, en 2002, était très attendue. Marc Soriano fut membre du conseil d’administration du CRILJ.