Bruno Pilorget répond à Laurence Le Guen

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Un livre de photographies pour Jesse Owens

“Il court ! Depuis qu’il sait marcher, il court. Jesse Owens, athlète afro-américain de légende, remporte quatre fois l’Or aux Jeux olympiques de Berlin en 1936 alors dirigé par Hitler. Quelle est son histoire ? Un roman illustré par des photos historiques qui retrace le destin hors du commun de Jesse Owens, sa jeunesse dans les États-Unis rongés par la ségrégation et ses exploits aux JO de 1936 à Berlin aux mains des nazis.“

     Ainsi est annoncé sur le site de l’éditeur  IL COURT ! Jesse Owens, un dieu du stade chez les nazis, nouvel ouvrage qui associe l’illustrateur-carnettiste Bruno Pilorget et l’autrice Cécile Alix.

    Rencontre avec un des auteurs de cet ouvrage hybride, à la rencontre du carnet de voyage, du roman illustré, de la biographie.

Est-ce votre premier ouvrage accueillant des images photographiques ?

    J’ai publié chez La Boite à bulles un carnet de voyage en 2013, Salaam Palestine ! Carnet de Voyage en Terre d’Humanité, livre qui associe texte, dessins et photos.

    Invité en 2008 par le consulat de France à Jérusalem à réaliser des ateliers peinture dans les Territoires Occupés, et bouleversé par ce séjour, j’avais monté un projet pour y retourner. Le festival de carnets de voyages de Clermont-Ferrand et le consulat m’ont aidé. Deux amis, l’autrice Véronique Massenot et le photographe Marc Abel, m’ont accompagné lors de ce second déplacement pour essayer de faire un reportage pour un futur livre. Nous avons trouvé un éditeur et quand nous avons réalisé la maquette, la photo et le dessin de voyage se répondaient très souvent avec le texte pour lien entre nous trois. Ce carnet de voyage-reportage a reçu de nombreux prix et a été très remarqué.

    J’ai aussi réalisé des dessins aux cotés de photos pour l’ouvrage Réfugier, chez le même éditeur que Salaam. C’était une commande de l’université Clermont pour parler de migrants qui avaient installé un campement de fortune dans les jardins de la faculté des lettres de l’université à Clermont-Ferrand en 2017. D’autre part, deux de mes albums de la collection “Pont des Arts” chez l’Élan Vert, Les dessins de Claire et Omotou guerrier Masaï ont des photos en fin d’album. Également un livre chez Béluga (Coop Breizh), Papa sauveteur,  avec une doc photo en fin d’album sur la SNSM. Et enfin un album chez Rue du Monde, Monsieur Chocolat, le premier clown noir, avec une partie documentaire à la fin de l’album, composé de photos d’époque pour compléter les infos sur cet homme fabuleux, né esclave à Cuba et devenu le plus grand clown à Paris, malgré le racisme de cette époque fin 19ème  – début 20ème.

Comment avez-vous été amené à collaborer sur ce projet  ?

    L’autrice Cécile Alix a été fascinée par  l’histoire de Jesse Owens, cet athlète noir américain incroyable, porteur de valeurs pour les plus jeunes : issu d’une famille très pauvre, Jesse a beaucoup travaillé pour devenir le plus grand athlète du monde des années 30, malgré le racisme, et a gagné ses médailles devant un Hitler impuissant et furieux de l’amitié de Jesse avec un de ses champions pendant les JO.

    Cécile a proposé son récit sur Jesse aux éditions de L’Élan Vert pour la collection “les carnets de Pont des Arts”. Cécile désirait que j’illustre cette histoire. J’ai déjà réalisé dans cette collection un ouvrage dont l’histoire se déroule dans le Japon d’Hokusai. Mes illustrations sont aux côtés d’une sélection d’estampes du grand artiste.

    L’Élan Vert m’a donc proposé ce travail en m’envoyant le manuscrit et la sélection de photos. De mon côté, je me suis bien documenté également avant de commencer les dessins.

Cet ouvrage retrace-t-il toute sa vie ?

    Juste une partie, de son enfance jusqu’aux JO de Berlin en 1936. La partie documentaire en fin d’ouvrage raconte la suite de sa vie après les JO, la ségrégation raciale aux USA et ce qu’était être un athlète noir dans les années 1930.

Pourquoi ce format ?

    C’est un petit format de 20 x 15, comme un carnet de voyage moleskine avec élastique qu’on glisserait dans un sac à dos. J’adore cette collection qui demande des dessins sous forme d’un mix illustrations littérature jeunesse et dessins de carnet de voyage.

Quelle place pour les images dans les doubles pages ?

    Les vingt-quatre illustrations et la quinzaine de photos sont complémentaires. Pour une maquette vivante et actuelle, elles ont été placées en cabochons, en demi page, en trois-quarts, en pleine page, voire même en double-page.

Êtes-vous parti des photographies pour réaliser vos illustrations ?

    Il n’existe aucune photo de l’enfance de Jesse. J’ai dû l’imaginer enfant, mais ce n’est pas un problème pour moi de partir d’un personnage adulte pour dessiner la tête de l’enfant qu’il a pu être. Et surtout, j’illustre le formidable texte de Cécile Alix : « … il n’y a pas de chauffage dans le taudis qui sert de logis à sa famille. Deux pièces où s’entassent onze enfants et leurs parents…un abri ouvert à tous les vents et à la vermine”.  Pour l’ambiance de l’époque et la suite de sa vie, j’ai visionné beaucoup de photos et de documentaires. Je m’appuie sur cette matière, mais je laisse parler mon imaginaire. J’ai dessiné dans l’esprit carnet de voyage, comme si j’étais aux cotés de Jesse, aux USA dans sa jeunesse et sa progression dans les stades, puis lors de sa traversée de l’Atlantique et enfin pour ses exploits aux JO de Berlin.

Vos illustrations complètent-elles ce que ne dit pas la photographie ? Est-ce qu’elles apportent une ambiance ?

    Oui, c’est cela, pour surtout ne pas faire doublon. Techniquement, j’ai utilisé des encres aux couleurs éclatantes qui tranchent  avec les photos en noir et blanc. Cette percussion de la couleur, très vive, très dense, rappelle le monde du sport. Et pour évoquer la grâce et la fluidité de ce champion, cette peinture était idéale pour ses transparences, sa fluidité et sa légèreté. Pour compléter ce côté très actuel, la graphiste a prolongé certaines de mes couleurs en légers dégradés sur les photos, et repris parfois une des couleurs de mes encres comme fond pour certaines pages de texte.

Un livre tout en photos aurait été immédiatement classé comme documentaire sur le sport, ce qu’il n’est pas du tout. Alors que là, ce qui fait le charme de cette collection, c’est l’harmonie et le bon équilibre texte, dessins et photographies, qui fonctionnent parfaitement pour toucher un large public à partir de 9 ans. Jusqu’aux adultes. Ce qui fait la spécificité de cette belle collection.

D’où viennent les photographies ?

    Cécile a collecté un large choix d’images photographiques pour son projet. Et les éditrices ont pu compléter et faire leur sélection. Peu étaient libres de droit et  il a parfois été compliqué de trouver les autorisations. J’ai moi-même pu apporter mon avis sur ce choix de photos pour être encore plus précis sur les épreuves sportives.

propos recueillis par Laurence Le Guen – mai 2022

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Merci à Laurence Le Guen pour ce partage

 

Autrice d’une thèse de doctorat consacrée aux ouvrages photographiques pour enfants des années 1960 à aujourd’hui, commissaire d’exposition et présidente de l’association Les Amis d’Ergy Landau, Laurence Le Guen est chercheuse associée au laboratoire du Cellam à l’Université de Rennes 2, membre de l’AFRELOCE (Association française de recherche sur les livres et les objets culturels de l’enfance) et de la LPCM (Association internationale des chercheurs en littératures populaires et cultures médiatique), et professeure de lettres dans l’enseignement secondaire. Elle publie régulièrement des articles dans des revues spécialisées, des comptes-rendus d’exposition sur le site Littératures Modes d’emploi. Elle intervient dans des colloques internationaux ayant pour objet la photolittérature de jeunesse. Parution récente, chez MeMo de 150 ans de photolittérature pour les enfants, issu de sa thèse. Laurence Le Guen anime un très riche carnet de recherche, Miniphlit, sur lequel nous avons lu cet entretien. Lien vers le carnet ici.

