Les cailloux blancs (2)

SOUVENIR, SOUVENIR

    Le vendredi 12 septembre 2014, à la demande de l’université d’Artois, j’ai apporté mon concours au séminaire Les grands témoins de la critique et de la promotion des livres pour la jeunesse. Le retranscription initiale peut être retrouvée dans le numéro 36 des « Cahiers Robinson » consacré au livre de poche, bibliothèque de la jeunesse. Ci-après, la deuxième partie de ma communication qui entre dans le vif de la question.

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Promouvoir la littérature pour la jeunesse : les petits cailloux blancs du bénévolat   (deuxième partie)

    A la rentrée de septembre 1967, après une première année d’enseignement à Batilly-en-Gatinais, dans une classe accueillant des élèves de 4 à 6 ans à qui je raconte des histoires choisies dans des recueils signés Sara Cone-Bryant et Mathilde Leriche, je suis nommé à Sousse, en Tunisie, volontaire du service national actif, dans une école française relevant du Ministère des affaires étrangères. J’y travaillerai 12 ans.

    Peu tenté, pour occuper mes temps de loisirs, par le tennis, l’équitation, le rugby ou les activités de plage, je rencontre et fréquente des collègues, français et tunisiens, impliqués dans des démarches militantes (syndicalisme, gestion et animation d’un ciné-club, programmation d’une salle de cinéma en 16 mm, théâtre amateur), toutes activités bénévoles qui, outre leur intérêt propre, m’apprennent, autour de projets précis, devant obligatoirement aboutir, à travailler avec d’autres.

    Se situe, au tout début des années 70, un évènement qui élargira, de façon tout à fait fortuite, cette palette de centres d’intérêt.

    Au Festival d’Avignon pour la troisième ou quatrième fois, je raconte à ma plus qu’amie du moment les difficultés que j’ai eu à intéresser à la lecture Marc, bon élève par ailleurs, et que cela me tracasse fort. « Pas étonnant, me répond abruptement Catherine, avec ce que tu lui donnes à lire… »

    Et, la voici qui, stagiaire un temps chez Delpire, m’invite à fréquenter La joie de lire, librairie fondée par François Maspéro, et de pousser jusqu’à la troisième salle, au fond, tout au fond, vraiment tout au fond.

    Je me rends à Paris dans les premiers jours d’août et, vraiment tout au fond, dans une armoire de récupération dont le libraire a enlevé les portes, je découvre Max et les maximonstres (Maurice Sendak) et Les trois brigands (Tomi Ungerer) que j’achète immédiatement.

    Ceux qui ont entendu Michel Defourny le 13 décembre 2013 à l’École normale supérieure savent que, copine en moins, rencontres littéraires et philosophiques en plus, il est arrivé au chercheur belge la même chose, dans les mêmes années.

    Ensuite, tout s’accélère. D’information en information, à une époque ou Internet n’existe pas, je découvre peu à peu la littérature pour la jeunesse. Je m’abonne aux revues d’analyse existantes dont La revue des livres pour enfants de Geneviève Patte, Livres Service Jeunesse de Germaine Finifter, Trousse Livres que vient de créer La Ligue de l’enseignement.

    J’écris à Marc Soriano qui me répond d’une écriture difficilement lisible pour me dire qu’il m’interdit de lire son Guide de littérature enfantine de 1969 et qu’un autre ouvrage, Le guide de la littérature pour la jeunesse, le remplacera bientôt.

    J’écris à Raoul Dubois pour lui faire part de ce que je tente, en classe, avec l’imprimerie scolaire de type Freinet que m’ont offert les parents d’élèves, avec les albums que j’achète par correspondance et avec une collection de Jeunes Années, magazine de lecture et d’activités dont Raoul est le directeur. La lettre était naïve, la réponse sympathique et encourageante.

    Je prends contact avec le CRILJ, y adhère et reçois, trois fois par an, le bulletin de l’association. Que j’ai pu être l’unique « adhérent de Tunisie » du CRILJ en amusa plus d’un.

     Et les cailloux blancs du bénévolat dans tout ça ?

     Voici la chose :

    En quelques années, je me retrouve avec une collection conséquente – plusieurs centaines de titres – d’albums (beaucoup) et de romans (un peu), achetés, par correspondance donc, à la librairie Chantelivre. De bons titres puisque choisis grâce aux revues ou listes sélectives que je me suis régulièrement procurées. Mes élèves profitent largement de la collection, même si les albums, dans un premier temps, ne quittent pas la classe. Ils parlent à leurs parents des livres du maître. Les parents – aux deux tiers enseignants, ingénieurs médecins, commerçants -, me contactent et, discutant avec Danielle et Jean Venel, actifs et toujours partants, je propose de mettre sur pied une exposition d’albums pour les enfants. Une petite équipe se constitue avec notamment Essadi Kamel, l’ami indispensable, et les problèmes que posent le projet trouveront plutôt facilement leur solution.

    Je me souviens que nous avons eu à cœur de fabriquer avec de vieilles estrades, des étagères très élégantes et de recouvrir les tables d’une toile de jute du plus bel effet.

    Nous éditons un catalogue, Des images et des mots, tiré en une centaine d’exemplaires sur le polycopieur « Gestetner » du lycée de filles de Monastir, non la liste des livres présentés, mais un regroupement d’articles, d’adresses et de références à propos de cette littérature pour la jeunesse que personne ne connait en Tunisie.

    Je fais l’acquisition, aux États-Unis, d’une série de films fixes Weston Woods. Toutes les heures, nous fermerons les volets de la salle d’exposition pour une projection d’une dizaine de minutes.

    Je prends contact avec Flammarion et La Farandole, – ces deux éditeurs-là, aucun autre, parce que c’était plus simple -, pour acheter en plusieurs exemplaires, au tarif accordé habituellement aux libraires, une vingtaine de titres scrupuleusement choisis que nous pourrons vendre. Les négociations pied à pied avec les douaniers de l’aéroport de Tunis-Carthage, pour récupérer les livres (et pour que nous soyons dispensés des droits d’entrée sur le territoire tunisien), ce fut aussi du bénévolat.

    L’exposition sera montrée à Sousse (en 1976 et 1977), à Nabeul, à Sfax, au Kef. Indifférence totale des services culturels de l’ambassade de France. A deux heures et demi de Paris en avion, nous inventions, sans le savoir vraiment, un peu quand même, ce que d’autres, ici et là, tout aussi bénévoles, inventaient aussi.

    Retour en France, à Orléans, pour la rentrée 1980. J’entre au bureau de la section de l’Orléanais du CRILJ créée trois ans auparavant et en devient le secrétaire quelques mois plus tard.

    S’il ne fallait, très injustement, ne retenir que deux points de ces années-là, ce serait les suivants :

– en premier, les innombrables rencontres, à l’initiative principale des conseils de parents d’élèves de la FCPE, le soir, après la classe, pour parler livres et lecture. Parfois dans la banlieue orléanaise, parfois à 60 kilomètres. Parfois pour cinq personnes, parfois pour cinquante. Très formateur, à tout point de vue, la présentation et la lecture de livres pour enfants à des parents d’élèves.

– en second, les frappes sur carbone hectographique violacé et l’odeur entêtante du solvant, auxquels on n’échappe pas quand on utilise un duplicateur à alcool pour tirer en nombre les comptes-rendus de réunion et les feuilles d’informations envoyés, quatre à cinq fois par an, aux adhérents de la section et à notre réseau associé.

    Quelques mots aussi de deux activités choisies parmi celles qui furent les plus preneuses de temps :

1) en 1989 et en 1990, furent organisées dans les locaux de l’École normale d’Orléans, deux universités d’été partenariales, avec Françoise Rouyer-Marie, professeur de lettres à L’École normale de Chartres, Joëlle Sechet, conseillère technique à la direction départementale de la jeunesse et sports du Loiret, Jean-François Seron qui était à cette époque le très aidant « monsieur lecture » de la DRAC Centre et le CRILJ/orléanais. Ce fut, pour nous, manière de prouver que nous pouvions faire aussi bien que Promolej. Et, bien sûr, bénévolat il y avait car, si les intervenants des universités d’été sont rémunérés, les organisateurs ne le sont pas. Le reliquat de la subvention accordée la deuxième année sera laissé au CRILJ/orléanais et il contribuera intégralement aux dépenses occasionnées par la mise en place d’un centre de ressources ouvert à toute personne intéressée, professsionnelle ou non.

