Réfléchir à Loos en Gohelle

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A partir de novembre 2018 et sur les mois suivants, dans le cadre des animations impulsés par le CRILJ, le Collège René Cassin de Loos en Gohelle (Pas-de-Calais) a proposé des « lectures-réflexion » dans son CDI..

    Isabelle Valdher, professeure-documentaliste au collège René Cassin de Loos en Gohelle, a organisé, au CDI, avec les élèves de niveaux 4ème et 3ème des « lectures-réflexion » sur le thème de la pauvreté. Le CRILJ a financé l’achat des ouvrages.

    Un débat est organisé avec les élèves du « Club des lecteurs » pour lancer le thème « C’est quoi la pauvreté ? » Les élèves abordent des sujet variés, on peut noter : les familles d’accueil – il y a plusieurs élèves concernés -, les réfugiés et les migrants, les SDF que l’on voit dans dans la rue.

   La professeure-documentaliste présente le CRILJ et le questionnaire qu’il a élaboré. Après un lancement collectif pour faire émerger les représentations et préciser les notions, un temps spécifique est laissé aux élèves pour remplir le questionnaire, individuellement  et anonymement.

    Il est prévu, dans la suite de l’année scolaire, d’étendre cette action pour qu’elle touche l’ensemble des 300 élèves du collège : présentation par les élèves du Club des lecteurs aux autres élèves du collège d’un réseau d’ouvrages de littérature pour la jeunesse sur le thème de la pauvreté : présentations orales  d’ouvrages lus, vitrine, mises en avant de coup de cœur, affiches, etc.

    Au sein du Club des lecteurs, un débat sera organisé sur le thème : « Peut-on parler de tout dans un livre pour la jeunesse ? Y a-t-il des sujets tabous ? »

    Isabelle Valdher a apprécié la thématique qu’elle estime inédite et elle a constaté qu’elle a été à l’origine de débats riches et passionnants qui ont permis une ouverture sur un sujet d’actualité qui pourra être abordée dans d’autres disciplines, enseignement moral et civique par exemple..

    Un regret : les ouvrages offerts par le CRILJ ne sont pas arrivés avant le premier débat et avant la passation des questionnaires. Ils ont toutefois  été utilisés dans la seconde partie de l’action et sont venus, en bonne place, enrichir le fonds du CDI du collège.

Mélusine Thiry à Descartes

 

Le jeudi 19 mars 2019, dans le cadre des animations impulsés par le CRILJ, Mélusine Thiry est intervenu auprès des élèves de grande section de l’école maternelle Côte-des-Granges à Descartes.

     Livre Passerelle a décidé de situer cette action dans un territoire rural et peu favorisé du département. C’est l’école maternelle de la commune de Descartes, dans laquelle une animatrice de l’association intervient chaque semaine, qui a été choisie.

    S’appuyant sur une sélection d’albums réunie pour constituer un fonds spécifique à la thématique de la pauvreté, des lectures individuelles se sont déroulées sur une matinée de classe avec un retour au collectif pour dégager l’idée générale. Les enfants n’ont pas fait émerger le mot « pauvre » mais ils ont été sensibles à différents signes : les maisons abimées, les besoins d’argent pour manger, les vêtements abimés. Certains enfants ont pu dire « qu’ils avaient déjà vu, en ville, près du tramway, des personnes assises par terre et qui demandaient de l’argent ou de la nourriture ».

    L’environnement social de la commune de Descartes comporte des familles en grande difficulté, toutes ont cependant un toit et des recours pour manger (restos du cœur, Croix rouge). Aucun enfant participant à cette ne « s’est senti pauvre » ou directement concerné même si leurs familles sont touchées.

    En accord avec l’institutrice, il est proposé aux enfants de travailler sur La petite fille aux allumettes, en se focalisant sur l’épisode où elle craque des allumettes en rêvant de manger et de se réchauffer.

    La rencontre avec Mélusine Thiry a débuté par une présentation de ses œuvres et l’explication de son univers artistique. Puis, à partir de l’album Allumette de Tomi Ungerer, les enfants, accompagnés par l’équipe éducative et par les animatrices de Livre Passerelle ils travaillent ensemble à la réalisation d’une grande fresque. La consigne est la suivante : « Lorsque la petite fille gratte son allumette, se projette sur les murs toutes les ombres de ce qu’elle aimerait pouvoir manger. »

   Les enfants réalisent d’abord de petites silhouettes en papier. Puis, à l’aide d’un vidéoprojecteur, ils agrandissent leurs silhouettes et les dessinent sur des grandes feuilles de papier kraft noir. Les enfants imaginent ensuite toutes les bonnes choses qu’ils aimeraient manger s’ils étaient à la place de la petite fille du conte, ces différents aliments étant, cette fois-ci, dessinés sur des feuilles de papier kraft de couleur, puis découpés et collés sur les murs de l’école autour des noires silhouettes.

    Quelques jours plus tard, l’enseignante et les enfants ont organisé un vernissage auquel les parents ont été invités. Leurs œuvres ont ainsi été dévoilées et les enfants ont parlé à tous de Mélusine Thiry et de La petite fille aux allumettes..

    Cette animation a rencontré un succès total tant auprès des enfants que des adultes et il a laissé une forte trace dans l’école, sur les murs de la cour de récréation, avec ces silhouettes visibles de tous et dans l’esprit des enfants enrichis par cette aventure,

    Le travail de Mélusine Thiry sur les ombres et les reflets a permis d’introduire une autre vision du réel, les jeux de lumière déformant les objets et donnont à voir une nouvelle représentation du monde. Qu’en est-il de l’image de la pauvreté ? Quelles représentations les enfants en ont-ils ? C’est à partir de telles questions que les albums jeunesse furent utilisés comme média culturel.. Comme Livre Passerelle l’expérimente depuis plus de vingt ans sur le territoire, l’album jeunesse par ses qualités littéraires et par la puissance des illustrations donne à voir le monde, permet de s’ouvrir à sa diversité, et aide à construire une pensée.

     Le projet s’est poursuivi par la projection du film Ernest et Célestine et par des lectures de  contes populaires tels que Le Petit Poucet et La petite fille aux allumettes. Le contact a été maintenu avec Mélusine Thiry.

    L’étape ulitime du protocole était une récolte d’informations à l’aide d’un questionnaire conçu par le CRILJ. Elle  n’a pas été mise en œuvre car pas adaptée à des enfants d’école maternelle

Mélusine Thiry, après avoir suivi des études d’histoire de l’art à Poitiers et d’histoire du cinéma à Paris VIII, Saint- Denis, débute son parcours professionnel comme éclairagiste dans le spectacle vivant où elle développe un travail de vidéaste. Attirée depuis longtemps par l’édition jeunesse, elle reçoit les prix du public et celui des adultes médiateurs au concours Figures Futures du Salon du Livre de Montreuil 2006. Les Éditiond HongFei publie son premier album, Marée d’amour dans la nuit, en 2008. Mélusine Thiry applique à l’illustration une technique de silhouettes découpées utilisée dans le théâtre d’ombres, en l’agrémentant de la couleur et de la texture de papiers disposés sur une table lumineuse puis photographiés. Dernier ouvrage : Un labyrinthe dans mon ventre (HongFei, 2015), selon, celle fois, la technique de la linogravure. Mélusine Thiry a effectué, en 2017, une résidence auprès de l’association Livre Passerelle qui a souhaité l’inviter à nouveau pour cette animation.