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Bruno Pilorget est dessinateur autodidacte. Dans son travail, il a, depuis son premier livre, Pièges dans la jungle, chez Gallimard Jeunesse, en 1982, une prédilection pour l’ailleurs, le voyage et les autres cultures. « A chaque nouvel album, j’ai la volonté de raconter avec mes illustrations en essayant de leur donner un sens pour prolonger le texte. J’aime progresser, chercher de nouvelles techniques et aller vers ce que je ne connais pas encore, comme si j’explorais une autre culture, un autre pays, guidé par le voyage de l’histoire et le style de l’écrivain. » Carnettiste, il quitte souvent son atelier breton pour partir en voyage et réaliser sur le vif des carnets remplis de dessins, de peintures et d’anecdotes. Parmi les ouvrages sur lesquels il a mis des images : Les Sages Apalants de Marie-Sabine Roger (Sarbacane, 2008), L’Invisible de Marie Diaz (Belin, 2012), Le Roi Cheval d’Evelyne Brisou Pellen (Millefeuille, 2011), Sœur blanche, sœur noire d’Yves Pinguilly (Rue du Monde, 2011), Au Pays des vents si chauds de Séverine Vidal (L’Élan Vert, 2013). Bruno Pilorget expose régulièrement son travail tant en France qu’en Allemagne, au Québec, en Palestine, en Jordanie, au Vietnam, en Chine ou en Corée. C’est un habitué des rencontres et des ateliers.

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Cécile Alix est auteure pour la jeunesse et conférencière. S’intéressant à la pédagogie sociale, elle intervient auprès de jeunes atteints de troubles cognitifs. Elle enseigne le théâtre et la relaxation auprès des jeunes enfants. Elle est formatrice auprès de futurs enseignants. En parallèle, elle écrit des albums, des contes, des romans, des pièces de théâtre et des bandes dessinées pour les jeunes lecteurs ainsi que des ouvrages pédagogiques. « J’aime contempler alentour, lire, chérir, applaudir, apprendre, partager et dessiner des histoires sur mon clavier. Mon passe-temps favori : semer des graines dans les esprits juvéniles, bien les arroser, puis les regarder pousser. […] J’aime rencontrer mes lecteurs et j’interviens régulièrement en écoles, collèges, bibliothèques. Je propose ateliers d’écriture, ateliers philo, théâtre, lectures animées et conférences jeunesse. » Parmi les nombreux ouvrages pour la jeunesse publiés par Cécile Alix : Oh les loups ! (Paquet, 2013), Les grands personnages de l’histoire (Oskar, 2014), La Mémé du chevalier (Magnard, 2015), Coups de pinceau sur les oiseaux (Élan vert, 2015), Six contre un (Magnard, 2018), les séries « Les émotions de Moune » (Magnard), « 100% ado » (Poulpe). « Raoul pigeon détective » (Casterman Jeunesse).

 

 

 

 


Laëtitia Bourget à Tours

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En juin 2021, dans le cadre des animations impulsées par le CRILJ en accompagnement de son colloque Habiter dans la littérature pour la jeunesse, les élèves de trois classes de moyenne et grande section de l’école Croix-Pasquier à Tours (Indre et Loire) ont travaillé avec Laëtitia Bourget.

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    A l’occasion de la préparation de son colloque des vendredi 15 et samedi 16 octobre 2021, le CRILJ nous a sollicités pour concevoir une rencontre avec un illustrateur ou une illustratrice, un auteur ou une autrice autour de la thématique « Habiter ».

    Aussitôt, nous est venue l’idée de faire appel à Laëtitia Bourget. Pourquoi ? Laëtitia Bourget est, tout d’abord, l’autrice de l’album Ma maison, publié aux éditions des Grandes personnes et illustré par Alice Gravier. L’album est idéal pour la thématique choisie et, par ailleurs, nous avions accueillie Laëtitia Bourget en résidence en 2014. Nous sommes restées très en lien depuis et, aussitôt appelée, aussitôt embarquée. C’est ainsi que nous allions passer trois matinées dans la classe de moyenne et grande section de l’école Croix-Pasquier à Tours nord. Dans cette école qui demande à être reconnue en tant que REP, la plupart des familles sont en très grande difficulté.

    Lors d’une première matinée, le 11 juin, les enfants ont pu s’immerger dans une sélection d’albums traitant du sujet au côté des lectrices de Livre passerelle. Les 2 matinées suivantes, les 21 et 22 juin, les mêmes lectrices ont accompagné Laëtitia Bourget dans sa rencontre avec les élèves. L’autrice les a d’abord amenés à réfléchir sur les différentes habitations, puis sur ce dont nous avons tous besoin pour habiter. Ensemble nous avons réfléchi à toutes les dimensions qui font qu’on habite un lieu, qu’on habite le monde et qu’on y est bien. Nous avons lu, discuté, raconté, échangé pour au final, inventorier des mots qui font la notion d’habiter. L’autrice a donc travaillé avec eux, de manière détournée, le mot, le verbe et l’expression.

    Ensuite, les enfants ont réalisé ensemble, à la peinture, une immense frise. Les grandes sections ont d’abord dessiné des habitations au regard de tous nos échanges. Les moyens sont ensuite venus agrémenter la frise de leurs propres maisons mais aussi de détails beaucoup plus abstraits. Laëtitia Bourget explique : « Les enfants étaient autorisé à dessiner sur les dessins des autres, ce qui les a beaucoup surpris au début. La connivence des deux sections a été fort intéressante « .

    La frise a ensuite été accrochée en salle de motricité. « Les enfants ont apprécié les interventions, raconte l’institutrice. Aussi bien avec Livre passerelle et sa fameuse valise qu’avec quelqu’un qui écrit des livres en vrai « .

par Livres passerelle – été 2021

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BIBLIOGRAPHIE DES OUVRAGES DE LA VALISE

. C’est ma mare, de Claire Garralon  (MeMo, 2016)

. Tu habites où ? de Judith Gueyffier  (Rue du monde, 2018)

. Maisons-Maison, de Elisa Gehin  (Thierry Magnier, 2016)

. La maison de l’ourse, de Emilie Vast  (Memo, 2020)

. Rien du tout, de Julien Billaudeau  (Maison Georges, 2016)

. Une maison très spéciale, de Ruth Krauss  (MeMo, 2019 ; édition originale : 1953)

. La maison des autres enfants, de Luca Tortolini  (Cambourakis, 2016)

. Popville, de Louis Rigaud  (Hélium, 2009)

. Loin, très loin, de Maurice Sendak  (Memo, 2016 ; édition originale : 1957)

. La maison, de J. Patrick Lewis et Roberto Innocenti  (Gallimard, 2010)

. Forêt des frères, de  Yukiko Noritake  (Actes sud, 2020)

. Ma maison, de Laetitia Bourget et Alice Gravier  (les Grandes Personnes, 2018)

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Née à La Rochelle en 1976, Laetitia Bourget a suivi des études d’arts plastiques à l’université de Bordeaux. Autrice, elle développe également une activité artistique sous des formes multiples telles que la vidéo, la photo, la sculpture, l’installation. Ses premiers albums pour enfants naissent de sa rencontre avec les illustratrices (parfois autrices) Emmanuelle Houdart et Alice Gravier. Elle vit à Néons-sur-Creuse, dans l’Indre, où elle a, en famille, construit sa maison. Elle y cultive son jardin « avec attention et gratitude », entourée d’arbres, d’animaux de tous poils et plumes, en surplomb d’une rivière accueillante. Depuis 1997, elle a mené divers projets avec des musiciens (Anne-Lore Guillemaud, Frédéric Nogray, Sylvain Quément, Aurélie Briday), des plasticiens (Philippe Charles, Philippe Fernandez), des illustrateurs (Emmanuelle Houdart, Alice Gravier, Benjamin Chaud) et, récemment, avec le chef-cuisinier Laurent Maire. Plasticienne polyvalente, engagée auprès de ses pairs au sein du Comité des artistes auteurs plasticiens (CAAP), elle travaille principalement au Blanc (Indre) à L’interface, dans un atelier qui lui permet de mener ses activités dans un esprit de partage avec la population environnante. Parmi ses ouvrages : Les choses que je sais, avec Emmanuelle Houdart (Seuil Jeunesse, 2003), L’apprentissage amoureux, avec Emmanuelle Houdart (Seuil Jeunesse, 2005), Le creux de ma main, avec Alice Gravier (Sarbacane, 2010), Les heureux parents, avec Emmanuelle Houdart (Thierry Magnier, 2009), Une amie pour la vie, avec Emmanuelle Houdart (Thierry Magnier, 2012), Graines d’amoureux, avec Delphine Vaute (Hong Fei, 2016), Maman Louve, avec Goele Dewanckel (Notari, mars 2016), l’album accordéon Ma Maison, avec Alice Gravier (les Grandes Personnes, 2018), Grandir, avec Emmanuelle Houdart (les Grandes Personnes, 2019). « S’adresser aux enfants signifie s’adresser à tous, quand s’adresser aux adultes, c’est exclure les enfants. Or il y a bien des aspects de nos existences qui nous concerne tous, de vastes étendues partagées, un espace d’histoire commun où nous nous reconnaissons, au cœur de chacun. » (Laetitia Bourget)