2) à compter de 1986, le CRILJ/orléanais apporta son expérience et son expertise au Salon du Livre pour enfants et adolescents de Beaugency. L’organisation d’un salon annuel, chacun le sait, c’est beaucoup de travail. Le salon de Beaugency prenant de l’importance au fil des années, réunions, démarches et tâches matérielles accaparèrent, au risque de la surchauffe, un « comité » (bénévole) dont la vaillance ne faiblit que rarement. Il y eut des moments difficiles et il y eut de grands bonheurs. Désormais, une association balgentienne spécifique, Val de Lire, organise le salon. Nicole Verdun, présidente, est bénévole, Audrey Gaillard, chargée de mission, est rémunérée. Le CRILJ continue d’apporter son concours, bénévolement toujours, notamment par la mise en place de journées professionnelles très suivies.

    Ne pas oublier, non plus, l’aventure journalistique « Lire à belles dents ». Voici, pour dire vite, le début d’un texte paru dans le numéro 23 de juin 1984 de La revue du CRILJ et, à la demande de Patrice Wolf, dans le numéro 9 de La lettre d’Astéroîde :

    « Depuis le 5 octobre 1983, en avant-dernière page du supplément hebdomadaire Loisirs 7 de La République du Centre, parait une rubrique « Lire à belles dents » entièrement consacrées aux livres pour enfants et à la littérature pour la jeunesse.  A côté du titre, un dessin signé Nathalie Guéroux représente un enfant rigolard dévorant un livre avec couteau et fourchette. Le ton est donné : il s’agit d’essayer de transmettre aux lecteurs du journal (enfants et adultes) le plaisir gourmand que l’on a eu à découvrir – seul ou à plusieurs – un album, un roman, une bande dessinée, un documentaire. Sous le titre et le dessin, deux articles (plus rarement un seul) occupent la plus grande partie de la page. Chaque texte présente un livre, la forme étant laissée à l’appréciation des rédacteurs : compte rendu de lecture, réflexions contradictoires, transcription de discussion, interview, lettre à l’auteur, etc. Il est simplement demandé de ne pas être trop long et de toujours avoir à l’esprit que les lecteurs du journal n’auront, le plus souvent, pas de connaissances préalables des livres dont il est question. Les textes sont signés (il doit être possible d’écrire aux rédacteurs) et les références des livres sont données le plus précisément possible. Le bas de chaque page, un tiers environ, est consacré aux informations concernant les initiatives en faveur de la lecture et du livre pour la jeunesse. Ces « brèves » rendent compte prioritairement de l’actualité du Loiret, mais signale également, quand l’intérêt le justifie, les manifestations hors-département. S’il reste de la place, une ou deux présentations de nouveautés complètent la page. »

    Robert Arnoux, libraire, et moi-même avions rendez-vous chaque vendredi soir, à la Coopérative du livre le plus souvent, pour établir la mise en page de la rubrique à paraitre le mercredi suivant. Le journal respectera toujours nos propositions et le seul changement fut que nous passâmes, après quelques années, sans que nous en plaignions, d’un généreux format A3 à un format A4 plus réaliste.

    Puis, peu à peu, le travail avec les classes s’essouffla et quand il apparut que le maintenir devenait impossible, « Lire à belles dents » devint une rubrique accueillant uniquement des notes de lectures. J’en fus très vite l’unique contributeur. Lorsque « Lire à belles dents » s’arrêta, après quatorze ans de parution hebdomadaire, la rubrique avait atteint la taille d’une grosse carte postale pouvant accueillir une ou deux notes de lecture et une illustration.

    Mais, j’avoue tout. Hormis pour les premières années, « Lire à belles dents » ne fut pas une activité bénévole puisque La République du Centre nous rémunérera à la pige, Robert et moi d’abord, moi seul ensuite, comme les autres collaborateurs occasionnels du journal.

    Ma participation personnelle à la commission des « 1001 livres » et des premières listes de référence sont-elles cailloux blancs ? Non, si l’on considère que les réunions se déroulaient sur le temps de travail avec ordre de mission. Oui, quand on pense que n’était prévue aucune indemnité et que les remboursements de frais étaient chiches. Oui et non, quand on se souvient des chocolats que Françoise Lagarde apportait pour améliorer l’ordinaire ministériel.

    Le travail amical de relecture de L’Abécédaire de la littérature jeunesse de Jean-Paul Gourévitch m’occupa, de 2011 à 2013, de très nombreuses soirées. Il reste des erreurs et certains oublis sont impardonnables. Limite du bénévolat « solitaire ».

    Je garde un excellent souvenir de ma collaboration avec la revue Griffon. En 2009, plusieurs membres du CRILJ rejoignent le comité de rédaction. Ils savent que l’activité est bénévole. J’ai personnellement rédigé des notes de lecture et coordonné deux cartes blanches, l’une avec Béatrice Tanaka, illustratrice découverte dans Jeunes Années et oubliée aujourd’hui, sauf des spécialistes et de Lise Mercadé, l’autre avec Bernadette Després qui, malgré (ou à cause de) sa popularité auprés des enfants, n’avait jamais été citée pour être le sujet d’un numéro. Griffon n’existe plus depuis le 31 décembre 2013. Jacques Pélissard et Jean Bigot, chevilles ouvrières (bénévoles) de la publication sont fatigués et ils ne souhaitent pas poursuivre l’imposant travail de coordination et d’administration. La possibilité de recrutement, un temps évoqué, d’une personne qui serait rémunérée sera vite abandonnée. Les hypothèses de reprise par l’université de Cergy-Pontoise ou par celle de Clermond-Ferrand n’aboutiront ni l’une ni l’autre. Les raisons de ces échecs sont composites, mais libérer du temps et trouver des moyens pour pouvoir éditer une revue consacrée à la littérature pour la jeunesse et à ses créateurs au sein d’une université n’est pas chose simple. La publication des Cahiers Robinson est-elle une activité bénévole ?

    J’ai maintenu au CRILJ/orléanais une activité qui, certainement parce que je fus maître formateur, m’intéresse particulièrement. Il s’agit de l’accueil annuel, au centre de ressources, de trois ou quatre étudiants en licence ou master à qui je confie des travaux de traduction. Si la section de l’Orléanais du CRILJ est, à cette occasion, appelé « entreprise » par l’université, elle reste association loi de 1901 et j’étonne toujours les étudiants que nous aidons quand j’explique que notre activité est strictement bénévole et que nous n’avons aucun « retour sur investissement » – investissement en temps, cela va sans dire.

    Je ne dirai que peu de choses de ma participation, pourtant régulière et attentive, au Conseil d’Administration du CRILJ d’avant 2009. J’ai assisté aux réunions, apporté, comme chacun, des idées dont certaines ont été reprises, à l’occasion d’une assemblée générale ou d’un colloque. Je n’ai que rarement refusé une présidence de séance, la rédaction d’un article, l’animation d’une rencontre, le dépouillement d’une enquête ou une participation à une formation de médiateurs, mais force est d’admettre qu’au CRILJ les tâches concrètes ne dépassèrent que rarement l’échelon du bureau voire celui du secrétariat.

    Je suis secrétaire général du CRILJ depuis mars 2009, m’appuyant autant que faire ce peut sur quelques anciens toujours au CA (dont Denise Barriolade et Viviane Ezratty) et sur de nouveaux élus que nous peinons à recruter. Internet facilite correspondance, recherche et diffusion de l’information. L’association s’est rapprochée de l’université et de la BnF, nous  sommes de nouveau présent à Montreuil, des Cahiers du CRILJ « faits à la maison » se sont substitués au méritoire bulletin tri-annuel, le nouveau site est quotidiennement mis à jour, sauf zona prolongé, et le « courrier du CRILJ/orléanais », qui existait avant 2009 et que reçoivent deux fois par mois plus de 2000 correspondants, semble rendre service à nombre de médiateurs.

    Mais les moyens électroniques de communication ne transforment qu’à la marge le travail de terrain – terrain où, signe des temps, parait-il -, les petits cailloux blancs du bénévolat se font plus rares que dans les décennies précédentes.