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Livre Passerelle est une association qui se fixe pour objectif principal de lutter préventivement contre l’illettrisme et l’échec scolaire en proposant d’introduire le plus tôt possible le livre et la lecture dans les pratiques familiales et d’encourager des pratiques personnelles chez les personnes rencontrées. Elle développe projet collectif et partagé qui implique un travail important de réseau sur chacun des territoires.

Des rencontres, des lectures

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Les actions de médiation « pauvreté »

En 2018 et 2019, le CRILJ s’est intéressé à la question des représentations de la pauvreté dans les livres écrits à destination des enfants et des jeunes et à celle des conséquences des situations de misère et de précarité sur ceux-ci et sur leur famille. En plus de l’édition d’une brochure incitative en 2018, de l’organisation d’un colloque pluri-disciplinaire, de la publication d’une bibliographie spécifique et d’un numéro des Cahiers du CRILJ en 2019, des animations (en classe, en CDI, en bibliothèque ou en centre de loisirs) ont permis à un nombre important d’enfants et aux adultes qui les accompagnaient d’amorcer de riches réflexions. À signaler également un atelier d’écriture en direction de jeunes adultes inscrits dans un parcours d’apprentissage de la langue française. Au-delà de simples lectures offertes, plusieurs des propositions ont pris la forme d’accueil d’auteurs et d’illustrateurs. C’était à Angers, Beaugency, Clamart, Descartes, Paris, Loos en Gohelle et Olivet. Grand merci à Sophie Bordet-Pétillon, Rolande Causse, Roman Dutter, Xavier Emmanuelli, Gwen Le Gac, Didier Lévy et Mélusine Thiry.

    Nous mettons en ligne, en page « Textes amis », selon un rythme et un ordre non contraignants, un ensemble de textes, dix vraisemblablement, rendant compte de ces moments. Rappel des textes publiés dans la colonne de gauche de la page d’accueil et ici en page récapitulative.

( 26 avril 2021 )

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La bibliographie est téléchargeable au format livret et au format liste déroulante. C’est .

La brochure et le numéro 10 des « Cahiers » sont en vente en page boutique. C’est ici.

Des flammes pour Ernesto

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    « Un incendie s’est déclaré dans un bâtiment inhabité de Bou, commune située à l’est de l’agglomération orléanaise, peu après 11 heures, ce jeudi 15 octobre. De nombreux gendarmes et pompiers (douze véhicules et trente soldats du feu venus des casernes de la métropole d’Orléans, de Jargeau et de Châteauneuf-sur-Loire) ont été dépêchés sur les lieux, sentier Clos-Saint-Georges, à proximité de l’église de Bou. […] Le bâtiment en question était utilisé par des intermittents du spectacle qui réalisent des costumes et des décors pour des groupes de théâtre en France. » (République du Centre – jeudi 15 octobre 2020)

    « C’est un spectacle de désolation qu’ont découvert, ce vendredi 16 octobre au petit matin, les membres de l’association Les Mécanos de la Générale basée dans la petite commune de Bou dans le Loiret. La veille, aux alentours de midi, un incendie s’est déclaré dans le bâtiment qui abrite, prés de l’église du village depuis plus d’une dizaine d’années, l’association avec son atelier de scénographie et de construction de décor. 600 m2 ont été détruits par les flammes. A l’intérieur, l’atelier de l’association mais aussi de très nombreux décors de plusieurs compagnies de théâtre et de spectacle sont partis en fumée. Seuls quelques outils et machines de l’atelier de l’association ont semble-t-il résistés aux flammes mais le hangar abritait aussi un certain nombre de décors et de matériels appartenant à diverses compagnies de spectacle ou de théâtre amateur du Loiret. Entreposés à Bou par souci d’entraide. Tous sont partis en fumée. C’est le cas des décors du Théâtre de la Tête Noire de Saran, du Théâtre de l’Imprévu rue de Bourgogne à Orléans, du matériel de l’Astrolabe à Orléans mais aussi du Bar de Loire sur les quais d’Orléans. « C’est un véritable crève cœur, témoigne Stéphane Liger, le régisseur général des Mécanos de la Générale. » (France Bleu Orléans – vendredi 16 octobre 2020)

    Dans ce bâtiment étaient entreposés les décors de plusieurs spectacles du Théâtre de la Tête Noire de Saran (Loiret) dont le cabinet de curiosités dans lequel, depuis 2015, se jouait Ah ! Ernesto, d’après Marguerite Duras et Katy Couprie (Thierry Magnier, 2013), production à laquelle le CRILJ avait apporté son soutien. Ne reste que des cendres et des souvenirs.

(octobre 2020)

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« Ernesto est un enfant rebelle qui ne veut pas aller à l’école parce que, à l’école, on lui apprend des choses qu’il ne sait pas. Il rêve d’une liberté absolue qui fera advenir les savoirs par la force des choses. Le lieu scénique est d’une beauté exceptionnelle : un petit musée circulaire, façon cabinet de curiosités ; les deux comédiens évoluent sur le pourtour, dans une proximité qui prend à témoin et implique les spectateurs assis au centre. Patrice Douchet a construit le spectacle en onze séquences qui déclenchent le rire et l’émerveillement. Sidibe Koroutoumou et Arthur Fouache sont d’une précision stupéfiante dans la rythmique et la tonalité des voix. La parodie des témoignages enfantins et les jeux avec les chewing-gums sont proches de la virtuosité. » (Roger Wallez)

http://www.theatre-tete-noire.com/tinymce/source/Cr%C3%A9ation%20:%20Ah%20Ernesto/Dossier%20Ah!%20Ernesto.pdf

TÉMOIGNAGES

« Quelle triste nouvelle ! Comme si la Tête Noire avait besoin de cela en cette période déjà si difficile pour le théâtre. Avec mon soutien et bien cordialement. » (Annie Quenet, présidente de la FOL 18)

« Les temps sont vraiment durs. Quelle horreur ! La  Région Centre-Val de Loire et leurs théâtres avaient, le 15 octobre, échappé au couvre-feu. Quelle ironie ! » (Françoise Lagarde, présidente du CRILJ)

« Triste information. Cette adaptation de Ah ! Ernesto était un travail magnifique et précieux. » (Thierry Magnier, éditeur)

« C’est un feu fou dingue qui nous rappelle l’éphémère de l’art vivant et les traces qu’il laisse de son passage. » (Dominique Bérody, conseiller artistique et littéraire)

« Somme importante pour une commune de 960 âmes, nous avons fait un don de 5000 euros à l’association pour qu’elle puisse racheter des outils et très vite se remettre au travail. La crise sanitaire a mis à mal la culture et là ce sont les troupes de théâtre qui sont touchées. » (Bruno Cœur, maire de Bou)

« Dans La pluie d’été, roman qui amplifie l’histoire d’Ernesto, Marguerite Duras donne au personnage une sœur, Jeanne, qui s’avèrera incendiaire. A Bou, c’est accidentel. » (André Delobel, administrateur du CRILJ)

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EXTRAIT

… Ernesto va à l’école pour la première fois. Il revient. Il va tout droit trouver sa mère et lui déclare :   – Je ne retournerai plus à l’école.  La maman s’arrête d’éplucher une pomme de terre.  Elle le regarde.  –  Pourquoi ? demande-t-elle.  – Parce que ! … dit Ernesto, on m’apprend des choses que je ne sais pas.  –  En voilà une autre ! dit la mère en reprenant sa pomme de terre.