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Fondée en 1998, l’association Livre Passerelle, poursuivant ses objectifs de lutte contre l’illettrisme, l’échec scolaire et toutes formes de discriminations, propose, à longueur d’année, moments de lectures et temps de formations. On connait bien, dans les PMI d’Indre-et-Loire, les fameuses valises à roulettes que les animatrices remplissent de livres pour petits et pour grands, « des livres à toucher, à regarder, à écouter, à partager. » L’association a, depuis sa création, formé, en Indre-et-Loire et au-delà, plus de 5000 personnes et son module Pourquoi perdre son temps à raconter des histoires ? a enthousiasmé professionnels et bénévoles. Ne pas oublier les camionnettes littéraires qui, riche chacune d’un fonds d’environ 500 albums choisis pour leurs qualités textuelles et graphiques ainsi que pour « les valeurs de solidarité, de citoyenneté, de tolérance, de souci de l’autre et du monde qu’ils véhiculent », parcourent le département d’Indre et Loire de long en large, et même au-delà, s’arrêtant à la sortie des écoles, dans les fêtes de quartier et en bien d’autres endroits qui, le plus souvent, ne dispose pas d’équipement culturel. Nomadisme est un joli mot.

                                                                                                                                     

Dites-nous, Marie-Aude…

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Marie-Aude Murail vient d’être distinguée pour son œuvre riche de quelques quatre-vingt dix livres explorant de multiples veines, politique, historique, réaliste ou fantastique. Elle est ici questionnée par Marion Katak, pour Fenêtres sur cours.

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. Vous venez de recevoir le prestigieux prix Hans-Christian Andersen 2022. Qu’est-ce que cela vous fait ?

    Rien ne m’a fait plus plaisir que de m’entendre dire que c’était « mérité » ! Et ça me donne des ailes. Ce qui va être fort utile parce que je dois aller au congrès d’IBBY (1) en Malaisie en septembre pour recevoir une médaille en or à l’effigie d’Andersen, mais oui ! Être traduite a toujours été important pour moi, je voulais que mes livres passent les frontières. Mes visites dans les établissements scolaires à l’étranger m’ont montré qu’on pleure et qu’on rit des mêmes choses où qu’on soit dans le monde. J’ai envie d’écrire un roman qui raconterait l’enfance, l’adolescence et la jeunesse d’une exploratrice pour renouer avec ce rêve de parcourir le monde qui était ma vocation première

. On vous présente comme un écrivain engagé pour la lecture. Êtes-vous d’accord ?

    D’accord sur le fait d’être un écrivain : mon travail, c’est de raconter des histoires. Et militante de la lecture aussi, je suis allée sur le terrain dès le début de ma carrière pour rencontrer des collégiens en grande difficulté. J’ai eu le désir d’être l’écrivain de ces non-lecteurs, d’être l’écrivain qu’ils liraient. Puis j’ai eu la chance de rencontrer Christine Thiéblemont, une institutrice de CP, et je me suis dit que l’amour de la lecture, ça se jouait là, au moment de l’apprentissage. Pour amener les livres aux enfants et les enfants aux livres, pendant trois ans, nous avons embarqué les élèves dans une histoire qui est devenue la méthode Bulle chez Bordas. Un roman a suivi cette aventure, Vive la République !  C’est ma déclaration d’amour à l’école.

. Vous avez écrit quatre-vingt-dix livres pour les enfants et les jeunes; Où trouvez-vous l’inspiration pour autant d’histoires ?

     Je recycle tout ce que je vis, vois, entends. Je suis tout le temps dédoublée, prenant note, même sans m’en apercevoir, de ce qui se passe autour de moi. Par ailleurs, je me documente énormément. Pour écrire Maïté coiffure, j’ai interrogé ma coiffeuse. Et je lis inlassablement la presse pour voir les sujets qui montent, pour comprendre les phénomènes de société. L’autre source d’inspiration, c’est ma propre vie, ma mémoire. Pour avoir accès à l’adolescent pour qui j’écris, il faut que je garde le contact avec l’ado que j’étais. Enfin, je m’appuie sur ma culture, plutôt classique et livresque, que je confronte à ce monde en mouvement. Je ne cesse de me demander ce que je pense de ce que j’ai sous les yeux. Et mes personnages sont autant de porte-paroles, dont aucun n’a le dernier mot.

. Est-ce que vous vous fixez des limites quand vous écrivez pour les enfants

      J’écris pour deux publics. Les plus jeunes sont dans l’apprentissage de la lecture, pour ne pas les perdre, je suis très attentive au lexique, aux références, aux émotions que je peux provoquer. Ce n’est pas de l’autocensure et je n’y mets aucune condescendance adulte, mais c’est une écriture contrôlée. Couper une phrase un peu longue, éclairer un mot difficile par le contexte, travailler en concertation avec l’illustrateur, ce sont des petites choses que l’on peut faire pour aider ces lecteurs débutants. Mon autre public d’adolescents et de jeunes adultes est dans l’apprentissage de la vie, je peux lui parler de tous les sujets en cherchant les mots justes, les mots vrais, je lui rends compte de ce qu’est la condition humaine, mais sans jamais le laisser sur une fin dépressive.

. Quelle est votre relation avec l’école, avec les enseignants ?

      Si je n’avais que mon expérience d’écrivain, je dirais que tout va bien ! Je suis invitée par des enseignants impliqués dans des classes motivées par ma venue. En tant que parent, j’ai vu des enfants souffrir à l’école, parfois les miens, avec cette pression évaluative qui détruit le simple désir d’apprendre. Par ailleurs, je vois autour de moi de jeunes enseignants en souffrance qui se posent des questions sur ce que l’institution leur demande. J’en rendrai compte dans la prochaine saison de « Sauveur & Fils » que j’écris avec ma fille, Constance.

Fenêtres sur cours – numéro 482 – mai 2022

(1) International board on books for young people

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Merci à la rédaction de Fenêtres sur cours, revue mensuelle de SNUipp-FSU, pour son autorisation de publication.

Pour lire le numéro de mai 2022 de la revue, c’est ici : https://www.snuipp.fr/publications/fsc_publications/438

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Née dans une famille d’artistes – son père est poète, sa mère journaliste, son frère aîné Tristan, compositeur, son autre frère Lorris et sa sœur Elvire, qui signe Moka, écrivains –, Marie-Aude Murail a fait des études de lettres à La Sorbonne et soutenu une thèse titré Pauvre Robinson ! ou pourquoi et comment on adapte le roman classique au public enfantin. Premiers textes pour les enfants chez Bayard Presse. Succès, à l’école des loisirs, de la série « Émilien » (1989-1993). Variant thèmes et manières d’écrire, Marie-Aude Murail a publié près de cent livres, souvent traduits, dont Le Hollandais sans peine (1989), L’assassin est au collège (1992), Oh Boy ! (2000), Simple (2004), Maïté coiffure (2004), Miss Charity (2008), Trois mille façons de dire je t’aime (2013), tous publiés à l’école des loisirs comme l’épatante série « Malo de Lange ». Auteur, avec son frère Lorris, de la série « Le Golem » (Pocket, 2002). Engagée notamment pour la cause de la lecture, elle a écrit plusieurs essais dont Continue la lecture, on n’aime pas la récré (Calmann-Lévy, 1993) et, avec Patricia Bucheton et Christine Thiéblemont, Bulle, méthode d’apprentissage de la lecture pour le CP qui met au cœur du projet littérature pour la jeunesse et lecture à haute voix. Ne pas omettre les six saisons de « Sauveur & fils » (école des loisirs, 2017-2019)

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Rolande Causse à Olivet

 

 

Le mercredi 19 juin 2019, dans le cadre des animations impulsées par le CRILJ, Rolande Causse est intervenue à Olivet (Loiret) auprès de douze jeunes apprenants et apprenantes accueillis par l’association Olivet Solidarité. Veuillez trouver ici le compte-rendu de cette rencontre, avec un franc retard dont vous voudrez bien nous excuser.