    Me voici au terme de ma communication. A-t-elle, telle que le l’ai conçue, une portée générale ? Elle vaut ce que valent tous les témoignages, révélant, dans le même élan, parcours personnel et portrait d’une époque, récit objectif et évocation nostalgique tout à la fois. L’implication que j’ai pu avoir – que j’ai encore – dans la promotion auprès des enfants et des adultes de la littérature pour l’enfance et la jeunesse est plus le résultat de rencontres que d’un projet écrit à l’avance. Elle fut toutefois, toujours, et nous ne l’avons certainement pas assez souvent expliqué, inscrite au cœur de ce qui s’appelle encore – mais pour combien de temps – l’éducation populaire.

(André Delobel – septembre 2014)

André Delobel est secrétaire de la section de l’Orléanais du CRILJ depuis plus de quarante ans et secrétaire général au plan national depuis 2009 ; co-auteur avec Emmanuel Virton de Travailler avec des écrivains (Hachette, 1995), au comité de rédaction de la revue Griffon jusqu’à ce que la publication disparaisse fin 2013, il assura, pendant quatorze ans, la continuité de la rubrique hebdomadaire « Lire à belles dents » publiée dans le quotidien du Loiret La République du Centre ; articles récents : « Promouvoir la littérature de jeunesse : les petits cailloux blancs du bénévolat » dans le numéro 36 des Cahiers Robinson (2014) et « Les cheminements d’Ernesto » dans le numéro 6 des Cahiers du CRILJ consacré au théâtre jeune public (2014) ; contribution au catalogue Dans les coulisses de l’album : 50 ans d’illustration pour la jeunesse, 1965-2015 (CRILJ, 2015).

Les cailloux blancs (1)

 

SOUVENIR, SOUVENIR

    Le vendredi 12 septembre 2014, à la demande de l’université d’Artois, j’ai apporté mon concours au séminaire Les grands témoins de la critique et de la promotion des livres pour la jeunesse. Le retranscription initiale peut être retrouvée dans le numéro 36 des « Cahiers Robinson » consacré au livre de poche, bibliothèque de la jeunesse. Ci-après, la première partie de ma communication qui pose les prémisses de la question.

Promouvoir la littérature pour la jeunesse : les petits cailloux blancs du bénévolat   (première partie)

    Il va être question dans ma communication de bénévolat et de littérature pour la jeunesse.

    Fouillant dans ma mémoire (autant voire plus que dans mes cartons) pour rassembler des éléments propres à documenter ce double sujet, l’envie m’a pris de ne pas « glisser sous le tapis » ce que j’appellerai, faute d’avoir trouvé mieux, les prémisses de la question.

    Quelques souvenirs anciens donc pour commencer, à propos de lecture (beaucoup) et de bénévolat (à peine), situés entre mes années d’enfance et la fin de mes études à L’École normale d’Arras puis d’Orléans – propos introductifs un tantinet en marge du sujet, j’en conviens.

Lectures hasardeuses ou pas

    La lecture, les livres et les journaux n’avaient pas une place centrale à la maison.

    Mon père, né dans une famille modeste, à Bourbourg-Campagne, route de Gravelines, a fréquenté l’école jusqu’à sa douzième année. Il n’en parlait pas. Je l’ai très rarement  vu un livre à la main. Il achetait parfois le journal – Nord-Matin et non La Voix du Nord – que je lui empruntais à cause de Monsieur Subito, de Pépito et du Cavalier inconnu.

    Ma mère, qui avait son brevet élémentaire, lisait plus volontiers, des livres parfois, dont les miens ou ceux de mes sœurs, des hebdomadaires féminins assez souvent. Elle me prêtait quand je lui demandais, par curiosité plus que pour le travail, le Tout en un, encyclopédie illustrée des connaissances humaines publié par la librairie Hachette, épais volume de près de 1500 pages, qu’elle avait reçu en cadeau de fin de scolarité. Elle achetait régulièrement Télé 7 jours.

    Car, en plus de la radio, très écoutée, c’est la télévision – télévision noir et blanc – qui, à partir de novembre 1960, devint centrale pour la famille entière. Nous ne boudions pas notre plaisir aux émissions de chansons et de jeux, mais regardions aussi, tous ensemble, en ces temps reculés où il n’y avait qu’une seule chaine, Le journal d’un curé de campagne de Robert Bresson, un dimanche d’hiver, à 17 heures 15, la version de 1938 du J’accuse d’Abel Gance, un autre dimanche, à 20 heures 30, les dramatiques du mardi soir, Montherlant y compris, et le Théâtre de la Jeunesse de Claude Santelli. Nous regardâmes et écoutèrent en stéréophonie Les Perses, d’Eschyle et Jean Prat, le 31 octobre 1961. J’ai quasiment cessé de regarder la télévision en 1967 quand je suis parti en Tunisie.

    Stimulé par une injonction maternelle bienveillante, j’ai gagné, au milieu des années 50, semaine après semaine, en envoyant de beaux dessins au 22 de la rue Bayard, la collection complète de « Au paradis des animaux » écrit et dessiné par Alain Saint-Ogan, gentiment offert par Radio Luxembourg et par La Vache qui rit, célèbre fromage à tartiner.

    J’ai pu lire et relire, grâce aux copains du quartier, la plupart fils et filles de mineurs, les albums déjà parus des « Aventures de Tintin » ; ce sont eux aussi qui m’ont permis de connaitre Bibi Fricotin, Les Pieds Nickelés, Popeye, Tartine Mariol, Pim, Pam et Poum ; mes parents qui ne m’auraient pas autorisé à acheter et à collectionner ces bandes dessinés me les laissaient toutefois lire, assis sur les marches extérieures de l’entrée de la maison.

    J’ai, une demi-douzaine de fois, bravé l’interdiction familiale, en rapportant de l’école un exemplaire du numéro du mois de Francs-Jeux que mon père et ma mère se voyaient, forts en colère et me punissant quelquefois, contraints de régler à l’instituteur. C’était pourtant là une lecture plus instructive que distrayante, de surcroit peu coûteuse.

     Paradoxalement, mon père m’offrit, en cadeau de Noël 1958 et 1959, achetés, je pense, à un militant communiste qu’il avait assuré sur la vie, les albums 8 et 13 du journal Vaillant, lourds recueils lus jusque dans les recoins et dans lesquels j’appréciais particulièrement Les Pionniers de l’espérance de Roger Lecureux et Raymond Poïvet, La pension Radicelle (et son univers improbable) d’Eugène Gire et P’tit Joc de Jean Ollivier et André Joy (à cause du personnage de Luce, adolescente diaphane). Je n’ai jamais acheté Vaillant en maison de la presse, mais en possède aujourd’hui la collection quasi complète.

    J’ai acheté, pendant quelques mois, avant mes douze ans, parce que nous jouions beaucoup aux cow boys et aux indiens dans les voyettes du numéro 5 de Bruay-en-Artois, Kit Carson, en petit format – les copains ne jurant, eux, que par Hopalong Cassidy dont les aventures étaient diffusées en feuilleton dans Le club du jeudi de la télévision.

    J’ai aussi, à partir du numéro 1147 « Spécial Pâques » du 7 avril 1960, acheté  Spirou pendant dix semaines – période Yvan Delporte, la meilleure – que je lisais déjà chez le coiffeur, prétextant un concours qu’organisait le journal. Comme dans Vaillant, la plupart des histoires étaient à suivre et je n’ai connu que très longtemps après la fin de celles-ci. Le concours était difficile et je n’ai pas gagné. Peu après, je changeais de coiffeur.

    J’ai lu, en ne négligeant pas tant d’articles que cela, trois « gratuits », comme on dit aujourd’hui, que je trouvais sur la table de la cuisine au retour de l’école : Carrousel, magazine donné à leurs bonnes clientes par les épiciers de l’Union des négociants en alimentation (UNA), Le Journal des coopérateurs de France, autre publication épicière, et La lampe au chapeau, « journal du personnel [des Houillères] du groupe de Bruay ».

    L’unique abonnement de cette époque, souscrit en 1960 ou en 1961, ce fut L’avant-scène théâtre – manière de prolonger les dix minutes d’actualités théâtrales proposées chaque dimanche soir, à la télévision, par Lise Elina, Max Favalelli et Paul-Louis Mignon.