… Lorsque le papa d’Ernesto rentre de son travail, la maman le met au courant de la décision d’Ernesto.  – Tiens ! dit le père, c’est la meilleure ! …

… Le lendemain, le papa et la maman d’Ernesto vont voir le maître d’école pour le mettre au courant de la décision d’Ernesto.  Le maitre ne se souvient pas d’un quelconque Ernesto.   – Un petit brun, décrit la mère, sept ans, des lunettes…   – Non, je ne vois pas d’Ernesto, dit le maître après réflexion.   – Personne le voit, dit le père ; n’a l’air de rien !   – Amenez-le moi, conclut le maître. »

( Marguerite Duras, Ah ! Ernesto, Harlin Quist et François Ruy-Vidal, 1971 )

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ÉLARGISSEMENT

L’instituteur : Le monde est loupé, Monsieur Ernesto.
Ernesto, calme : Oui. Vous le saviez, Monsieur… Oui… Il est loupé. Sourire malin de l’instituteur.
L’instituteur : Ce sera pour le prochain coup… Pour celui-ci…
Ernesto : Pour celui-ci, disons que c’était pas la peine. Sourire d’Ernesto à l’instituteur.
L’instituteur : Donc, si je vous suis bien, d’aller à l’école non plus ce n’est pas la peine… ?
Ernesto : Ce n’est pas la peine de même, Monsieur, c’est ça…
L’instituteur : Et pourquoi Monsieur ?
Ernesto : Parce que c’est pas la peine de souffrir. Silence.
L’instituteur : On apprend comment alors ?
Ernesto : On apprend quand on veut apprendre, Monsieur.
L’instituteur : Et quand on ne veut pas apprendre ?
Ernesto : Quand on ne veut pas apprendre, ce n’est pas la peine d’apprendre. Silence.
L’instituteur : Comment savez-vous, Monsieur Ernesto, l’inexistence de Dieu ?
Ernesto : Je ne sais pas. Je ne sais pas comment on le sait. Temps. Comme vous peut-être, Monsieur. Silence.
L’instituteur : On apprend comment dans votre système si on n’apprend pas ?
Ernesto : En ne pouvant pas faire autrement sans doute, Monsieur… Comment ça se passe, il me semble que j’ai dû le savoir une fois. Et puis j’ai oublié.
L’instituteur : Qu’est-ce que vous entendez par : j’ai dû le savoir ?  Ernesto crie.
Ernesto : Comment voulez-vous que je le sache, Monsieur ? Vous ne le savez pas vous-même… Vous dites n’importe quoi, il me semble…
L’instituteur : Excusez-moi, Monsieur Ernesto.

( Marguerite Duras, La Pluie d’été, POL, 1990 )

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Théâtre et Covid 19

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Le théâtre jeune public résiste.

Depuis plusieurs mois, les compagnies qui créent à destination de la jeunesse sont les seules à pouvoir rencontrer un public autre que professionnel. Cette situation met en avant les grandes évolutions récentes de ce pan de la création théâtrale. Marie Levavasseur de la Compagnie Tourneboulé et Émilie Le Roux de la compagnie Les Veilleurs en soulignent les enjeux.

    Lorsqu’elles créent leurs compagnies Tourneboulé et Les Veilleurs en 2001 et 2002, Marie Levavasseur et Émilie Le Roux commencent par monter des spectacles pour adultes. Leur intérêt pour les écritures contemporaines les mènent toutefois rapidement vers la création jeune public ou plutôt « tout public », expression qu’elles emploient toutes deux pour décrire leur travail. Contre la classification des pièces par tranches d’âges, les deux metteures en scène développent des esthétiques exigeantes accessibles à tous à partir d’un âge qu’elles définissent en fonction des sujets abordés et des formes choisies, aussi bien en matière littéraire que scénographique. Toutes les deux conventionnées, leurs compagnies sont aujourd’hui des références en matière de création prenant en compte la jeunesse. Elles portent chacune un répertoire riche de plus de dix spectacles, dont certains sont faits pour les salles de théâtre, d’autres pour les classes et autres types d’espaces non dédiés au spectacle vivant.

    Cette particularité leur permet de s’adapter mieux que beaucoup d’autres au contexte actuel, et d’aller encore à la rencontre de personnes extérieures au milieu théâtral : des élèves d’écoles primaires, de collèges et lycées, ainsi que les équipes éducatives des établissements scolaires où sont programmées certaines de leurs formes légères. Où elles réalisent également un travail d’action culturelle. Marie Levavasseur et Émilie Le Roux témoignent pour nous de la situation d’un pan de la création théâtrale particulièrement visible aujourd’hui, mais dont la vitalité n’est pas nouvelle. Si les deux artistes apprécient les progrès réalisés ces dernières années en matière de reconnaissance institutionnelle de cette richesse, elles expriment aussi le désir de voir ce mouvement se poursuivre. Jusqu’à ce que création jeune public et généraliste soient vus d’un même œil par les tutelles et les théâtres, et qu’elles soient traitées en conséquence.

Depuis mars dernier, quel a été l’impact de la crise sanitaire sur la vie de vos créations ?

     Émilie Le Roux – La situation est paradoxale. Si de nombreuses dates prévues depuis longtemps ont été annulées et que d’autres continuent de l’être, certaines s’ajoutent au dernier moment. La Morsure de l’âne, pièce pour cinq comédiens et trois musiciens avec de la vidéo, du son et de la lumière, que nous devions créer en novembre dernier, n’a pu se jouer que devant des professionnels. Pour que le texte rencontre tout de même les élèves qui auraient dû venir découvrir le spectacle en salles, nous avons proposé aux théâtres qui nous programment d’organiser des lectures dans les classes. Plusieurs ont accepté. D’autres nous ont contactés pour nous demander de reprendre des pièces plus anciennes, conçues pour se jouer dans tous types de lieux, notamment dans des classes. Le Théâtre Firmin-Gémier/La Piscine (Antony, Châtenay-Malabry), par exemple, a organisé une tournée dans les écoles de notre En attendant le Petit Poucet.