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     Militante de l’association Olivet Solidarité, j’ai souvent évoqué, lors de nos réunions entre formateurs, de littérature pour la jeunesse. Et c’est ainsi qu’est née l’idée d’une rencontre entre Rolande Causse, écrivaine et poétesse, et les apprenants de niveau de français A2 de Carmel et Mathilde, deux de nos formatrices, qui s’est tenue le mercredi 19 juin 2019 de 10 heures à 14 heures. La séance avait été préparée la veille par Rolande et les deux formatrices.

    C’est à douze jeunes âgés entre 16 et 22 ans, venus des quatre continents, que Rolande s’est présentée et a lu les poèmes choisis lors de la séance de préparation, les invitant à observer le rythme et la composition de chacun d’eux. Ensuite Rolande les a encouragés à créer à leur tour et ils se sont lancés à écrire à la manière de. Leurs écrits ont été lus par les formatrices.

    La séance s’est terminée par un repas partagé où les échanges se sont prolongés, les jeunes répondant aux questions de Rolande sur leurs pays, leurs vies en France, leurs projets.

Martine Bonnet-Hélot

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    J’ai mené mon premier atelier de lecture-écriture avec des enfants à Montreuil (93100) en juillet 1979. Depuis je ne compte plus les rencontres avec les jeunes ou avec des adultes, enseignants, bibliothécaires, orthophonistes…

    En Colombie, à la grande bibliothèque de Bogota, j’ai mené une formation Littérature-écriture de quatre journées auprès de quinze bibliothécaires de langue espagnole. Avec l’interprète nous avions préparé livres et motivations d’écriture. Néanmoins n’ayant pas appris l’espagnol, j’appréhendais quelque peu. Ce furent quatre jours d’étonnement heureux.

    Pendant le confinement, mon petit-fils et moi avons inventé un atelier d’écriture audio (grâce à WhatsApp) Cela a été très riche. Nous continuons pendant le deuxième confinement.

    Je conte ces expériences afin de souligner que l’atelier d’écriture poétique que j’ai mené pour l’association Olivet Solidarité demeure pour moi parmi les moments particuliers et inoubliables. Je garde un souvenir ému de cette rencontre à Olivet (Loiret) en juin 2019 avec une douzaine de grands adolescents ou jeunes hommes et trois jeunes femmes venus des pays africains et sud américains.

    Avec une extrême attention, ils ont écouté ma lecture de poèmes d’Andrée Chedid, de Desnos, de Lorca, d’Apollinaire. Je souhaitais les mettre dans l’ambiance du bercement des mots et de la poésie. Ils apprécièrent les rythmes, les répétitions, les émotions. Puis je souhaitais qu’ils choisissent l’un des poèmes anaphoriques comme J’aime, je déteste ou Je me souviens ou encore Hier, aujourd’hui, ici, là-bas… Et je leur demandais d’écrire ce qu’ils ressentaient.

      Appliqués, concentrés, souriants ou traits contractés, ils créèrent de forts beaux textes. Ils les lurent à haute voix ou, pour certains qui hésitaient trop, je les lus à leur place. Mais leur attention, leur disposition, leur gentillesse leur talent m’enthousiasmèrent.

    Puis au cours d’un brunch, certains dirent qu’ils se sentaient bien accueillis et qu’ils aimaient notre pays. Pour quelques uns, « c’était dur » mais ils faisaient des efforts. Ils ne supposaient pas qu’en venant en France ils apprendraient tant de choses. Tout ce qu’ils désiraient c’était d’avoir un métier, de l’exercer et d’envoyer de l’argent à leur famille. L’apprentissage qu’ils recevaient leur permettait d’espérer…

    Nous nous quittâmes en sympathie. Ils me demandèrent de revenir. Je leur répondais que j’aurais plaisir à les revoir et à poursuivre avec eux cette sensibilisation à la poésie. Nous étions en juin 2019 et il ne fut pas possible de recommencer cette expérience.

    Je leur souhaitais le meilleur avenir possible. Grâce à ces jeunes migrants et grâce à l’association Olivet Solidarité, cette demi-journée demeure pour moi un moment important dans mon travail.

    Un atelier d’écriture émouvant et une production d’écrits dans laquelle il est difficile de choisir. Vous trouverez ci-après les trois textes.

Rolande Causse

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Ici les gens écrivent

Là-bas les enfants courent

Ici la vie est dure

Là-bas le fruit est mûr

Ici il y a des jardins

Là-bas tout est désert

Ici le temps est court

Là-bas le rêve est doux

(Diadié) 

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Ici il y a les droits de l’homme, la liberté d’expression et le respect de la femme

Là-bas il y a l’amour de son prochain, la joie d’une famille pauvre

Ici il y a des personnes qui consacrent leur temps à de jeunes étrangers pour leur intégration dans la société

Là-bas il y a la guerre

Là-bas il y a la famine

Là-bas les enfants sont tués

Ici les enfants sont protégés

Ici le président n’a droit qu’à deux mandats

Là-bas il y a la dictature

Là-bas là la jeunesse perd tout espoir

Ici c’est l’espoir d’une vie meilleure

Ici je suis chez moi

(Ibrahim D.)

Dans ma poche il y a des cartes

Dans ma poche il y a l’heure de départ

Dans ma poche il y a le ciel

Dans ma poche il y a du miel

Dans ma poche il y a la couleur dorée

Dans ma poche il y a un cœur amoureux

Dans ma poche il y a la vie

Dans ma poche il y a la ville

(Diadié)

 

 

L’association Olivet Solidarité a pour objectifs de contribuer, dans le cadre d’une coopération menée notamment avec la Mairie et en liaison avec les associations ou services à vocation sociale, à l’aide, à l’entraide et au soutien des personnes les plus démunies afin de leur procurer les moyens matériels et psychologiques qui leur permettront de lutter contre la faim, le dénuement, la solitude et les détresses de toute nature, d’être à l’écoute de ces personnes dans le total respect de leur dignité et en toute confidentialité, d’organiser des échanges du savoir et savoir faire, de favoriser les liens entre générations, de souscrire à toute action de solidarité active en faveur des plus démunis.

Romain Dutter à Clamart

 

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Le lundi 6 avril 2019, dans le cadre des animations impulsés par le CRILJ, Romain Dutter est intervenu à la Petite Bibliothèque Ronde de Clamart auprès d’enfants et de quelques adultes du quartier. Veuillez trouver ici le compte-rendu de cette rencontre, avec un franc retard dont vous voudrez bien nous excuser.

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    La rencontre s’est déroulée à l’initiative de Julien Maréchal, directeur de la Petite Bibliothèque Ronde. Romain Dutter, auteur du scénario de la bande dessinée Symphonie Carcérale (Steinkis, 2018) est intervenu pour aborder avec le jeune public la question de la pauvreté dans la littérature pour la jeunesse par le prisme de l’incarcération. Il a d’abord présenté son parcours puis le travail accompli pour parvenir à l’écriture de Symphonie carcérale.  Il a eu l’occasion de  répondre à de nombreuses questions liées à l’univers carcéral et aux causes de l’incarcération.

    Romain Dutter a ensuite posé ses propres questions : Quelle musique écoutez-vous ? Qu’est-ce que vous aimez comme BD ? Quelles sont les différentes parties d’un livre, d’une bande dessinée ? Puis il  a lu quelques pages de son propre ouvrage.

    La rencontre s’est conclue par un défi lancé par l’auteur : réaliser une planche de BD et commencer à créer sa propre histoire. Romain Dutter la encouragés les enfants  à montrer leurs réalisations et à se faire conseiller par les parents, par les professeurs, par les bibliothécaires. En fin de séance, tout le monde dessinait ses premières cases.

    L’échange aura été très riche. L’auteur a réussi à synthétiser de façon très pédagogique le contenu de son livre et les grandes thématiques qu’il aborde : l’incarcération, la précarité, l’enjeu de la culture dans ce contexte. Il a également parlé du processus de création d’une bande dessinée et des aspects formels  (bulles, cases, planche, couleurs) ont pu être évoqués.