    J’ai lu Nano et Nanette grâce à de jeunes cousines, les premiers numéros de Pilote, en 1959, grâce à un cousin de même âge et, comme tout ado des années 60, Salut les copains parce que, jeunes lycéens à argent de poche, nous avions tous au moins un copain – justement un copain -, qui, auditeur d’Europe n°1 et non de Radio-Luxembourg, avait, en juillet 1962, acheté le numéro 1 du magazine – numéro qui, dès sa couverture, demandait au lecteur de dire s’il était pour ou contre Vince Taylor et, surtout, l’enjoignait de ne pas oublier Eddy Mitchell ; le prénom du chanteur étant orthographié Eddie, je n’ai pas oublié.

Des titres parmi d’autres

    Quelques titres de livres offerts par la famille proche, à l’occasion des fêtes de fin d’année ou d’anniversaires, jusque vers mes quatorze ou quinze ans :

Goupil, Brun l’ours et Les malheurs d’Ysengrin, édités chez Delagrave avec des illustrations de Samivel ;

– des albums du Père Castor, une demi douzaine, dont Panache l’écureuil de Lida et  Apoutsiak, le petit flocon de neige de Paul-Emile Victor ;

– en plus grand nombre, des « Albums roses » et des « Petits livres d’or » dont Monsieur Chien, lu cent fois car c’est quand même un drôle de personnage que ce chien qui vit sa vie, seul, en toute liberté ; confirmation récente par Cécile Boulaire et je viens de lire ce commentaire d’une cliente sur le site d’une librairie en ligne : « Le premier livre qui a fait de moi ce que je suis. J’avais trois ans à l’époque et maintenant je suis grand-mère » ;

– des « Bibliothèque verte », guère plus de dix, dont L’épave du Cynthia de Jules Verne et André Laurie, très souvent relu, et un très curieux roman, Voyage en dentelles de Jeanne de Recqueville (paru en 1956) qui raconte les aventures de Marie-Laure et de ses sœurs chargées de présenter à Catherine de Russie, à l’aide de poupées mannequins, les robes que l’impératrice a commandées à un couturier français ;

– des ouvrages des éditions Nelson dont Les Misérables qui fut ma première lecture au long cours ; je n’ai sauté aucune ligne et lu intégralement les chapitres consacrés à l’argot, langue de la misère ;

– en vrac, Till Eulenspiegel (Charles de Coster), L’homme à l’oreille cassée (Edmond About), Le monde merveilleux des insectes (Jean-Henri Favre), Les contes d’un buveur de bière (Charles Deulin), recueil actuellement indisponible chez les éditeurs ;

– je ne sais plus dans quelle collection j’ai découvert Sans famille, mais je me souviens qu’un lecteur précédent (auquel mon père avait racheté le livre) avait écrit, au crayon, dans la marge : « On voit bien qu’Hector Malot n’a jamais vécu dans les mines », gribouillis que je ne comprenais pas, car la précision des chapitres racontant le travail des mineurs de Varses, l’inondation des galeries et le sauvetage des ouvriers me convenaient tout à fait. J’ai lu, à la même époque, En famille et j’ai compris, non le paternalisme, mais ce qu’était une aumuche ;

– pas de « Rouge et Or », pas de Bourrelier.

    J’ai, bien sûr aussi, un peu plus tard, acheté, de loin en loin, des livres de poche ; je me souviens des images de couvertures de 325 000 francs de Roger Vaillant et de Jean Barois de Roger Martin du Gard.

    L’un de mes grands-pères, ancien gendarme, vivait sa retraite à Hérisson, village du nord de l’Allier où il fut un temps chargé de relevés cadastraux ; à cette occasion, il rassembla des mètres cubes de livres et de journaux anciens et moins anciens dans lesquels, des vacances durant, je me suis plongé, plus libre que je ne l’aurais été dans une bibliothèque publique, lieu où je n’ai pas mis les pieds avant ma seizième année.

    Il y a avait, en vrac, dans une sorte de soupente :

– des récits complets « Artima », format cahier, histoires en bandes (pas très bien) dessinées de Far West, de jungle, d’espaces inter-galactiques et autres mauvais genres où les méchants pullulent ;

– des romans, populaires ou non, découpés en fascicules ; c’est dans cette présentation sommaire que j’ai lu mes premiers Zola dont une Faute de l’abbé Mouret, en trois « volumes à 2 francs », qui me fit forte impression ;

– des romans divers tels que Ces dames au chapeau vert, de Germaine Acremant, dont je n’ai su que plus tard que l’histoire se déroule à Saint-Omer ;

– des collections reliées, vraisemblablement reçues d’un notaire, des Annales politiques et littéraires d’Adolphe Brisson et d’une autre publication où je découvris le feuilleton théâtral de Francisque Sarcey.

Premier bénévolat

    Je n’ai pas été louveteau, éclaireur ou pionnier et je n’ai jamais eu à faire de bonnes actions (bénévoles) obligatoires.

    S’il fallait dater le moment du premier caillou, ce serait vers ma dix-huitième année et le domaine est d’emblée culturel. Je suis à L’École normale, externe parce qu’habitant Orléans. L’établissement dispose d’un ciné-club dont personne ne veut s’occuper. Je me propose avec un autre externe. Et c’est ainsi que pendant une année, tout reposa, bénévolement, sur nous deux : choix des films – on nous reprocha longtemps d’avoir osé programmer Antonioni, L’avventura ou La notte, je ne sais plus -, publicité interne à l’établissement, acheminement des bobines de la gare jusqu’au 110 faubourg de Bourgogne le matin de la séance, encaissement des entrées, projection, retour des bobines à la gare le lendemain matin. Tout cela pour une grosse poignée de spectateurs.

(André Delobel – septembre 2014)

 

André Delobel est secrétaire de la section de l’Orléanais du CRILJ depuis plus de quarante ans et secrétaire général au plan national depuis 2009 ; co-auteur avec Emmanuel Virton de Travailler avec des écrivains (Hachette, 1995), au comité de rédaction de la revue Griffon jusqu’à ce que la publication disparaisse fin 2013, il assura, pendant quatorze ans, la continuité de la rubrique hebdomadaire « Lire à belles dents » publiée dans le quotidien du Loiret La République du Centre ; articles récents : « Promouvoir la littérature de jeunesse : les petits cailloux blancs du bénévolat » dans le numéro 36 des Cahiers Robinson (2014) et « Les cheminements d’Ernesto » dans le numéro 6 des Cahiers du CRILJ consacré au théâtre jeune public (2014) ; contribution au catalogue Dans les coulisses de l’album : 50 ans d’illustration pour la jeunesse, 1965-2015 (CRILJ, 2015).

Une sacrée plaidoirie

A l’Institut universitaire de technologie de La Roche-sur-Yon (Vendée), non seulement le mémoire de recherche est en sujet libre, mais on encourage les étudiants à faire preuve d’une franche imagination lors de leur soutenance. Voilà pourquoi, contraints de venir en amphithéâtre, cet après-midi là, les condisciples de Léa Bouleau assistèrent à sa transformation soudaine en avocate convaincue. La littérature pour la jeunesse fut acquittée et fort bonne la note attribuée à l’auteure de la plaidoirie.

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Mesdames et messieurs les jurés, chère audience

    « Si je suis présente devant vous en ce jour, ce n’est autre que pour défendre les intérêts de ma cliente, la littérature de jeunesse.

    Je suis aussi décontenancée que vous d’avoir à plaider en sa faveur. Comment la justice peut-elle à ce point défaillir qu’on en arrive à juger les dires d’une littérature à la moralité impeccable, alors même qu’il n’existe – comme je le démontrerai dans quelques instants – aucune raison valable de la condamner ? Est-il même nécessaire que je plaide ? Les recherches que j’ai effectuées dans le cadre de mon rapport d’AEP devraient amplement suffire à exonérer ma cliente des terribles stigmatisations dont elle est victime, tant elles sont injustifiées.

    Je n’ai pas besoin de lui chercher de circonstances atténuantes, puisqu’elle n’a rien à se reprocher. Mais si tant est que l’un d’entre vous possède encore un soupçon de doute, un simple rappel de son passé devrait achever de le convaincre.