    Marie Levavasseur – Nous aussi, nous nous sommes prêtés à l’exercice en vogue de la représentation professionnelle, avec notre nouvelle création Je brûle (d’être toi) et avec Les Enfants c’est moi. Pour nous adapter au contexte de crise et maintenir le lien avec le public, nous avons aussi transformé depuis octobre l’un de nos spectacles en lecture-spectacle que l’on peut jouer partout. Ce qui a nécessité une véritable réécriture, car les spectacles de la compagnie sont tous assez visuels, avec des scénographies assez riches.

 Comment vous et les membres de vos compagnies vivez-vous ces adaptations ?

    M.L. – Le très bel accueil qu’a reçu cette lecture-spectacle, aussi bien de la part des équipes des théâtres que des élèves, a fait beaucoup de bien à la compagnie. On a pu ressentir à quel point les équipes des lieux avaient envie de faire leur travail, de retrouver un lien avec les habitants de leur territoire. Quant à nous, cela nous a appris à nous adapter, à inventer beaucoup plus rapidement que nous le faisions jusque-là. Bien sûr, il est douloureux, violent, de voir s’annuler tant de dates – plus de 250 à ce jour – et d’assister au bouleversement de toute perspective. Mais il y a aussi de la joie à travailler autrement qu’en suivant les calendriers habituels de création, qui s’étendent sur deux ou trois ans. Nous aurons au moins appris grâce à la Covid-19 à travailler dans l’urgence, dans l’immédiateté.

    E.L.R. – Je considère que nous avons une chance folle d’avoir des spectacles qui peuvent encore rencontrer un public. Je crois que la plupart des artistes qui travaillent pour le jeune public sont aussi sensibles à la rencontre qu’à la création de la forme qui la permet. Pour ne parler que des Veilleurs, je dirais que la situation nous donne une conscience particulièrement aiguë du sens de ce que nous faisons, et de la réception de nos spectateurs. Leur rareté, la difficulté à avoir accès à eux nous fait ressentir avec force l’importance de leur regard pour l’existence d’une création.

Pensez-vous que le fait qu’actuellement, seules vos créations les plus légères puissent rencontrer un véritable public influence dans l’avenir les formats de vos spectacles ?

    M.L. – J’ai toujours défendu avec ma compagnie Tourneboulé des formes plutôt amples, exigeantes sur le plan humain autant que technique. Je reste persuadée que la création jeune ou tout public a besoin de ces grands formats, tout autant que de pièces plus mobiles. J’espère qu’à l’issue de cette crise, les théâtres ne vont pas se contenter de programmer ces pièces qui vont à la rencontre des jeunes dans les écoles, et qu’ils continueront de soutenir des formes plus ambitieuses en matière de format. Il faudra y être vigilants.

    E.L.R. – Il est en effet important que nos compagnies puissent continuer d’entretenir les deux types de lien qu’elles ont en temps plus normaux avec les jeunes spectateurs : en allant à leur rencontre dans les établissements scolaires, et en les invitant dans les théâtres. Ce sont deux relations complémentaires, qui au sein de la compagnie Les Veilleurs nous intéressent autant l’une que l’autre. C’est pourquoi nous avons toujours créé en parallèle des formes très légères et d’autres plus imposantes, et que nous souhaitons continuer de le faire. Les équipes des lieux se montrent en général très solidaires envers nous depuis le début de l’épidémie, aussi je pense qu’elles sauront comprendre ce besoin. Ce n’est pas mon inquiétude principale.

Quelle est-elle, cette inquiétude principale ?

    E.L.R. – Celle que partage l’ensemble de la profession, du côté de la création jeune ou tout public aussi bien que généraliste : l’embouteillage au moment de la réouverture des salles. Comment faire pour que les pièces qui n’ont pu être vues jusque-là le soient comme elles devraient l’être, dans un contexte qui risque d’être très concurrentiel ? L’existence des nouveaux spectacles et de ceux à venir est l’objet de nombreuses discussions entre compagnies et lieux de programmation, ce qui est très bien : nous avons une responsabilité partagée dans la gestion d’une offre qui sera trop importante par rapport à la capacité de programmation des lieux.

    M.L. – La question du répertoire se pose aussi. Les très nombreuses nouvelles pièces qui se font aujourd’hui, dans la mesure où l’on ne peut quasiment plus faire que créer, sont programmées en priorité par les directeurs de lieux pour les saisons à venir. Nous le voyons bien au sein de la compagnie Tourneboulé, dont certains spectacles – Et comment moi je ? par exemple, créé en 2012 – continuent de tourner de nombreuses années après leur naissance. La vie de ces pièces de répertoire est importante pour une compagnie. Elle l’est aussi pour le secteur de la création jeune public, pour sa légitimation.

Justement, pensez-vous que la situation actuelle, où seules les compagnies s’adressant au jeune public peuvent rencontrer un public autre que professionnel, peut faire progresser cette reconnaissance de la création pour la jeunesse ?

     M.L. – Depuis la création de ma compagnie, j’ai pu observer une véritable évolution de la place de la création jeune public dans les institutions. Il y a vingt ans, rares étaient les directeurs de lieux qui s’intéressaient vraiment à ces écritures, et qui affirmaient un désir fort d’aller à la rencontre de la jeunesse. C’est très différent aujourd’hui : nombreux sont ceux qui produisent et coproduisent des créations pour ce public. J’espère que cela va continuer.

    E.L.R. – Je pense que la reconnaissance de la création jeune public se poursuit, que la Covid-19 ne change pas grand-chose à l’évolution décrite par Marie, et que je ressens aussi fortement avec ma compagnie. Depuis La Belle Saison des arts vivants avec l’enfance et la jeunesse, lancée par le Ministère de la Culture en 2014 surtout, la considération du milieu théâtral pour la création à destination du jeune public a beaucoup évolué. On a vu venir vers nous des lieux qui ne s’intéressaient jusque-là pas du tout à ce secteur de la création. Petit à petit, l’image des écritures contemporaines pour la jeunesse et des maisons d’édition qui y sont consacrées changent aussi, ce qui est fondamental pour l’ensemble du secteur. Il reste toutefois du chemin à faire.

Quelles sont les grandes évolutions que vous appelez de vœux ?

    E.L.R. – Les aides à la production pour les créations jeune public sont encore largement moindres que celles qui sont attribuées aux créations généralistes. Le prix des cessions reste aussi très inférieur, pour des productions d’une exigence et d’un coût équivalents à ceux des spectacles pour adultes. Cela commence à bouger, mais il faut que ça continue si l’on veut que la grande vitalité de ce pan de la création théâtrale s’inscrive dans la durée.

