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En classe, la liberté d’expression, c’est comment ?
S’il est une notion bien éloignée de l’école, c’est bien celle de « liberté d’expression ». Celui qui, le premier en France, a eu l’audace de vouloir l’installer dans sa classe, Célestin Freinet, l’a payé fort cher.
Problème : la liberté d’expression fait partie des valeurs de la démocratie, que l’école est chargée d’enseigner…Et pour que les enfants l’apprennent, il faut qu’ils la vivent…
Comment sortir de cette contradiction ?
Comme toujours, commencer par savoir de quoi on parle et ce que signifient les mots qu’on emploie.
« Liberté » est un mot magnifique, dont la signification est truffée de contradictions : affiché au fronton des monuments importants, dont l’école, où, pourtant, beaucoup déplorent qu’elle ne soit pas, le mot est souvent défini par l’absence de contrainte, aussitôt contredite par l’affirmation que, pour chacun, la liberté doit s’arrêter, là où commence celle des autres.
Donc, contraintes, il y a.
Cette célèbre formule est elle-même contestée par quelques penseurs, pour qui, tel Bernard Defrance, la liberté ne peut ni commencer, ni s’arrêter, car avant tout elle est objet de « partage », superbe formule.
Mais, qui dit « partage », dit nécessairement « organisation », c’est-à-dire, un ensemble de règles communes, posées par tous et acceptées. C’est dire que la liberté n’a rien à voir avec le n’importe quoi, ou le « je fais ce que je veux ».
En fait, la liberté, ce sont des règles librement acceptées. Question : Où peut-on en trouver ? Réponse : dans le jeu, essentiellement. Je dis bien le jeu, quel qu’il soit, sportif ou non, et non le sport, trop souvent détruit par la compétition, assortie de « récompenses », vilain mot, aussi laid que son pendant « punitions ».
Alors, que peut être, en classe, la « liberté d’expression », notamment écrite ?
Il faut entendre ici le mot « expression », dans son sens strict, qui n’est en rien le synonyme de « communication », mais plutôt son opposé : l’utilisation du langage, orientée, non sur les autres, mais sur soi dans le but de faire sortir des pensées, des sentiments, plus ou moins cachés ou retenus, qui encombrent le sujet et constituent une gêne pour lui.
Or, de nombreux travaux sur cette notion mettent l’accent sur la grande complexité de cette dernière. Qu’elle soit orale, corporelle ou écrite, l’expression ne s’obtient pas par le seul droit de faire et dire « ce qu’on veut ». Ce qui « sort » alors de l’expression, ce n’est pas le fond de la personnalité de celui qui s’exprime, ce n’est que la surface où sont installés tous les stéréotypes sociaux, de la mode, du milieu familial et des médias. Comme on le dit familièrement, pour avoir du jus, il faut presser le citron.
Avec le langage, c’est toujours par des contraintes qu’on « s’exprime »… Quand elles sont violentes, les réactions d’expression le sont aussi ; et pour qu’elles ne le soient pas, seul, le jeu offre des contraintes librement consenties..
S’il est incontestable qu’oser permettre aux enfants d’écrire librement ce qu’ils ont envie d’écrire, comme l’a fait Freinet, a été un énorme progrès par rapport à la stupide « rédaction scolaire » traditionnelle, et un pas de géant pour la pédagogie, avec l’irruption de l’intelligence dans le travail d’écriture données aux enfants, force est d’admettre qu’un pas en appelle toujours d’autres, plus précis et donc plus efficaces
Si l’on veut donc que les enfants s’expriment — et il est indispensable qu’ils le fassent – c’est du côté des jeux qu’il faut chercher la liberté.
Il faut donc jouer, avec eux, à des jeux d’écriture qui proposent des règles, différentes que celles de la vie sociale, des règles qui désobéissent à celles qu’on apprend en grammaire et ailleurs : écrire en jouant avec les mots, avec leurs sonorités, avec leur orthographe, que l’on s’amuse à modifier exprès, pour en modifier le sens ; jouer avec le hasard et l’aide du dictionnaire, en remplaçant les mots, par d’autres du dictionnaire ; jouer en changeant les mots d’un texte selon des règles mathématiques, comme Raymond Queneau, etc. (1)
Et tout cela, toujours en petits groupes de trois (un qui tient la plume, un qui dirige le jeu et applique les règles, et un qui est chargé de l’orthographe (chercher dans le dictionnaire et/ou aller demander à l’enseignant), pour qu’aucun n’ait à travailler tout seul.
Outre la jubilation de désobéir sans avoir à craindre de représailles, éclatante dans la classe, je peux, pour l’avoir vécu avec des enfants d’école primaire, de tous âge, affirmer trois choses :
1) Tous les enfants écrivent, et produisent des écrits, amusants, inattendus, et toujours intéressants, dont ils sont eux-mêmes surpris et fiers, et qu’ils ont envie de retravailler, pour aller plus loin, et pouvoir les imprimer et les faire figurer dans la grande « Anthologie » de la classe.
2) Tous sont heureux, parce que tous ont produit et que personne n’a été meilleur que les autres.
3) Ces jeux d’écriture sont, pour chacun des élèves, de puissants révélateurs de leurs possibilités, des « remonteurs de valorisation » d’eux-mêmes, presque une sorte de « thérapie », ultra modeste, mais joyeusement efficace.
Écrire en jouant, et à plusieurs, pour éviter l’effet du « moi j’y arrive mieux que les autres », toujours nocif, avec des moyens à sa disposition, (les contraintes sont ici un puissante aide) semble une situation d’écriture plus riche, qu’un texte produit seul, sans autre aide que lui-même, situation forcément discriminante, en dépit du travail effectué autour…
Je suis sûre que Freinet, tel qu’on le connaît par ses écrits, serait d’accord avec cet autre type de « textes libres », inconnu de son temps.
par Eveline Charmeux – mars 2021
(1) Tous ces jeux, et bien d’autres, sont détaillés, avec de nombreux exemples, dans l’ouvrage Réconcilier les enfants avec l’écriture (ESF, 2016)
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Éveline Charmeux, née en 1932, agrégée de grammaire classique, a été formatrice en IUFM et enseignante-chercheur à l’Institut national de la recherche pédagogique (INRP) où elle travailla avec Hélène Romian. « Précisons que toutes mes recherches ont été menées dans les classes, avec les enfants eux-mêmes, sur des séances de travail préparées en commun avec les enseignants. Il s’agissait de recherches-action, dont l’objectif n’était point de définir des théories, mais de construire des pratiques. J’ai été et je suis toujours un chercheur de terrain. » Nombreux ouvrages, chez Nathan, aux toulousaines éditions SEDRAP et chez quelques autres, portant essentiellement sur le « savoir lire » et le « savoir écrire ». Professeur honoraire, elle se consacre désormais au militantisme pédagogique et à l’écriture. « En fait, mon métier n’a jamais changé, et maintenant moins que jamais : ce sont toujours les problèmes de formation des enseignants qui me passionnent, vers la recherche de conceptions d’éducation réellement démocratiques, ce qui est loin d’avoir été le cas jusqu’ici, et ce qui ne semble guère devoir être le cas dans l’avenir qu’on nous promet. » Éveline Charmeux garde un bon souvenir du travail mené avec le CRILJ. C’était il y a quelques décennies.
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