    Les questions et les remarques formulées par les  enfants étaient justes et pertinentes,  tant sur le sujet de l’ouvrage (Qu’est-ce que c’est une prison ? Pourquoi va-t-on en prison ? Les femmes sont-elles également incarcérées ? Dans quelles proportions ? Que représente un atelier culturel dans le parcours de vie des personnes incarcérées ?) que sur la technique de la bande dessinée (Commence-t-on par le dessin ou par le texte ? Combien d’années faut-il pour réaliser une bande dessinée ? Quel sera le prochain projet de l’auteur ?)

    Le fait que tous aient souhaité se lancer dans la réalisation d’une planche de à l’issue de la rencontre est un autre indicateur intéressant à prendre en compte. La thématique carcérale explique sans doute en partie le nombre relativement faible de participants. Cela n’a toutefois pas empêché les échanges d’être soutenus.

    Les participants à la rencontre vivent dans les environs de la bibliothèque, dans un quartier populaire classé en réseau d’éducation prioritaire. L’enjeu de la maîtrise de la langue se pose chez les mineurs comme les majeurs, de même que celle de l’accès aux lieux culturels. Les enfants ont spontanément souhaité lire certains des ouvrages que l’équipe de la bibliothèque avait présélectionnés pour aborder d’autres aspects de la pauvreté : Monstres de père en fils de Gérald Stehr (Actes Sud, 2010), Bonhomme de Sarah V. (Pastel, 2017), Raspoutine de Guillaume Guéraud (Le Rouergue, 2008), Joseph avait un petit manteau de Simms Taback (Le Genévrier, 2011).

 

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La Petite Bibliothèque Ronde est située 14 rue de Champagne, Cité de la Plaine à Clamart (Hauts-de-Seine). Ses actions s’adressent aux enfants de 0 à 12 ans, dans la lignée du travail engagé, depuis 1965, par La Joie par les Livres. Forte de sa présence de cinquante ans sur le territoire, la bibliothèque est pensée comme un lieu de vie pour les enfants et comme un équipement de proximité dont le rôle social vise à réduire les fractures numérique ou d’accès aux biens culturels.

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Ancien coordinateur culturel au sein du Centre pénitentiaire de Fresnes, Romain Dutter a, dans Symphonie Carcérale : petites et grandes histoires des concerts en prison, raconté en bande dessinée, sous la forme d’un roman graphique, cette expérience de dix ans avec beaucoup d’humour et de générosité. Julien Bouquet dit Bouqé, dessinateur de l’ouvrage, est graphiste dans l’édition jeunesse. Romain Dutter a également écrit des scénarios de documentaire pour la télévision.

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Retour de salon

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Un salon du livre est-il une terre de mission ?

    Les cartons de livres et les rouleaux d’affiches sont à nouveau remplis, moins lourds qu’il y a quelques jours. Chacun est rentré chez soi. Il y a eu une jolie affluence, familiale et populaire. Les enfants ont beaucoup sollicité les lectrices de Livres Passerelle. Ils ont aussi fabriqué un passeport personnalisé grâce aux typographes des Milles univers. La file d’attente devant la caisse de la librairie balgentienne Le Chat qui dort fut conséquente pendant les trois jours. Mathilde Chèvre et Mo Abba ont, pour Le Port a jauni, éditons bilingues en français et en arabe, beaucoup montré, beaucoup expliqué. Ils ont beaucoup convaincu. Julia Chausson, quasi scotchée derrière ses albums de contes et de comptines, a généreusement dédicacé.

    Sur le stand du CRILJ, en plus de nos propositions et documents habituels, nous avions apporté, tirés en nombre, le texte de Quand les hommes vivront d’amour de Raymond Lévesque (récemment mis en images par Pierre Pratt) et un montage de couvertures de livres évoquant Maroussia. Chanson connue, paroles et musique, de près de 95 % des personnes avec lesquelles nous avons  échangé, 65 % – les plus âgées, surtout des dames – ayant lu le roman de P. J. Stahl.

    Dans les cinq autres communes de la Communauté de communes des Terres de Loire où l’association Val de lire avait, pour la première fois, décentralisé le salon – nous n’y étions pas –, le public a répondu inégalement présent. Gros succès à Ouzouer-le-Marché et Marie Lequenne, responsable de la Médiathèque intercommunale Simone Veil de Beauce la Romaine, en est toute heureuse. En un autre endroit, il semblerait que ce fut (trop) clairsemé. Le soleil qui invitait à la promenade en forêt ou sur les bords de Loire est-il le principal responsable de cette désaffection ?

(lundi 28 mars 2022)

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 Quelques jours avant la fête – photographie  : Andy Kraft

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Pour les enfants du monde

 

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Liberté et inspiration

 À l’occasion de la Journée internationale du livre pour enfants du 2 avril 2022 (Children’s international book day), l’écrivain amérindien Richard Van Camp adresse aux enfants du monde, sous l’égide de l’IBBY (Union internationale pour les livres de jeunesse), en quatre langues, un message dont vous trouverez ici la version française. L’affiche est signée Julie Flett, autrice et illustratrice Cri-Métis.

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Lire, c’est la liberté. Lire, c’est une inspiration.

Lire te laisse voir le monde de façon différente et t’invite dans des mondes que tu ne voudrais jamais quitter.

Lire permet à ton esprit de rêver.

Je crois que les livres sont des amis pour la vie.

Ton univers idéal grandit seulement lorsque tu lis.

Les histoires sont des ailes qui t’aident à planer chaque jour alors trouve les livres qui rejoignent ton âme, ton cœur et ton esprit.

Les histoires sont un remède. Elles guérissent.

Elles réconfortent. Elles inspirent. Elles enseignent.

Soyons reconnaissants aux conteurs, aux lecteurs et à ceux qui écoutent. Soyons reconnaissants aux livres.

Ils sont un remède pour un monde meilleur.

Mahsi cho. Merci beaucoup.

par Richard Van Camp

 

Né en 1971 dans les Territoires du Nord-Ouest canadien, Richard Van Camp est un Amérindien issu de la nation Dogrib. Écrivant depuis l’âge de 24 ans, il est l’auteur de vingt-six ouvrages, des romans, des recueils de nouvelles et de poèmes, des albums pour jeunes lecteurs. Juré, en 2014, pour le « NSK Neustadt Prize for Children’s Literature » (la lauréate étant Julie Flett), Richard Van Camp recevra, en 2015, le « R. Ross Arnett Award for Children’s Literature » pour Little You, illustré par Julie Flett (Orca Book Publishers), traduit en cinq langues dont le français sous le titre Tout petit toi et, en 2021, le « Burt Award for First Nations, Inuit and Métis Young Adult Literature » pour Moccasin Square Gardens (Douglas & McIntye). Autres titres : A man called Raven (Children’s Book Press, 1997) and What is the most beautiful thing you know about horses ? (Lee & Low, 2013), tous deux illustrés par George Littlechild, ainsi que Welcome song for baby : a lullaby for newborns (Orca Book Publishers, 2007), une berceuse illustrée de photographies. « J’ai souvent besoin d’une narration orale. […] Quand j’écoute un conteur ou quelqu’un qui partage avec moi une histoire, j’étudie comment il parle et comment il se tient, et quel est le ton de sa voix. Je peux parfois adopter leurs techniques et les mettre dans une histoire. » Richard Van Camp enseigne la création littéraire autochtone, à Vancouver, à l’Université de Colombie-Britannique ainsi qu’à l’Institut Emily Carr de Vancouver. Il travaille bénévolement, dans le cadre du Musqueaum Youth Project, avec des adolescents issus de la Première Nation Musqueam, les aidant notamment à s’insérer dans la société canadienne et dans le monde du travail. Son roman Les délaissés a été publié en 2003, chez Gaia, dans une traduction de Nathalie Mège.   (A.D.)