    M.L. – Les lieux ont encore tendance à penser la création pour la jeunesse par tranches d’âges. Or les meilleures représentations, pour moi, sont celles qui font se rencontrer plusieurs générations de spectateurs. C’est la pluralité des regards qui fait la richesse d’une œuvre. Cette classification est à mon avis sclérosante. Il faut continuer d’œuvrer au décloisonnement du théâtre jeune public, en allant dans le sens d’une plus grande porosité avec la création pour adultes et en s’affranchissant des cadres habituels de la création jeune public, dont les productions excèdent rarement les 50 minutes, avec des distributions limitées. Des artistes comme Philippe Dorin, ou encore Johanny Bert avec son Épopée à partir de 8 ans qui s’étend sur une journée entière.

Avec vos compagnies respectives, comment comptez-vous contribuer dans un futur proche à cette évolution de la création jeune public ?

    M.L. – Du fait des rencontres que cela peut susciter, créer pour le jeune public fait naître chez moi le besoin de créer avec lui. J’ai déjà mis en place à plusieurs reprises des formes partagées, et j’ai l’envie d’aller plus loin dans ce domaine avec Et demain le ciel avec et pour des adolescents.e.s qui sera créée en avril 2022 à La Scène Nationale de la Garance. Écrite en collaboration avec Mariette Navarro, cette pièce sera le premier volet d’un nouveau cycle de recherche autour de « Croire et mourir » ; le second sera L’affolement des biches, ma première création à l’intention des adultes, prévue pour 2023. Les auteurs et metteurs en scène qui créent pour les adultes sont de plus en plus nombreux à se tourner régulièrement vers la jeunesse. Pourquoi ne pas faire aussi l’inverse ?

    E.L.R. – Je vais pour ma part continuer avec Les Veilleurs d’explorer les nouvelles écritures pour la jeunesse, et toutes les possibilités qu’offre leur adresse particulière, très directe, en matière théâtrale. Celle qui fait qu’en créant pour le jeune public, on ne peut perdre de vue le monde qu’on habite. Chaque auteur choisit sa distance par rapport au réel et à l’imaginaire. En ce moment pour ma part, j’ai plutôt envie d’aller vers des écritures à la dimension symbolique forte. Cela permet de réenclencher l’imaginaire et la pensée, ce dont nous avons tous un besoin fou. Il faut continuer de défendre un théâtre qui soit un endroit de rencontre et de démocratie, si l’on ne veut pas vivre dans une société complètement aseptisée.

( propos recueillis par Anaïs Heluin – mars 2021 )

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Photo du haut  :  Je brûle (d’être toi) de Marie Levavasseur

Photo du bas  :  La morsure de l’âne de Émilie Le Roux

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Nous remercions sceneweb.fr qui nous permet ce partage.

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La musique des mots

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À l’occasion de la Journée internationale du livre pour enfants du 2 avril 2021 (Children’s international book day), la poétesse cubano-américaine Margarita Engle adresse au monde, sous l’égide de l’Ibby (Union internationale pour les livres de jeunesse), en quatre langues, un message dont vous trouverez ici la traduction française. L’affiche est signée Roger Mello, auteur et illustrateur brésilien.

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La musique des mots

Quand nous lisons, nos esprits prennent leur envol,

Quand nous écrivons, nos doigts chantent.

Les mots sont battements de tambour et flûtes sur la page,

oiseaux chanteurs s’élançant et éléphants trompetant,

rivières qui coulent, cascades qui chutent,

papillons qui virevoltent haut dans le ciel

Les mots nous invitent à danser,

rythmes, rimes, battements de cœur

battements de sabots, battements d’ailes,

contes anciens et nouveaux,

fantaisies et contes vrais.

Que tu sois confortablement installé à la maison

ou t’élançant à travers les frontières

vers une nouvelle terre et une langue étrange,

histoires et poèmes t’appartiennent.

Lorsque nous partageons des mots,

nos voix deviennent la musique du futur,

paix, joie et amitié, une mélodie d’espoir.

par Margarita Engle

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Margarita Engle, poétesse cubano-américaine, née en 1951 à Los Angeles, a développé un profond attachement à la patrie de sa mère pendant les étés de son enfance qu’elle passe sur l’île avec ses parents. Elle découvre à cette occasion la poésie en espagnol, en particulier les œuvres du journaliste, poète et philosophe cubain José Martí. Près de vingt ouvrages, pour enfants, jeunes adultes et adultes. Margarita Engle a reçu de très nombreux nombreuses récompenses dont plusieurs Prix Pura Belpré en 2008, 2009, 2011, 2012, 2014 et 2016, le Prix Charlotte Zolotow, en 1976, pour Drum Dream Girl, le prix Sydney Taylor et le Prix Paterson, en 2010, pour Tropical secrets, holocaust refugees in Cuba, en 2010, et le Prix NSK Neustadt, en 2019, pour l’ensemble de sa carrière. Sa bibliographie de Juan Francisco Manzano, The Poet Slave of Cuba, a, en 2008, reçu trois récompenses. En 2009, Margarita Engle est la première femme latino-américaine à recevoir un Newbery Honor pour The Surrender Tree : poems of Cuba’s Struggle for Freedom. À paraitre : Your heart, My sky et A song of Frutas. Aucun livre traduit en français.

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Roger Mello, illustrateur, écrivain et dramaturge, est né à Brasilia en 1965. Lauréat, en 2014, du prix Hans Christian Andersen décerné par l’IBBY, « pour sa contribution durable à la littérature pour enfants », il est auteur de vingt-cinq livres et illustrateur de plus de cent. Son style graphique, très coloré, s’inspire principalement de la nature, de l’écosystème amazonien et du folklore multiculturel brésilien. Il a reçu, pour son travail d’illustrateur et d’écrivain, de nombreux prix tant au Brésil qu’à l’étranger : prix remis par l’Académie brésilienne des lettres, par l’Union brésilienne des écrivains, prix international du meilleur livre de l’année de la Fondation suisse Espace Enfants, en 2002, pour Meninos do Manque, prix international Chen Bochui du meilleur auteur étranger en Chine, en 2014. Son livre, You can’t be too careful ! a été l’un des récipiendaires 2018 de Mildred L. Batchelder Honor de l’American Library Association (ALA). Roger Mello a organisé de nombreuses expositions personnelles en Chine, en Colombie, en France, en Allemagne, en Italie, au Japon, au Mexique, au Pérou, en Russie, en Corée du Sud et à Taiwan. Son travail a également fait l’objet d’expositions collectives, lors de foires internationales ou à l’occasion de célébrations commémoratives. Ses livres, traduits en quinze langues, sont publiés en Argentine, en Belgique, en Chine, en Colombie, au Danemark, en Iran, au Japon, au Mexique, aux Pays-Bas, en Corée du Sud, en Suède, en Suisse, à Taiwan et aux États-Unis et en France, pour un seul titre, Jean fil à fil, chez Memo.

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Liberté d’expression

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En classe, la liberté d’expression, c’est comment ?

    S’il est une notion bien éloignée de l’école, c’est bien celle de « liberté d’expression ». Celui qui, le premier en France, a eu l’audace de vouloir l’installer dans sa classe, Célestin Freinet, l’a payé fort cher.