    La littérature de jeunesse a eu une enfance des plus difficiles. Née tardivement, elle est, dès son entrée au monde, privée de considération. Dois-je rappeler qu’alors qu’elle rêvait de devenir aimée de tous les enfants en leur proposant aventures et voyages, on l’a entravée dans un rôle de potiche, contrainte à transmettre des histoires moralisatrices et frivoles ? Ah ça, on ne peut pas dire qu’elle ait été gâtée par la nature ! C’est probablement sa réussite qui a provoqué les accusations jalouses qui me font être présente face à vous aujourd’hui. Pourtant ma cliente s’est battue pour devenir ce qu’elle est, et a essuyé nombreux échecs et dénigrements avant de parvenir à se libérer du rôle éducatif et sermonneur qu’on lui avait imposé.

    C’est pourquoi je déclare que si quelqu’un devrait aujourd’hui être assis sur le banc d’infamie, ce n’est pas ma cliente qui s’évertue à conter nombre d’histoires pour faire rêver les enfants, mais bel et bien la littérature stéréotypée aux jolies images et aux textes vides de sens que certains cherchent rageusement à faire revenir. Oui, je pointe un doigt accusateur vers toutes ces personnes qui prônent une littérature de jeunesse lisse et aseptisée. Et plus encore vers les figures d’autorité qui utilisent les livres jeunesse comme des objets de pouvoir leur permettant d’asseoir leurs politiques conservatrices. Et je peux vous assurer qu’ils sont nombreux.

    Période électorale de 2014. Monsieur Jean-François Copé, président de l’ Union pour un mouvement populaire (UMP), condamne en direct lors de l’émission de télévision Grand Jury l’album Tous à poil ! tout retourné qu’il est par la vision des corps nus dessinés par Marc Daniau pour faire comprendre aux enfants les différences. Il est très rapidement suivi par le mouvement Printemps Français, proche du Front National, qui s’en prend à plusieurs livres de jeunesse abordant la théorie du genre. Puis, en octobre 2016, la mairie de Paris veut cacher Le dictionnaire fou du corps de Katy Couprie, puisque nous retrouvons dans cet ouvrage de 250 pages les mots pénis, vulve et clitoris.

    Eh oui, mesdames et messieurs les jurés, chère audience, ma cliente se voit salie par des adultes qui projettent sur elle leurs fantasmes et leurs craintes. Elle qui ne souhaite qu’ouvrir les yeux des enfants sur le monde, et offrir aventures et réponses à leur imagination foisonnante.

    Je vous propose donc d’entrer dans le jeu de tous ces censeurs. Voyons à quoi ressemblerait la littérature de jeunesse si elle se pliait à la volonté de ces entités politiques accusatrices.

    Je commencerai par un classique de la littérature jeunesse que vous connaissez probablement tous au moins de nom, Max et les Maximonstres. Récapitulons. Nous avons là un album qui met en scène non seulement un garçon colérique, désobéissant voire insolent, mais qui, de surcroît, s’autoproclame roi dans un monde de monstres. Inconcevable, censurons-le donc comme beaucoup le proposaient lors de sa sortie, et proposons de le remplacer par Martine. Ah, Martine ! Exemple même de l’enfant modèle, qui obéit à ses parents, s’habille comme une jeune fille se doit de le faire, et dont la plus grosse épreuve de sa jeune vie aura été d’attraper une grippe. N’est-ce pas là ce que l’on souhaite pour nos petites têtes blondes ?

    Mais ne nous arrêtons pas. Prenons Le Dictionnaire fou du corps dont j’ai parlé plus tôt. Nous avons ici les pires visions de l’horreur : des définitions obscènes et des dessins en filigrane aux représentations douteuses. Une des pages contient même une gravure de coït. Intolérable ! C’est à se demander quel éditeur irresponsable mettrait un tel livre sur le marché. Censurons-le ! Et proposons à la place ce merveilleux petit personnage qui apprend la vie et les mots de façon douce et raisonnable : T’choupi. Cet adorable T’choupi qui commence tout juste à faire pipi au pot, veut faire du manège et doit mettre un pansement quand il se fait bobo. Voilà une vision rassurante, non ?

     Dernier exemple : l’album Tango a deux papas. Vous rendez-vous compte que des enfants peuvent en venir à lire un tel ouvrage et qu’ils seront amenés à trouver acceptable d’avoir deux papas, car le plus important ne serait pas leur sexe, mais leur amour mis en commun pour élever un enfant ensemble ? Inadmissible. Une véritable apologie de la théorie du genre que nous nous devons censurer immédiatement. Restons sur nos modèles patriarcaux, ils sont tellement plus sûrs. Voyez comme Petit Ours Brun, que chaque enfant a lu et adore, montre bien, lui, comme le père a besoin de se reposer et de lire tranquillement son journal en rentrant du travail et comme la mère, elle,  rester tranquillement à la maison, met son tablier et concocte de bons petits plats pour son fils adoré.

    Dois-je comprendre que c’est honteux de la part de ma cliente d’essayer de balayer stéréotypes et préjugés auprès de nos enfants ? Et une honte plus encore qu’elle puisse leur parler du corps sans tabous ? Dans ce cas, pourquoi ne pas aller au bout de nos propos : allons dans les musées cacher les statue qui laisse voir un sexe ou une poitrine. Courons habiller le sein nu de la Marianne peinte par Eugène Delacroix dans La Liberté guidant le peuple comme cela aurait déjà dû être fait depuis longtemps.

    Vous l’aurez bien compris, mesdames et messieurs les jurés, chère audience, les accusations faites contre ma cliente la littérature de jeunesse sont dénuées de sens. Ce qui dérange ces politiciens et autres adultes incriminateurs, ce sont les récits qui sortent de leur politiquement correct, qui osent aborder leurs tabous. Est-donc pour cela que l’on condamne ma cliente ? Parce qu’elle élève l’enfant dans la connaissance plutôt que d’en faire un bébé-bulle ?

    Dois-je également rappeler, pour les plus sceptiques d’entre vous, que tous les livres incriminés ont été déclarés conformes à la loi n°49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, qui dispose que “les publications ne doivent comporter aucune illustration, aucun récit, aucune chronique, aucune rubrique, aucune insertion présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés crimes ou délits ou de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse, ou à inspirer ou entretenir des préjugés ethniques ou sexistes. Elles ne doivent comporter aucune publicité ou annonce pour des publications de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse.”

    Ma cliente est tout ce qui peut être de mieux intentionnée. A aucun moment elle ne cherche à imposer aux enfants des opinions et des manières de penser. Je ne pense pas que ces accusateurs, pour ne pas dire ces censeurs, puissent en prétendre autant. Ils avancent que, par respect pour l’enfant, elle ne doit pas tout lui dire. Je réponds que c’est elle qui le respecte véritablement en tentant de l’éveiller progressivement à lui-même et au monde dans lequel il vit. Ma cliente ne le prend pas, pour reprendre les mots d’un célèbre philosophe, pour un vase que l’on remplit, mais pour un feu que l’on allume. Elle est le meilleur support de discussion qui soit, une occasion pour chaque enfant de grandir en le confrontant, en douceur, à tous les sujets. Elle lui apprend à réfléchir par lui-même et à poser des questions. Est-ce cela qui fait peur aux figures d’autorité conservatrices ? C’est pourquoi je terminerai, mesdames et messieurs les jurés, chère audience, par cette citation qui résume parfaitement mes propos : « Si le livre fait figure de pomme, de fruit défendu, donnant accès à la connaissance tout autant qu’à la jouissance, souhaitons à tous les enfants du monde qu’ils s’adonnent à sa consommation… sans modération. » Puisse donc votre délibération encourager, à son tour, ce précieux accès au plaisir et à la connaissance pour les citoyens de demain.

    Merci à tous pour votre attention. »

(juin 2018)

Léa Bouleau est actuellement étudiante à Paris-Descartes en Licence professionnelle édition de l’Asfored (Association nationale pour la formation et le perfectionnement professionnels dans les métiers de l’édition). Elle vient de rendre son mémoire. C’est l’année de son DUT (diplôme universitaire de technologie) information-communication, à l’Institut universitaire de technologie de La Roche-sur-Yon, qu’elle sent la vocation poindre : promouvoir la littérature jeunesse. Son mémoire de recherche est en sujet libre et elle décide de faire appel au CRILJ pour documenter les phénomènes de censure rattachés, à compris dans les années récentes, à cette littérature spécifique. Aujourd’hui apprentie au Pôle « presse » de l’école des loisirs, elle poursuit sa quête de livres capables d’éveiller les enfants au monde. Mise à jour de la notice quelques mois plus tard : Léa a été recrutée en CDI dans la « grande maison » et nous sommes très content pour elle.