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Née à Toronto, Julie Flett est une autrice et illustratrice d’origine Cri-Métis. Elle a étudié à l’Université Concordia et à l’Institut d’art et de design Emily Carr de Vancouver. S’impliquant dans la défense des droits des femmes du Downtown East Side de Vancouver, elle travaille un temps pour le Positive Women’s Network. Ses écrits et ses illustrations sont principalement centrés sur les peuples autochtones, en particulier sur les enfants cris et métis. Dès son premier album, The Moccasins, écrit par Earl Einarson (Theytus Books, 2004), Julie Flett insère dans ses images des collages numériques, technique qu’elle utilisera fréquemment, en plus de l’aquarelle et du collage de motifs textiles. Julie Flett est lauréate 2017 du « Prix littéraire du Gouverneur général pour la littérature de jeunesse » pour When We Were Alone de David A. Robertson (Portage & Main Press, 2016) et elle a reçu, en 2019, une mention d’honneur aux « Bologna Ragazzi Awards » pour le même titre. Son album Birdsong (Greystone Books, 2020) est honoré, en 2020, par le prestigieux « Prix TD de littérature canadienne pour l’enfance et la jeunesse ». Nommée, la même année, finaliste du « Prix littéraire du Gouverneur général pour la littérature de jeunesse », l’illustratrice verra également son ouvrage sélectionné comme meilleur livre d’images par Kirkus Reviews, Publishers Week, Scholl Library Journal, The Horn Book. Douze des livres illustrés par Julie Flett (dont Little You de Richard Van Camp) figurent dans les éditions 2019 et 2021 de l’ « Indigenous Picture Book Collection », une recension qu’IBBY Canada tient à jour depuis 35 ans. « Une grande partie de mon travail est liée à la terre et aux relations avec la terre des uns et des autres. Je pense que cela apparait organiquement dans mes albums. Plus je travaille, plus je suis amoureuse du paysage qui m’entoure. C’est lui qui nourrit ma palettes de couleurs. » Plusieurs albums de Julie Flett sont publiés en traduction française, dont Mon amie Agnès (2020) et Tout le monde joue (2021) aux éditions québécoises La Pastèque.   (A.D.)

 

 

 

 

André François toujours

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    « Tous les clowns sont musiciens. Mais l’Auguste a l’art de faire son de tout bois. Après quelques essais pétaradants qui laissent croire à son incompétence, il tire de la clarinette et du tuba, d’un violon auquel pourtant manquent deux cordes, du bandonéon surtout qu’il manie avec grâce et délicatesse, de tous ces instruments et d’autres qu’il ne cesse d’inventer comme le balai-contrebasse ou la marmite-à-percussion, il tire de délicates mélodies que le Clown blanc accompagne avec distinction et condescendance.

    Il y a cette pluralité d’éléments dans l’art d’André François. De l’huile à l’aquarelle, du fusain au pastel, de l’encre à la craie et au crayon, du vélin au kraft, du calque au canson, tous les classiques sont là, utilisés chacun pour sa vertu (sans idée préconçue, l’instinct préconisant l’emploi). Mais ils voisinent et parfois cohabitent avec des intrus. Un morceau de chiffon, un bois flotté, un éclat de miroir, un bout de papier peint, un vieux cadran d’horloge, un papillon mort – toutes ces petites choses de la vie – viennent nier l’ordre établi, bousculer les conventions, donner sa place au hasard et faire la grimace aux usages.                                             

    Quand il veut pousser la note trop haut, l’Auguste monte sur un tabouret. Et la note, en effet, va plus haut. Un objet trouvé, un caillou, une coquille d’escargot aident André François à pousser plus haut l’imagination. C’est Dubuffet qui dit que l’art ne couche pas dans le lit qu’on a fait pour lui. Avec André François, il n’y a pas de risque, il dort à la belle étoile. Parfois c’est une étoile de mer. »

    J’aime et j’admire beaucoup ce texte de Robert Delpire, particulièrement inspiré lorsqu’il évoque l’art de son très cher ami André François. Il y énumère avec brio toutes les techniques que ce génie a mises au service de sa fertile imagination. Mais, curieusement, il ne parle pas du tout de sa maîtrise des arts de l’estampe. Or, ce peintre, sculpteur, plasticien, décorateur de théâtre, illustrateur et dessinateur s’est aussi adonné abondamment à divers types de tirages et a travaillé avec de prestigieux ateliers d’impression, pratiquant, tout au long de sa vie, la taille-douce (gravure du métal en creux), la lithographie (tracé exécuté à l’encre sur une pierre calcaire) ou la sérigraphie (impression utilisant du tissu comme matrice). C’est à ce pan négligé de sa création que le Centre André François consacre sa dernière  exposition, la neuvième dédiée à son charismatique parrain. On y retrouve son trait inimitable, son art de la couleur, et toutes ses sources d’inspiration, toutes ses intimes obsessions, son amour du cirque et du cinéma, sa fascination pour la mer et ses côtes, sa propension à l’érotisme, ses dons immenses de dessinateur animalier, la fantaisie parfois grotesque de ses portraits et autoportraits, sa culture littéraire et mythologique, son anticonformisme jubilatoire…

    D’autre part, cet inventaire de ses estampes nous permet d’évoquer la richesse de métiers et la qualité d’artisans d’art dont l’expertise est, pour certains, en voie d’extinction et dont le matériel, au mieux, entre au musée. André François a travaillé en toute connivence avec des maîtres renommés comme  Georges Visat puis Maurice Felt pour la taille-douce, Fernand Mourlot pour la lithographie et Michel Caza pour la sérigraphie, nouant avec eux des liens de confiance et d’amitié. Des infographies furent réalisées à titre posthume par Vincent Pachès.

    En outre, ces œuvres multipliées ont pu rendre plus accessibles des images d’une rare qualité esthétique, et infiniment chargées d’émotion dont certaines sont inconnues du public, même averti. Alors que l’incendie de son atelier a tragiquement détruit une grande partie de son œuvre, on peut encore retrouver, au hasard des enchères ou des galeries, l’une ou l’autre de ces précieuses planches. Même si les expositions de Yannick Minous, gendre de Georges Visat, l’inventaire exhaustif de Michel Caza et mes entretiens avec Maurice Felt et Vincent Pachès nous furent fort utiles, comme de nombreux documents furent brûlés, l’identification des œuvres fut parfois difficile et certaines légendes restent incomplètes. Nonobstant, c’est un rare privilège d’avoir pu les réunir au Centre André François.

par Janine Kotwica – février 2022

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.Agrégée de lettres modernes, professeur en collège, lycée, Ecole Normale et IUFM où elle enseigna jusqu’en 2002 la didactique du Français et la littérature de jeunesse, chargée de cours à l’université de Picardie (Licence des Métiers du livre) de 2005 à 2009, Janine Kotwica écrit, voyage, expose : articles nombreux dans La Revue des Livres pour Enfants, Griffon, Parole, Ricochet,  Papiers nickelés, etc ; conférences et stages de formation à Abidjan, Cotonou, Bamako, Tunis, Marrakech, Agadir, Bucarest, Timisoara, Cluj-Napoca et, récemment, dans onze villes américaines ; organisatrice de rencontres, de salons du livre et commissaire d’expositions d’illustrations, Janine Kotwica est, en 2010, à l’origine de la création du Centre régional de ressources sur l’album et l’illustration André François de Margny-lès-Compiègne (Oise) dont elle a assuré les fonctions de directrice artistique jusqu’à son brusque départ en septembre 2014. Parmi les quatorze expositions présentées, toutes accompagnées de catalogues, cinq furent consacrées à André François, une aux artistes lituaniens, et les autres, en totale complicité avec les illustrateurs invités, à Stasys Eidrigevicius, Alain Gauthier, Louis Joos, Gilles Bachelet, Emmanuelle Houdart, Jean-Charles Sarrazin et Sacha Poliakova.

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Exposition ouverte au Centre André François, 70 rue Aimé Dennel à Margny-lès-Compiègne, dans l’Oise, jusqu’au samedi 16 avril 2022 inclus.

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Et que revienne la paix

 

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Ukraine : la solidarité en actes

Merci à Alain Serres, directeur des éditions Rue du monde, pour son autorisation de mise en ligne. Nous nous sommes permis un titre.                            

     Parce que nos collections sont largement ouvertes sur le monde, nous avons publié des livres venant de Russie ou d’Ukraine et, en particulier, les cinq livres du talentueux duo de jeunes talents ukrainiens Romana  Romanyshin et Andriy  Lesiv, très connu dans leur pays, honoré par trois distinctions à la Foire de Bologne du livre jeunesse.

    Nous sommes en contact avec tous ces amis. Nos posts sur les réseaux sociaux apportant de leurs nouvelles sont suivis par des dizaines de milliers de personnes.