    Problème : la liberté d’expression fait partie des valeurs de la démocratie, que l’école est chargée d’enseigner…Et pour que les enfants l’apprennent, il faut qu’ils la vivent…

    Comment sortir de cette contradiction ?

    Comme toujours, commencer par savoir de quoi on parle et ce que signifient les mots qu’on emploie.

    « Liberté » est un mot magnifique, dont la signification est truffée de contradictions : affiché au fronton des monuments importants, dont l’école, où, pourtant, beaucoup déplorent qu’elle ne soit pas, le mot est souvent défini par l’absence de contrainte, aussitôt contredite par l’affirmation que, pour chacun, la liberté doit s’arrêter, là où commence celle des autres.

    Donc, contraintes, il y a.

    Cette célèbre formule est elle-même contestée par quelques penseurs, pour qui, tel Bernard Defrance, la liberté ne peut ni commencer, ni s’arrêter, car avant tout elle est objet de « partage », superbe formule.

    Mais, qui dit « partage », dit nécessairement « organisation », c’est-à-dire, un ensemble de règles communes, posées par tous et acceptées. C’est dire que la liberté n’a rien à voir avec le n’importe quoi, ou le « je fais ce que je veux ».

    En fait, la liberté, ce sont des règles librement acceptées. Question : Où peut-on en trouver ? Réponse : dans le jeu, essentiellement. Je dis bien le jeu, quel qu’il soit, sportif ou non, et non le sport, trop souvent détruit par la compétition, assortie de « récompenses », vilain mot, aussi laid que son pendant « punitions ».

    Alors, que peut être, en classe, la « liberté d’expression », notamment écrite ?

    Il faut entendre ici le mot « expression », dans son sens strict, qui n’est en rien le synonyme de « communication », mais plutôt son opposé : l’utilisation du langage, orientée, non sur les autres, mais sur soi dans le but de faire sortir des pensées, des sentiments, plus ou moins cachés ou retenus, qui encombrent le sujet et constituent une gêne pour lui.

    Or, de nombreux travaux sur cette notion mettent l’accent sur la grande complexité de cette dernière. Qu’elle soit orale, corporelle ou écrite, l’expression ne s’obtient pas par le seul droit de faire et dire « ce qu’on veut ». Ce qui « sort » alors de l’expression, ce n’est pas le fond de la personnalité de celui qui s’exprime, ce n’est que la surface où sont installés tous les stéréotypes sociaux, de la mode, du milieu familial et des médias. Comme on le dit familièrement, pour avoir du jus, il faut presser le citron.

    Avec le langage, c’est toujours par des contraintes qu’on « s’exprime »… Quand elles sont violentes, les réactions d’expression le sont aussi ; et pour qu’elles ne le soient pas, seul, le jeu offre des contraintes librement consenties..

    S’il est incontestable qu’oser permettre aux enfants d’écrire librement ce qu’ils ont envie d’écrire, comme l’a fait Freinet, a été un énorme progrès par rapport à la stupide « rédaction scolaire » traditionnelle, et un pas de géant pour la pédagogie, avec l’irruption de l’intelligence dans le travail d’écriture données aux enfants, force est d’admettre qu’un pas en appelle toujours d’autres, plus précis et donc plus efficaces

    Si l’on veut donc que les enfants s’expriment — et il est indispensable qu’ils le fassent –  c’est du côté des jeux qu’il faut chercher la liberté.

    Il faut donc jouer, avec eux, à des jeux d’écriture qui proposent des règles, différentes que celles de la vie sociale, des règles qui désobéissent à celles qu’on apprend en grammaire et ailleurs : écrire en jouant avec les mots, avec leurs sonorités, avec leur orthographe, que l’on s’amuse à modifier exprès, pour en modifier le sens ; jouer avec le hasard et l’aide du dictionnaire, en remplaçant les mots, par d’autres du dictionnaire ; jouer en changeant les mots d’un texte selon des règles mathématiques, comme Raymond Queneau, etc. (1)

    Et tout cela, toujours en petits groupes de trois (un qui tient la plume, un qui dirige le jeu et applique les règles, et un qui est chargé de l’orthographe (chercher dans le dictionnaire et/ou aller demander à l’enseignant), pour qu’aucun n’ait à travailler tout seul.

    Outre la jubilation de désobéir sans avoir à craindre de représailles, éclatante dans la classe, je peux, pour l’avoir vécu avec des enfants d’école primaire, de tous âge, affirmer trois choses :

1) Tous les enfants écrivent, et produisent des écrits, amusants, inattendus, et toujours intéressants, dont ils sont eux-mêmes surpris et fiers, et qu’ils ont envie de retravailler, pour aller plus loin, et pouvoir les imprimer et les faire figurer dans la grande « Anthologie » de la classe.

2) Tous sont heureux, parce que tous ont produit et que personne n’a été meilleur que les autres.

3) Ces jeux d’écriture sont, pour chacun des élèves, de puissants révélateurs de leurs possibilités, des « remonteurs de valorisation » d’eux-mêmes, presque une sorte de « thérapie », ultra modeste, mais joyeusement efficace.

    Écrire en jouant, et à plusieurs, pour éviter l’effet du « moi j’y arrive mieux que les autres », toujours nocif, avec des moyens à sa disposition, (les contraintes sont ici un puissante aide) semble une situation d’écriture plus riche, qu’un texte produit seul, sans autre aide que lui-même, situation forcément discriminante, en dépit du travail effectué autour…

    Je suis sûre que Freinet, tel qu’on le connaît par ses écrits, serait d’accord avec cet autre type de « textes libres », inconnu de son temps.

par Eveline Charmeux – mars 2021

(1) Tous ces jeux, et bien d’autres, sont détaillés, avec de nombreux exemples, dans l’ouvrage Réconcilier les enfants avec l’écriture (ESF, 2016)

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Éveline Charmeux, née en 1932, agrégée de grammaire classique, a été formatrice en IUFM et enseignante-chercheur à l’Institut national de la recherche pédagogique (INRP) où elle travailla avec Hélène Romian. « Précisons que toutes mes recherches ont été menées dans les classes, avec les enfants eux-mêmes, sur des séances de travail préparées en commun avec les enseignants. Il s’agissait de recherches-action, dont l’objectif n’était point de définir des théories, mais de construire des pratiques. J’ai été et je suis toujours un chercheur de terrain. » Nombreux ouvrages, chez Nathan, aux toulousaines éditions SEDRAP et chez quelques autres, portant essentiellement sur le « savoir lire » et le « savoir écrire ». Professeur honoraire, elle se consacre désormais au militantisme pédagogique et à l’écriture. « En fait, mon métier n’a jamais changé, et maintenant moins que jamais : ce sont toujours les problèmes de formation des enseignants qui me passionnent, vers la recherche de conceptions d’éducation réellement démocratiques, ce qui est loin d’avoir été le cas jusqu’ici, et ce qui ne semble guère devoir être le cas dans l’avenir qu’on nous promet. » Éveline Charmeux garde un bon souvenir du travail mené avec le CRILJ. C’était il y a quelques décennies.