Françoise Mateu (1947-2018)

 

Hommage à Françoise Mateu

par André Delobel

    Françoise Mateu est décédée le lundi 21 mai 2018. Elle avait 71 ans. D’abord enseignante puis assistante marketing, elle aura œuvré dans le secteur du livre pendant près de quarante ans. Libraire en librairie générale et en librairie jeunesse, elle rejoint Lise Bourquin Mercadé, en 1984, aux éditions Vif Argent, puis devient l’assistante de Suzanne Bukiet, en 1985, à la librairie internationale pour la jeunesse L’arbre à livres. Elle sera, en 1997, directrice éditoriale des éditions Syros Jeunesse et des éditions Seuil Jeunesse (où elle succéde à Jacques Binstok) de 2005 à 2011. Elle travailla également au Sorbier et chez Albin Michel.

    Lors du choix d’un texte, Françoise Mateu revendiquait à la fois exigence et subjectivité : « On doit, quand on lit un manuscrit, être touché en tant que lecteur adulte. Ensuite, beaucoup de choses entrent en compte. Est-ce la proposition d’un auteur-maison ? Et, dans ce cas, nous sommes plus indulgents. Le texte commence-t-il assez vite ? Y a-t-il une tension ? Une problématique ? Mais il n’y a pas que des questions de style et d’écriture. On doit en effet se demander, simplement, si le texte rentre dans notre catalogue. » Les auteurs qui ont travaillé avec elle (Cécile Roumiguière, Yaël Hassan, Nicole Maymat…) sont unanimes : Françoise Mateu savait prendre des risques, n’hésitant pas à publier un texte difficile parce qu’il lui plaisait et en dépit de l’incertitude commerciale. Sylvie Baussier raconte que c’est pour accueillir, chez Syros, le documentaire Petite histoire des langues que l’éditrice ajouta une nouvelle collection au catalogue.

    Peu à peu, les albums devinrent le domaine privilégié de l’éditrice. Parmi les témoignages que nous avons reçus, nous retenons (partiellement) celui de Thierry Dedieu qui eut le temps d’écrire à son amie quelques jours avant son décès : « Plus que la liste de nos publications, deux souvenirs extra-professionnels restent à jamais dans ma mémoire, le premier ce sont nos engueulades dans ton étroit bureau du Seuil, quand je « montais » à Paris. Après quelques minutes le ton « montait » lui aussi. Et les personnes dans les bureaux voisins ne se doutaient pas que ce n’était qu’un simulacre révélateur d’une grande complicité. […] Je te remercie pour ta bienveillance à mon égard et parce que personne ne m’a cerné autant que toi. » Gilles Bachelet qui croisa Françoise Mateu au Seuil parle de son enthousiasme, de sa générosité et de son étourderie légendaire. Benjamin Lacombe témoigne lui aussi : « Françoise Mateu était un de mes phares et ce phare s’est éteint. Elle était celle qui, au détour d’un salon du livre, était rentrée dans ma vie et m’avait donné ma chance pour mon premier livre jeunesse, Cerise Griotte. Nous nous étions rencontrés autour de livres et c’est de nombreux livres que nous ferions ensemble. […] Françoise était une vraie éditrice, de celles qui suivent un auteur, même pour des livres difficiles. De celles qui ne font pas de cadeau lorsque l’exigence baisse. De celles surtout qui savent réconforter, motiver et parfois aussi protéger son auteur. » Françoise venait de signer, avec Sébastien Perez, la préface de Curiosities, art-book de Benjamin Lacombe paru début mai chez Daniel Maghen.

   Impliquée, depuis la fin des années 1970, dans les activités du CRILJ, Françoise Mateu s’intéressa particulièrement aux questions de formation et il n’était pas rare de la rencontrer lors d’une journée professionnelle pour parler métier ou sur un salon du livre, assurant la médiation d’une rencontre ou d’un débat. Elle nous raconta plusieurs fois ses aventures de voyage dans le Transsibérien.

(paru dans le n° 301 (juin 2018) de La Revue des livres pour enfants consacré à Gilles Bachelet)

 

 

FLORILEGE

     « Avec la disparition de Françoise Mateu, la littérature de jeunesse perd une grande éditrice et une militante du livre. Très attentive à l’enfance, elle refusait le livre à la mode, celui qui se démode si vite. Résolument engagée, elle voulait des livres accessibles et sans sophistication, des livres authentiques, des livres compagnons, de ceux qu’on lit et relit. Ce fut son combat. Avec un vrai talent de communication, elle a découvert nombre d’auteurs et d’illustrateurs, très différents, avec lesquels elle a su établir des relations fortes. Je l’avais rencontré lors d’une de mes premières animations scolaires, il y a trente-quatre ans, dans « sa » librairie de Muret. Nous avons régulièrement travaillé ensemble et depuis sa retraite nous nous organisions des séances de travail joyeuses et libres sur mes projets d’albums. Sa fidélité, sa sincérité, ses qualités humaines rares, sa compétence, son immense courage et son histoire personnelle font d’elle une personne réellement irremplaçable. » (Claire Nadaud, auteure-illustratrice)

    « C’était une très grande dame de l’édition. J’ai adoré travailler avec Françoise Mateu chez Syros. C’est la seule et unique qui m’ait pris un manuscrit en me disant qu’il n’était absolument pas « commercial », mais qu’elle le publierait juste parce qu’elle aimait ce texte. » (Yaël Hassan, auteure)

    « Choc. Grande tristesse. Son sourire, sa bienveillante attention, son humour – parfois grinçant. Oui, j’ai aimé travailler avec elle au Seuil. Nous nous faisions mutuellement confiance. C’était un plaisir et puis on riait. Je n’arrive pas à y croire. » (Nicole Maymat, auteure, éditrice)

    « Oh mon dieu, quelle triste nouvelle ! Quel chagrin que le mien ! J’ai tant aimé travailler avec elle, tant aimé partager du temps avec elle. Quelle belle personne, quelle éditrice ! Comme je suis triste. » (Martine Delerm, auteure)

    « Chez différents éditeurs j’ai pu faire des livres très personnels, sur lesquels j’ai pu m’exprimer pleinement. Heureusement, j’ai cette chance-là. Ce qui est agréable, c’est le rapport humain. C’est quelque chose qui compte beaucoup. C’est quelque chose que j’ai eu au Seuil avec Françoise Mateu. Une fois qu’elle est partie, je n’arrivais plus à travailler au Seuil. Elle est venue avec moi et nous avons bossé ensemble chez Albin Michel. » (Benjamin Lacombe, auteur-illustrateur)

    « De vous, Françoise, je garde l’image d’un sourire amusé. La première fois que je vous ai vue, c’était à Montreuil, pendant une table ronde sur la littérature, la jeunesse et les livres. Littérature, jeunesse, livres : rois mots qui vous vont si bien. Vous représentiez l’édition dans ce qu’elle a de plus noble, vous me faisiez un peu peur, je ne me sentais pas à la hauteur. Des lunettes graphiques, colorées – rouges il me semble -, votre sourire amusé, votre assurance. Oui, une grande dame de l’édition. Sans me connaître, dans ce métier qui est aussi un commerce, vous avez accepté de publier une histoire complexe, difficile à vendre. Cela ne vous faisait pas peur. L’idée d’un beau livre à venir était essentielle à vos yeux, vous y mettiez tout votre savoir-faire. Vous voyez, Françoise, je vous vouvoie encore. Nous n’avons pas pris assez le temps de nous connaître. Tous les livres que vous avez mis au monde me parleront de vous. De chaleureuses pensées à vos proches, je sais à quel point ils comptaient pour vous. » (Cécile Roumiguière, auteure)