    Ainsi, notre dernier message Facebook au sujet de Romana et Andriy a touché plus de 800 000 personnes, 7000 d’entre elles ont liké les propos émouvants et la photo des deux artistes, La guerre qui a changé Rondo en mains. Leur album date de 2015, mais il est très fort à partager aujourd’hui avec les enfants, en particulier pour ses valeurs de résistance et l’espoir qu’il offre aux jeunes lecteurs.

    Afin de répondre à la demande des enseignants, parents et bibliothécaires, qui cherchent des outils pour poser des mots sur cette effroyable guerre avec les enfants, Rue du monde a décidé de remettre en place en librairie ce livre si pertinent. Notre politique de sauvegarde des stocks, que nous menons de puis 25 ans avec le soutien de notre diffuseur-distributeur Harmonia Mundi, nous permet de remettre en circulation 1500 exemplaires de cet album, dès ce lundi 7 mars.

    J’ai souhaité que ce geste s’accompagne d’une action solidaire : nous reverserons 1 euro par livre vendu au compte Urgence solidarité Ukraine du Secours populaire français, en commençant, par un versement de 1000 euros, effectué la semaine dernière parce que l’urgence, c’est maintenant.

    De l’autre côté de la frontière ukrainienne aussi, l’émotion est grande. Nos amis russes, avec lesquels nous avons notamment publié Le Transsibérien, il y a trois mois, nous informent qu’un courageux appel pour que cesse immédiatement cette guerre a été signé par plus de 10 000 illustrateurs, graphistes et professionnels de l’image.

   Nous appelons à ce que, parallèlement aux sanctions économiques justement infligées à l’État russe, les professionnels européens de la culture agissent pour que soient maintenus des liens solidaires avec tous ces acteurs de la culture qui portent les émotions, les rêves de paix et l’identité du peuple russe, au risque d’être privés de leur propre liberté.

par Alain Serres – dimanche 6 mars 2022

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Romana Romanyshin et Andriy Lesiv envoient de leurs nouvelles

     « Nous sommes relativement en « sécurité ». Nous avons décidé de déménager de Lviv à la maison des parents d’Andriy, dans la région de Karpaty (dans le sud-ouest du pays). Sécurité, signifie que, pour l’instant, il n’y a ni chars ni combats dans nos rues, mais nous entendons régulièrement des sirènes de raids aériens et nous devons nous rendre à l’abri anti-bombardement.

    Nous ressentons toute la gamme des sentiments – peur, chagrin, horreur, colère, fierté, détermination, confusion qui se transforme en calme.

    Nous ressentons de la peur pour notre famille, du chagrin pour les Ukrainiens tués, nous ressentons de l’horreur envoyant nos villes brûlées, de la colère et de la haine envers les envahisseurs, de la détermination à les battre, de la fierté pour notre pays. Nos pensées confuses sur l’avenir s’apaisent lorsque nous voyons nos courageuses Forces armées ukrainiennes.

    La seule chose que nous ne ressentons pas, c’est la solitude. Tous les Ukrainiens sont tellement unis, nous ne faisons qu’un. Chacun fait ce qu’il peut pour aider à sauver notre peuple, notre Ukraine. Et nous ressentons le soutien de nos amis du monde entier. »

    Cinq livres de Romana Romanyshyn et Andriy Lesiv sont publiés, en français, chez Rue du monde, dont trois ont été primés à la Foire de Bologne : Maïa qui aimait les chiffres ; Dans mes oreilles, j’entends le monde ainsi que La guerre qui a changé Rondo, album écrit après la guerre de 2014. Dernière parution en 2021 : D’ici jusqu’à là-bas.

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Une voix venue de Moscou

     Une jeune collègue travaillant dans l’édition en Russie a fait parvenir à Rue du monde un message fort et courageux.  Quelques extraits :

    « Sachez que vos partenaires russes – éditeurs, auteurs, artistes, traducteurs, éditeurs – sont toujours les mêmes, ceux-là qui ont fait de leur mieux pour construire des ponts culturels et partager des valeurs humaines avec vous.

     Notre manière à nous de lutter contre la terrible réalité d’aujourd’hui est de poursuivre notre travail, de partager encore et encore des idées d’humanité, la force des mots et celle de l’art.

    Sincèrement, je ne sais pas comment nous y parviendrons ; tout est trop sombre aujourd’hui. Mais nous continuerons à travailler, à lutter pour la vérité et la liberté.

    Toutes mes pensées vont au peuple ukrainien. Nous ne sommes pas des ennemis ! Et, quels que soient les événements actuels, telle est la vérité. »

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Avoir la mauvaise partie

 

Quand les hommes vivront d’amour :

    de Raymond Lévesque à Pierre Pratt     

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Quand Raymond Lévesque, à 26 ans, décide de venir tenter sa chance en France, il a déjà, au Québec, une petite notoriété. Radio-Canada avait, dès 1946, accueilli ses premières chansons et la société avait occasionnellement fait appel à lui, comme comédien, dans plusieurs de ses « radioromans ». En 1948, Raymond Lévesque avait remporté le concours Les talents de chez nous et, de 1949 à 1951, sur Radio-Canada, il animera, avec Serge Deyglun et Jeanne Maubourg, l’émission Grand-maman Marie. En 1949, Fernand Robidoux, interprète à succès, avait enregistré pour le compte de la compagnie London – car sa maison de disques habituelle, RCA Victor, n’autorisait pas l’enregistrement de chansons québécoises – vingt-deux titres originaux d’auteurs-compositeurs de la Belle Province dont quatre signés Raymond Lévesque. Succès limité. En 1952 et 1953, le tout nouveau service de télévision que Radio-Canada a créé en direction des Québécois confie à Colette Bonheur, Juliette Béliveau et Raymond Lévesque la présentation de son émission de variétés Mes jeunes années. En 1953, le dramaturge Marcel Dubé offrira à Raymond Lévesque le rôle de Moineau, adolescent peu futé, lors de la création de Zone, sa seconde pièce. Le chanteur, à nouveau comédien, reçoit un prix d’interprétation.

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    Raymond Lévesque arrive à Paris en 1954 et il y restera un peu plus de quatre ans. La vie n’est pas facile, mais le Québécois a des amis, chanteurs comme lui pour la plupart, et le moral est bon. « On était pauvre, mais heureux. » Passages, plus ou moins réguliers, dans des cabarets rive gauche et rive droite : à la Rose rouge, à l’Écluse, au Port du Salut, au Caveau de la Bolée, à La Colombe, au Lapin Agile, à La Tomate, Chez Patachou. Quand les derniers clients sont partis, autour d’une bouteille, plus souvent de plusieurs, on lit les journaux et on discute des « événements » d’Algérie, des ratonnades et des manifestations de rappelés. Lors d’un de ces échanges, Raymond Lévesque écrit sur son paquet de Gitanes : « Lorsque les hommes vivront d’amour… » Le lendemain, il poursuit son idée et, en quelques heures, il écrit Quand les hommes vivront d’amour, texte et musique tout ensemble, comme il en a l’habitude. Dans les semaines suivantes, Raymond Lévesque insiste auprès d’Eddie Constantine pour qu’il ajoute sa nouvelle composition à son répertoire. Convaincu, son ami américain adopte la chanson et l’enregistre dès 1956. Raymond Lévesque l’enregistrera l’année suivante, chez Barclay, ainsi que Jacqueline Nero, Cora Vaucaire et, à deux voix, Marc et André.

   De retour au Québec, Raymond Lévesque apporte un soutien actif aux réalisateurs de télévision grévistes pendant 68 jours. Il fonde le collectif Les bozos avec les « chansonniers » Hervé Brousseau, Jean-Pierre Ferland et Claude Léveillée, le pianiste André Gagnon et la chanteuse et monologuiste Clémence Desrochers. Au cœur de Montréal, la modeste salle du premier étage du restaurant Le Lutèce qu’en mai 1959 le groupe va investir pour quelques mois peut être considérée comme un avant-goût des boites à chansons qui vont bientôt, de Perce à Val-David, du Lac-Saint-Jean à la Côte-Nord, couvrir la province. Puis, ce sera la Révolution tranquille et les luttes pour l’indépendance du Québec, mais c’est une autre histoire.