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2020 s’en est allée

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     2020 s’en est allée, mais ne se fait pas pour autant oublier.

    Cette année inédite nous aura « volé » l’anniversaire des 20 ans de la Librairie-Tartinerie, les événements autour de sa transmission, nombre de manifestations qui constituent le cœur de notre action, ainsi que de multiples moments d’échanges, de partage et d’apprentissage.

    A nombre d’entre nous, elle aura volé une partie de nos envies. Mais, à d’autres, la vie. Pour toutes et tous, elle aura ébranlé notre confiance en l’avenir et émoussé notre capacité à nous projeter sereinement.

    Pour la librairie, il est pour le moment compliqué d’évaluer les conséquences de cette année où nous aurons vécu quasiment un trimestre de fermeture, l’annulation de très nombreux événements sur lesquels nous avons l’habitude d’amener le livre (et d’en vendre), la difficulté à participer aux projets culturels qui nous tiennent à cœur (comme les Estivales de l’illustration ou Tatoulu pour ne citer que ceux-ci). Avec la non réouverture de la Tartinerie cet hiver, nous ne reposons plus sur nos deux pattes et ce n’est pas la chaleur des toasters qui nous manque le plus…

    Actuellement, tous les acteurs et actrices de la culture (dont la majorité sont beaucoup moins bien lotis et aidés que nous) sont en souffrance et nous peinons toutes et tous à porter les projets dont convivialité, échange, apprentissage et quête de sens sont les moteurs.

    Néanmoins, 2020 aura aussi offert de nombreux et forts témoignages de soutien. Qu’on se fréquente quotidiennement, régulièrement, occasionnellement (ou prochainement) à la librairie ou hors les murs, nous vous en remercions de tout cœur.

    2020 aura aussi été la reconstitution d’un collectif de travail et l’occasion de nouer des alliances, de connaître et se reconnaître avec des auteurs, autrices, illustrateurs, illustratrices, éditeurs, éditrices, représentants, libraires, livreurs, bibliothécaires, enseignants, enseignantes, animateurs et animatrices d’associations… La vie ne s’est pas totalement arrêtée.

    2020 aura aussi vu arriver à Sarrant de jeunes et nouveaux artistes que nous sommes heureux d’avoir rencontrés et avec lesquels nous ne pouvons qu’avoir envie de nous projeter.

    Même si nous allons continuer à faire le dos rond en attendant patiemment que les vagues se retirent, nous sommes debout à regarder notre horizon tout en cherchant les nouvelles voies à emprunter. A n’en pas douter, nous nous rencontrerons et progresserons ensemble sur ces chemins de 2021.

    A bientôt.

(Hélène Bustos, Alix Delacote et Claire Lefeuvre – janvier 2021)

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Professionnels du développement économique, social et culturel, Didier Bardy et Catherine Mitjana créent, en 2000, avec l’ambition de faire vivre un lieu de rencontres autour du livre en milieu rural, l’association LIRES. Ils ouvrent à Sarrant, village gersois de 300 habitants, La Librairie-Tartinerie « qui offre un espace convivial avec ses 20 000 titres et son programme d’animations hebdomadaires. » En tant que librairie généraliste, le lieu répond d’évidence à une demande de proximité grâce à un fonds composé de trois grands pôles : littérature française et étrangère, littérature pour la jeunesse et sciences humaines. Aujourd’hui, l’équipe de La Librairie-Tartinerie est composée d’Hélène Bustos, repreneuse, Alix Delacote et Claire Lefeuvre.

Portées par l’association et par la Médiathèque départementale, les annuelles Estivales de l’illustration sont nées de discussions entre Didier Bardy, Catherine Mitjana et François Place, lors du festival Littératures Métisses d’Angoulême 2013. Cet échange fut « l’occasion de partager un réel sentiment sur la méconnaissance du métier d’illustrateur et du peu de connaissance en notre possession pour lire l’image aussi bien que le texte. » Marie Paquet, directrice de la Médiathèque départementale du Gers, s’associe au projet, apportant sa passion et sa connaissance du milieu du livre pour la jeunesse, son envie de mettre en valeur le travail artistique des illustrateurs et celle de diffuser au plus grand nombre la culture de l’illustration.

Les Estivales de l’illustration, nourries par l’enthousiasme de tous, professionnels et bénévoles rassemblés, ont notamment accueilli, entre 2014 et 2019 : Annabelle Guetatra, Isidro Ferrer, François Place, Kitty Crowther, Blexbolex, Albertine, Grégoire Dubuis, Cécile Gambini, Richard Guérineau, Michaela Kukovicova, Régis Lejonc, Christophe Merlin, Henri Meunier, Iris Miranda, Mélanie Rutten, Benoit Jacques, Thierry Dedieu, Gilles Bachelet, Carole Chaix, Benjamin Chaud, Natali Fortier, Claire Franek,  Delphine Perret, Cyrille Pomès, Cécile Roumiguière, Delphine Perret, Frédérique Bertrand, Audrey Calleja, Olivier Douzou, Carlos Grassa Toro, Anne Laval, Lionel Le Néouanic, Violeta Lopiz, Juanjo Milimbo, le graveur Iris Miranda, le sérigraphe Pierre Gréau, l’enlumineur Fransisco Gutiérrez Garcia, le typographe Steve Seiler.

Au programme des six éditions : des rencontres à la librairie et dans les villages, des expositions, des ateliers, des discussions et des échanges, des masters classes, des dédicaces, des projections, des concerts, des apéros. « Les Estivales de l’illustration sont construites pour être vécues par tous les fous de dessins, les amateurs d’images, les amoureux des livres, les artistes (ou pas), et par tous ceux qui ont envie de nous rejoindre dans cette grande aventure collective – et dans ce grand dess(e)in. »

 Les éditions La Librairie des Territoires (créées par l’association) ont publié, parmi d’autres titres, De la nécessité du livre… et des libraires (2010, épuisé) et Culture, tourisme et territoire : des synergies à construire (2011, disponible).

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Grand merci pour ce partage à la Librairie-Tartinerie et à son équipe.

Pour faire un tour à Sarrant, c’est ici.

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Art et culture à l’école

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Une expérience transformatrice

Comédien et metteur en scène, Stanislas Nordey dirige, depuis 2014, le Théâtre national de Strasbourg (TNS) et son école d’art dramatique. Il a animé de nombreux ateliers de théâtre auprès des jeunes. Militant de la culture pour tous, il cherche à repousser les frontières des « zones culturelles blanches  », ces territoires où l’on n’a pas suffisamment accès aux biens culturels.

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Art et culture à l’école, une nécessité ?