    « Mes rapports avec Françoise ont toujours été très chaleureux. Je sais qu’elle appréciait mon travail. Mais, mon éditeur étant Patrick Couratin, nos relations furent limités aux réunions de représentants ou de libraires. Je l’ai revue plusieurs fois après son départ du Seuil au Salon du livre pour la jeunesse de Rueil Malmaison où elle allait presque chaque année car elle habitait tout près. » (Gilles Bachelet, auteur-illustrateur)

    « Au Japon, nous nous retrouvons pour le petit déjeuner le premier matin de notre arrivée. Tu as le nez tout rouge d’un rhume attrapé à cause de la clim de l’avion, tu renifles. J’ai le front ouvert d’une plaie parce que je me suis emplafonné la porte vitrée de l’hôtel. Je coagule. Nous nous regardons. Constatons les dégâts. Éclatons de rire. La France était bien représentée. » (Thierry Dedieu, auteur-illustrateur)

    « C’était une grande éditrice, très créative et généreuse, qui faisait confiance. Elle savait faire naître un projet ou en faire évoluer un autre et elle a découvert nombre de talents. » (Caroline Drouault, éditrice)

    « Personnage haut en couleur comme en convictions, d’un milieu qui gomme parfois les aspérités, Françoise Mateu s’est retirée en 2011 sans jamais perdre de vue les créateurs qu’elle a accompagnés. Puisque l’aventure ne peut cesser quand le combat pour la lecture et la tolérance est d’actualité. » (Philippe-Jean Catinchi)

École sans cinéma

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Comme une prolongation à notre colloque des 8 et 9 février 2019 auquel participait Carole Desbarats, très impliquée dans l’histoire d’ École et cinéma, nous relayons la lettre de Jean-Pierre Daniel qui apprendra, pensons-nous, à de nombreux visiteurs de ce site, comment un dispositif donnant toute satisfaction, notamment aux enseignants, et relevant de cette queue de comète qui porte encore le beau nom d’éducation populaire, peut disparaitre. Ce n’est pas rien, pourtant, à l’heure des collants qui grattent, des culottes courtes et des jeans pas encore troués, de découvrir en salle Le Kid (Charles Spencer Chaplin, 1921), Nanouk l’esquimau (Robert Flaherty, 1922), La Belle et la bête (Jean Cocteau, 1946), Le cerf volant du bout du monde (Roger Pigault, 1958), Katia et le crocodile (Jan Kucera et Vera Simkova, 1966), Les aventures de Pinocchio (Luigi Comencini, 1972), Kirikou et la sorcière (Michel Ocelot, 1998), Max et les Maximonstres (Spike Jonze, 2009). N’hésitez pas à expliquer autour de vous.

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Des enfants de cinéma atterrés à Messieurs les Ministres  (1)

     Le Centre National de la Cinématographie et de l’image animée, dans le cadre d’un  « appel à initiative », destiné à régulariser et réorganiser la gouvernance de la coordination nationale de ses dispositifs éducatifs École et cinéma et Collège au cinéma, vient de décider de retirer cette mission à l’Association Les Enfants de cinéma et son équipe de salariés permanents. Aujourd’hui, les administrateurs des Enfants de cinéma négocient avec le CNC et l’association désignée pour lui succéder, Passeurs d’images, les conditions d’un transfert d’activité. C’est sans mandat de ces administrateurs et sans être impliqués dans leurs négociations que nous nous adressons à vous aujourd’hui. Acteurs et partenaires des Enfants de cinéma, sous différentes formes et depuis longtemps, nous souhaitons vous faire part de notre sidération devant cette décision. Pourquoi un tel passage en force, et à une telle vitesse ? Cette précipitation ressemble trop à un déni de démocratie.

    Ce projet d’éducation artistique par le cinéma que nous avons, à divers titre, contribué à créer, développer, et accompagner, a été fondé sur un partenariat entre une volonté politique, énoncée en 1994 par Dominique Wallon, alors Directeur général du CNC et soutenu par le Ministère de l’Éducation Nationale, et un collectif de militants (programmateurs, cinéastes, enseignants, critiques, chercheurs) engagés dans des actions de programmations de films à destination des enfants et porteurs d’un projet pédagogique et artistique, « École et cinéma les enfants du deuxième siècle », piloté par Ginette Dislaire. Ce projet vise à créer les conditions d’une rencontre entre le cinéma et l’enfant comme expérience sensible : la découverte, par les élèves d’une classe d’école élémentaire volontaire, d’une œuvre de l’art cinématographique projetée dans une salle de cinéma. Cette découverte vécue donne lieu à une multitude de pratiques, par la parole, l’écriture, le dessin, la photo, le cinéma, le modelage, la sculpture, le jeu dramatique; elle suscite la construction individuelle et collective d’un rapport au monde, aux autres ; elle se prolonge par des recherches historiques, scientifiques, et documentaires de toute nature, à l’initiative de l’enseignant et de ses élèves, dans la logique du projet pédagogique de la classe et des conditions concrètes de sa mise en œuvre.

    Chaque film proposé est accompagné d’un Cahier de notes destiné à l’enseignant. L’objectif étant de l’aider, dans son propre parcours de spectateur, afin qu’il construise son désir de montrer le film à ses élèves, et qu’il aide, à son tour, les enfants dans leur expérience de spectateur. Il est la base des actions de formations proposées par le projet.

    « École et cinéma les enfants du deuxième siècle » n’a donc pas été fondé comme l’enseignement d’un savoir, ni sur le cinéma, ni « sur l’image », mais comme un projet d’éducation artistique ouvert. Il relève, de ce point de vue, d’une longue tradition artistique et pédagogique particulièrement vivante dans notre pays. C’est à partir de cette proposition que, dans le cadre du dispositif École et cinéma, tout un équilibre fragile a été progressivement développé, rassemblant une multitude de situations locales autonomes, grâce au pilotage de l’association Les Enfants de cinéma. Vingt cinq ans plus tard, sans brader ses exigences, École et cinéma est devenu le plus important dispositif d’éducation artistique du pays. Il concerne, chaque année, 15% des élèves des écoles primaires, soit près d’un million d’enfants.

    La décision qui vient d’être prise remet en cause ce partenariat et le contenu même du projet, sans qu’aucune réflexion dans l’espace public ni aucune évaluation accessible aient démontré la nécessité de les abandonner. Le collectif artistique et pédagogique qui pilote École et cinéma est dissocié : les acteurs de terrain et tous leurs réseaux d’un côté et l’équipe permanente de l’autre, rattachée autoritairement à un autre collectif associatif qui n’a ni la structure, ni l’histoire, ni les objectifs des Enfants de cinéma. Cette décision ne peut que déstabiliser profondément et durablement tout le dispositif et le mettre en péril.

    C’est pourquoi, nous vous demandons de bien vouloir permettre que soit remise en question cette décision, à tout le moins dans sa dimension expéditive et fatale, afin que l’Association Les Enfants de cinéma poursuive sa mission et son projet d’éducation artistique par le cinéma des élèves des écoles élémentaires et maternelles de ce pays.

    Veuillez agréer, Monsieur le Ministre de la Culture, Monsieur le Ministre de l’Éducation Nationale et de la Jeunesse, l’expression de notre très haute considération.

(vendredi 1er février 2019)

(1) Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, et Franck Riester, ministre de la Culture et de la Communication.

    Une copie de cette lettre (élaborée par Jean Pierre Daniel avec l’aide d’Alain Bergala et de Jean Michel Frodon) a également été adressée à Monsieur le Vice-Président du Haut Conseil pour l’éducation artistique et culturelle.

( pour signer, envoyez un mail à : lalettreEDCA@orange.fr  )

Le site des Enfants de cinéma est ici.

La liste des signataires est .

Les droits de l’homme sur les planches

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    Le spectacle Les droits de l’homme, adaptation du Livre des Droits de l’Homme de Jacqueline Duhème (Gallimard jeunesse, 2015) a été créé en 2016 par la compagnie Petit Théâtre Pilat dans deux écoles, une dans la Loire, l’autre à Paris, puis, à Paris toujours, à la Médiathèque Françoise Sagan.

    Il a été présenté deux fois au Festival Off d’Avignon 2017 et 2018, en partenariat avec la Ligue de l’enseignement. Il sillonne désormais les routes de l’hexagone à la rencontre des enfants, dans les théâtres, les médiathèques, les écoles et les collèges. En ce début 2019,  il sera à Lyon, à Saint-Etienne, à Villefranche sur Saône, à Bussy Saint-Georges.