   Quand les hommes vivront d’amour est une chanson humaniste et fraternelle. Pas très longue, elle déroule, au fil de ses sept strophes, la (triste) certitude que la paix est illusoire. De surcroit, « dans la grande chaîne de la vie, pour qu’il y ait un meilleur temps, il faut toujours quelques perdants ». Ce sont là paroles désabusées et même si, un jour, les soldats devenaient troubadours, nous aurons eu, nous qui écoutons la chanson, la « mauvaise partie ». Plus radicalement encore, nous ne verrions pas cette métamorphose puisque « nous serons morts, mon frère ». Pacifiste, le texte de Raymond Lévesque l’est assurément, mais le registre est celui du regret, pas celui de l’espoir. À peine le parolier envisage-t-il un monde meilleur (un monde en paix, un monde sans misère) que la perspective est renvoyée vers un avenir inaccessible – « quand les hommes vivront d’amour ».

   Les 45 tours parisiens étaient passés quasi inaperçus au Québec et, en dépit des boites à chansons, d’un peu de radio et d’un peu de télévision, malgré deux nouveaux enregistrements par Raymond Lévesque lui-même, en 1962 et en 1972, la chanson ne marque pas particulièrement les esprits. Il faudra sa reprise, initialement non prévue, devant 120 000 spectateurs rassemblés le 13 août 1974, à Québec, sur les plaines d’Abraham, en rappel du concert d’ouverture de la Superfrancofête (autre nom du Festival international de la jeunesse francophone), par Félix Leclerc, Gilles Vigneault et Robert Charlebois, pour que Quand les hommes vivrons d’amour devienne, en quelques  années – le producteur Guy Latraverse publiant, dès 1974, l’enregistrement intégral du concert ainsi qu’un opportun single en 1975 – la chanson préférée des Québécois.

     Au cours des décennies qui suivent, Quand les hommes vivrons d’amour est, au Québec, enregistrée par de nombreux artistes : Michel Louvain, le groupe rock Offenbach, Nathalie Simard, Marie-Denise Pelletier, Luce Dufaux, Fabienne Thibeault, Marie-Élaine Thibert, Bruno Pelletier, Richard Séguin, Daniel Lavoie, Marie-Jo Thério, Isabelle Roy, Mélanie Renaud et plusieurs autres. Pour la France, ajoutons Nicole Croisille, Enrico Macias, Catherine Ribeiro, Les Enfoirés, Hervé Vilard, Gilles Dreu, Rika Zaraï. En 2016, Renaud choisit la chanson comme bonus de son disque dernier paru et, malgré le soutien vocal de David McNeil et de Robert Charlebois, il est à la peine pour ne pas l’écorcher. En 1986, Philip Glass, compositeur américain, en avait écrit une étonnante adaptation pour chœur mixte.

     Pour inaugurer sa collection « Les grandes voix », les Éditions Les 400 coups ont souhaité que soit mis en images Quand les hommes vivront d’amour. Choix judicieux, justifié par la popularité de la chanson, mais à priori risqué car il va s’agir ici d’évoquer plus que de raconter. Le texte de Raymond Lévesque n’est pas narratif et les va-et-vient  que s’autorise le parolier ne vont-ils pas être gâchés par une figuration trop explicite ? En choisissant Pierre Pratt, illustrateur aguerri, le défi sera-t-il relevé ?

    Constatation initiale : Pierre Pratt a choisi de suivre la chanson ligne à ligne, une double page pour chacun des vers, sans exception. Et, pour chaque illustration, une situation spécifique, tenant debout toute seule, sans lien avec celle de la double-page précédente ou de la double-page suivante. Cette confiance en l’image, qui impose au texte de se faire discret, donne priorité aux amples paysages mais n’oblige pas la palette à se faire éclatante. Si le vert, celui d’une campagne paisible, domine, d’autres couleurs sont également convoquées, Pierre Pratt n’en n’associant spécifiquement aucune à l’évocation de la misère ou à la promesse du bonheur. Quand des personnages apparaissent, ils sont, sauf de rares fois, de petite taille, à peine moins perdus dans le monde en paix (la majorité des pages) que dans le monde en guerre.

   Si la chanson, dans sa version originale, n’atteint pas trois minutes, il faudra plus longtemps pour apprécier l’album. Feuilleter rapidement laisserait sur notre fin. Il faut s’attarder sur chaque double-page. Et, soyons juste, si certains tableaux parlent d’évidence, d’autres demanderont aux lecteurs un travail d’élucidation, quand quelques-uns leur resteront, peut-être, mystérieux.

     La dernière double-page illustre la cinquième apparition de la phrase leitmotiv « Mais nous serons morts, mon frère ». Les quatre premières fois, les images proposaient des espaces remplies d’éléments à décrypter et l’énigme pouvait être résistante. Pour clore l’album, Pierre Pratt a, cette fois, peint un tableau dépourvu de secret, nous donnant à voir, sans équivoque, une terre devenue inhabitable.

     Constatation ultime : dans l’enthousiasme d’un rassemblement populaire mémorable, Quand les hommes vivront d’amour devint, pour beaucoup, une chanson optimiste. Si, lors du fabuleux concert d’août 1974, son interprétation par Félix Leclerc, Gilles Vigneault et Robert Charlebois a joué avec maestria son rôle de ciment d’amitié, celui-ci n’émane que secondairement du texte même. Pierre Pratt, en revenant scrupuleusement aux mots, échappe au contre-sens. C’est une juste politesse quand, dans un album d’une belle élégance, un éditeur ramène à nous – qui ne sommes pas (encore) morts – la parole, bienveillante mais réaliste, d’un auteur-compositeur-interprète qui n’aura pas marqué que la chanson québécoise.

André Delobel – février 2022.

 

. Quand les hommes vivront d’amour par Raymond Lévesque et Pierre Pratt, Éditions Les 400 coups, 2022, 72 pages, 18,00 euros ; introduction : Sylvain Ménard, postface : Marie-Christine Bernard ; pour adolescents et au-delà.          

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Né à Montréal en 1962, Pierre Pratt, après des études en design graphique au Collège Ahuntsic de 1979 à 1982, commence à travailler en publiant des bandes dessinée dans les magazines Titanic et Croc. Depuis 1990, il illustre (et écrit parfois) des livres pour la jeunesse. Son travail est publié au Canada, en France, aux États-Unis, en Angleterre, en Suisse, en Espagne, au Portugal et sa signature se retrouve sur plus d’une centaine de livres, des albums pour tout-petits jusqu’aux romans pour adolescents. Parmi ceux-ci : Marcel et André (Le Sourire qui mord, 1994), Beaux dimanches (Le Seuil, 1996), Mon chien est un éléphant, avec Rémy Simard (Casterman, 2003), l’abécédaire Le Jour où Zoé zozota (Les 400 Coups, 2005), Mes petites fesses, avec Jacques Godbout (Les 400 coups, 2010), Bonne nuit, avec Antonin Louchard (Thierry Magnier, 2014), les séries « Klonk » (Québec Amérique) et « David » (Dominique et Compagnie). En 2007, pour l’exposition Le Petit Chaperon rouge à pas de loup de l’Espace Jeunes de la Grande Bibliothèque de Montréal, Pierre Pratt réalise les deux affiches de la manifestation et en conçoit la scénographie. Très nombreux prix dont trois fois celui du Gouverneur Général du Canada, une Pomme d’Or et une Plaque d’Or à Bratislava, un Totem au Salon de Montreuil, un Prix Unicef à Bologne, le prix Elizabeth Cleaver de l’IBBY, le prix du livre M. Christie, celui du Salon de Trois-Rivières, un Honor Book du Boston Globe Horn Book Awards. Finaliste, pour le Canada, au Prix Hans-Christian-Andersen en 2008 et en 2016. Pierre Pratt a exposé à Bologne, Tokyo, New York, Londres et au Portugal. Quand il peint et dessine, l’illustrateur dit penser à l’enfant qu’il était et qui se laissait aspirer par les images. « Les images chez moi précèdent tout le reste. J’en ai plein qui attendent leur livre. […] Avec l’âge, je deviens de plus en plus exigeant et, malgré cela, je fais tout pour ne pas perdre ma spontanéité. Je mets donc beaucoup plus de temps à produire un livre. J’essaie surtout de ne pas m’ennuyer, de ne pas devenir blasé. »

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On peut écouter la chanson interprétée en 1957 par Raymond Lévesque et c’est ici :

https://www.youtube.com/watch?v=TXV1GMEXkiA

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