     Stanislas Nordey  – C’est une nécessité absolue qui se décline de diverses manières. Pour la plupart des artistes c’est extrêmement enrichissant d’intervenir en milieu scolaire car la question de la transmission aux nouvelles générations est au centre de leur geste. Quand on est face à des enseignants qui sont dans le désir, ces très belles rencontres enrichissent l’enseignant et l’artiste. Et au cœur de ça il y a l’enfant, l’adolescent. Ces gestes innovants qui inventent sans cesse, qui sont dans le présent et créent un écart à la pratique scolaire habituelle leur ouvrent d’autres horizons. Pour les trois, enseignant, artiste et enfant, c’est extrêmement nécessaire et par expérience, ça marche. Être en contact avec l’art fait reculer la barbarie. Il y a encore un immense chemin à parcourir. L’idée à une époque de rapprocher les mots éducation et culture, cette consanguinité nécessaire entre ces deux domaines, avait un sens. Les années Lang ont créé une sorte d’accélérateur et les résultats ont été extraordinaires, particulièrement dans les territoires délaissés et déshérités où il y a un appétit incroyable d’art et de culture. Mais pour que cela existe il faut des moyens, ce sont des investissements d’avenir.

Quel rôle pour l’école ?

     L’art et la culture sont souvent aux avant-postes de réflexion. Par exemple, les questions de la parité, du genre et de la diversité, la représentation des femmes, sont à l’œuvre depuis longtemps chez les artistes. Il faut être dans le contemporain. Parfois, au ministère ou chez quelques enseignants, Racine et Molière sont des valeurs plus sûres que Duras et Yourcenar. Mais les artistes contemporains sont importants aussi parce qu’ils sont dans la vie, dans la cité et ils transmettent quelque chose du monde d’aujourd’hui, de la réalité. Je suis pour que les artistes envahissent les écoles. A partir du moment où un artiste est là, il dérange les choses, les déplace, les fragilise dans le bon sens du terme, il les met en perspective, les complexifie. L’enjeu de toute notre société c’est : comment est-ce qu’on combat la violence et l’intolérance, le sexisme, le racisme, l’homophobie ? L’école est un média et un interlocuteur formidable, un lieu parfois d’exclusion pour des jeunes mais un lieu où cela peut aussi se résoudre.

Quelle culture pour les jeunes ?

     Entre l’école que j’ai connue et l’école d’aujourd’hui, on en est toujours à une représentation de l’histoire des puissants écrite par les puissants. Les enfants qui ne sont pas de cette histoire-là, celle des dominants et des classes supérieures, ne s’y retrouvent pas. Et ce n’est pas une question d’assimilation ou pas. Il n’y a pas d’ouvriers ou de paysans chez Molière, sauf pour les ridiculiser. Il faut parler de la vie et interroger les programmes. On est dans une forme d’immobilisme dont tout le monde est complice et dont les principales victimes sont les élèves. Penser que c’est en les emmenant voir Abd el Malik qu’ils auront accès à la culture est une erreur. Ils n’ont pas d’a priori et sont plus accueillants qu’on ne croit. Parfois les artistes sont face à des enseignants qui eux le sont un petit peu moins et sont sûrs que, « ça » c’est pas bon pour leurs élèves. « Essayez, écoutez-moi » c’est le rôle de l’artiste de déplacer l’enseignant sur des territoires parfois plus glissants, en l’accompagnant.

L’art peut-il changer la vie des élèves ?

     Ça change tout et vite parce que quand on est confronté à la question de l’art, on est déjà confronté à la question du regard. Et ça quand on est tout jeune, le regard sur l’autre, le regard que l’autre pose sur soi, celui que l’on pose sur soi, sont très problématiques et souvent douloureux. Aux ateliers, on apprend à regarder l’autre, à regarder ce que l’on ne sait pas faire, à regarder l’inconnu, à être tolérant. C’est juste énorme et fondamental. Nous mettons aussi en pratique comment on regarde et on écoute l’autre, cet autre est différent et ça n’est pas grave. Il y a un enjeu sociétal immense. Ce n’est pas un boulot titanesque parce qu’ils comprennent tout de suite, par l’expérience, ce qu’ils y gagnent. C’est gagnant-gagnant pour tout le monde. Pour la société, pour les mômes, pour les enseignants, les parents… Mais tant qu’on n’a pas été confronté à ça, on ne s’en rend pas compte.

Les objectifs de la décentralisation ont-ils été atteints ?

     Aujourd’hui les classes moyennes ont accès à la culture mais pas les classes populaires, les exclus, les gens précarisés. Pour toucher tout le monde, il faut plus de moyens, des choix budgétaires et des politiques publiques. Sachant qu’un grand plan ça ne coûte pas si cher, vu ce que ça rapporte il y a un rapport qualité-prix délirant.

(novembre 2020)

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Entretien accordée par Stanislas Nordey

à Fenêtres sur cours pour son cahier spécial

« 20 ans d’université d’automne du SNUipp-FSU »

Metteur en scène de théâtre et d’opéra, acteur, Stanislas Nordey est un homme partisan du travail en troupe. Avec sa compagnie, il est artiste associé au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis de 1991 à 1995, avant de rejoindre, avec sa troupe de douze comédiens, le Théâtre Nanterre-Amandiers, à la demande de Jean-Pierre Vincent qui l’associe à la direction artistique. De 1998 à 2001, il dirige avec Valérie Lang le Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique national de Saint-Denis. En 2001, il rejoint le Théâtre national de Bretagne comme responsable pédagogique de l’École, puis comme artiste associé. Il y crée notamment Violences de Didier-Georges Gabily (2001), Incendies de Wajdi Mouawad (2008), Les Justes d’Albert Camus (2010). En 2011, il est artiste associé à La Colline et, pour l’éditIon 2013 du festival d’Avignon, artiste associé aux côtés de l’auteur, comédien et metteur en scène congolais Dieudonné Niangouna. Il crée Par les villages de Peter Handke dans la Cour d’honneur du Palais des Papes. On doit à Stanislax Bordey la création de nombreuses pièces d’auteurs contemporains, parmi lesquels  Martin Crimp, Laurent Gaudé, Jean Genet, Hervé Guibert, Manfred Karge, Jean-Luc Lagarce, Frédéric Mauvignier, Fabrice Melquiot, Heiner Müller, Pier Paolo Pasolini,  Bernard-Marie Koltès. Incursions dans le répertoire avec Marivaux, Feydeau ou Hofmannsthal. Stanislas Nordey a entamé, ces dernières années, une collaboration forte avec l’auteur allemand Falk Richter. Acteur, il a joué sous la direction de plusieurs artistes et compagnons de route dont Wajdi Mouawad pour Ciels (2009) et Pascal Rambert pour Clôture de l’amour (2011). Il dirige le Théâtre national de Strasbourg et son école depuis septembre 2014, engageant un important travail en collaboration avec une vingtaine d’artistes associés. En 2019, il crée, à La Colline, Qui a tué mon père d’Édouard Louis et, en 2020, au TNS, Berlin mon garçon de l’auteure associée Marie NDiaye.