    Avec ce spectacle, l’équipe du Petit Théâtre Pilat à qui Jacqueline Duhême, en janvier 2015, a demandé de « mettre en scène les Droits de l’Homme », a « réussi ce pari ce pari de transformer la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme en images poétiques » (Viviane Ezratty), c’est-à-dire de rendre accessible la déclaration de 1948 aux enfants. L’article 13 de la déclaration sert de pivot et de fil conducteur au spectacle qui propose des retours en arrière ou des projets d’illustration. (1)

   Par le truchement de la réflexion de l’illustratrice, le texte comme la mise en scène qui le soutient évite la lecture ou l’énoncé des articles. Les interrogations servent de moteur à la dramaturgie où la lecture et les associations d’idées-images se mettent en scène. Le spectateur joue ainsi avec les sons et les images, comme lors de la lecture d’un album jeunesse.

    La réussite de ce spectacle consiste à aborder, de façon concise et visuelle, la globalité de la déclaration et le sens général des articles sans perdre l’auditeur dans l’excès de termes juridiques ni tronquer le propos par excès de simplification.

   Par ailleurs, le projet de la compagnie étant de répondre avec ses ressources à cette injonction faite par Robert Badinter à Jacqueline Duhême de « faire vivre la déclaration dans l’âme des enfants », nous mettons à la disposition des médiathèques et des classes son dispositif  ‘immersion artistique’ afin de permettre aux enfants d’être acteurs d’un projet autour du sujet  des droits de l’homme.

    En outre, suite à ses travaux dans les écoles et avec l’Inspection Académique du Rhône, la compagnie  a réalisé une exposition en onze panneaux mobiles qui constitue, dans les CDI et dans les médiathèques, un bel outil de présentation du livre, du spectacle et de la déclaration de 1948. (2)

( Thierry Vincent – février 2019 )

(1) présentation vidéo du spectacle ici.

(2) site de la Direction départementale de l’éducation nationale (DSDEN) du Rhône .

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Professeur de Lettres, auteur, metteur en scène, Thierry Vincent est directeur artistique du Théâtre Petit Pilat. Programmateur, depuis 2001, des rencontres Voix & Musiques et, depuis 2006, du Festival Bébés lecteurs, il signe son premier texte pour le théâtre avec son adaptation du Livre des droits de l’homme, préfacé par Robert Badinter et illustré par Jacqueline Duhême. « Il y relève le défi de placer la déclaration des droits de l’homme dans l’âme du spectateur. Son écriture conserve l’esprit et la lettre des trente articles. A l’instar des illustrations de Jacqueline Duhême qu’elle traduit, cette écriture théâtrale réussit à faire surgir images et poésie des concepts et préceptes d’un texte juridique fondamental. » (Programme 2018 d’Avignon Off). Parmi les spectacles en diffusion de la compagnie : La chasse à l’ours, lecture contée et mise en espace, d’après Michael Rosen  et Helen Oxenbury. 

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PAROLES DE SPECTATEURS

    « En ces temps sombres, il est rafraîchissant de réentendre La déclaration des Droits de l’Homme que tout citoyen, enfant, adulte, devrait sentir résonner au fond de son coeur et de son intelligence. Dans une mise en scène sobre, inventive, votre aventure auprès d’un jeune public s’avérera féconde. Il serait urgent de diffuser largement cette création dans un grand nombre d’écoles de France. » (Joël Vernet, Saint Appolinard)

   « J’ai personnellement beaucoup apprécié le spectacle qui parle de ces valeurs trop souvent méconnues, incomprises ou contestées. Ce sont pourtant les premières choses qu’un citoyen de France doit connaître et comprendre. J’ai trouvé ton approche intéressante. Je ne sais pas comment les enfants perçoivent et retiennent ce qui est finalement un divertissement ; mais moi qui suis un grand enfant — qui a eu la chance de découvrir et d’intégrer ces choses-là très tôt – j’ai aimé cette mise en scène sobre, les jeux d’ombre et de lumière… le jeu des comédiens tout à fait juste. » (Gil Josserand, Saint Clair du Rhône)

    « Nous avons passé une très belle soirée jeudi. […] J’ai trouvé que le spectacle etait vraiment adapté à un public scolaire. Il parle également à des adultes. [Vous avez] réussi à rendre vivant des articles de loi abstraits, parfois complexes. Je pense que c’était un sacré défi. Défi relevé. Les comédiens nous emportent en évoquant les notions évoquées par les articles (liberté, respect des différences, etc). Cela m’a donné envie de revoir la pièce car c’est assez dense. » (Jacques Mas, Villefranche sur Saône)

    « J’ai beaucoup apprécié le spectacle sur les droits de l’homme – vous avez réussi à présenter de manière poétique et fluide un texte difficile et transmis à toutes les générations confondues les valeurs fondamentales de notre société – le « tout dans le tout » est bien représenté par le « mobile » qui en reproduisant le mouvement planétaire illustre aussi la notion d’infini, mais aussi nous fait toucher du regard combien nous sommes peu de choses. J’espère que vous pourrez diffuser largement cette création qui touche grands et petits. Je vous transmets la réaction de Louison (9 ans) qui a été attentif d’un bout à l’autre. Chez un enfant, c’est un signe qui ne trompe pas et Louison a bien compris le message. Merci encore au metteur en scène et aux comédiens. » (Marie-France Livebardon, Saint-Etienne)

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L’ACCUEIL DE LA CRITIQUE

    « Comment enseigner les droits de l’homme aux enfants ? Le spectacle de la compagnie Petit Théâtre Pilat fait le pari de rendre le texte de la Déclaration de 1948 accessible dès 7 ans. La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 a beau être un texte fondamental, elle reste un texte juridique et comme tel, difficile à rendre accessible aux enfants. Marqués par les attentats de janvier 2015, le metteur en scène Thierry Vincent et l’illustratrice Jacqueline Duhême ont ressenti la nécessité  » d’ouvrir le procès de l’inculture sans délai « . Ainsi est né ce spectacle où sont apportées sur scène  » la fantaisie, la fraîcheur, la naïveté du dessin de Jacqueline Duhême qui éclaire la lecture des articles à chacune de ses illustrations « . A travers les couleurs et les symboles, le texte ardu prend corps et devient concret. Même des enfants de CP peuvent mieux comprendre ces droits qui nous parlent du vivre ensemble, du respect d’autrui, de l’amélioration de la société. Une belle leçon d’humanité pour toutes les générations. » (La Terrasse, numéro 256, dimanche 25 juin 2017)

    « Un voyage féerique au cœur des Droits de l’Homme. Sur scène, à sa table à dessiner, Aline malaxe les mots et les idées pour illustrer l’article 13 de la Déclaration des Droits de l’homme.  » Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un état « . Peu à peu, avec la complicité de Paul, le spectateur entre dans son imagination d’illustratrice et sa réflexion sur le sens de chacun des articles : une féerie de mots, de couleurs, de chants et de rencontres… Ce spectacle fait dialoguer de façon jubilatoire l’univers pictural de Jacqueline Duhême et la déclaration des droits de l’homme. […] Il constitue une réponse à la question de Robert Badinter  » longtemps, je me suis demandé comment rendre accessible la déclaration aux enfants ». Dans une yourte, un décor frais, une table d’architecte éclairée dans la pénombre d’une lumière chaude. évocation du dessin, de plantes, d’échelles de corde-hamac sur laquelle on se balance, du monde, du texte des droits de l’homme décortiqué par une jeune femme dessinatrice, et un homme qui joue à l’occasion les chimpanzés mangeant une banane, pour illustrer un propos du traité sur la Déclaration des Droits de l’Homme.  Un spectacle pour les petits, commandé à la compagnie selon la législation, soit une demande aux écoles de mettre au programme ce texte essentiel à rappeler à tous. Des chants notamment « une souris verte » se mêle au récit. L’accent est mis sur les notions que « toute personne personne est libre de circuler librement, à droit à acquérir un savoir de base, à pouvoir vivre d’une façon répondant à satisfaire les besoins humains de reconnaissance et de respect » . On est plus sur le texte dit que le jeu, l’environnement est agréable et dépaysant. Dans la cour ombragée de l’école, en sortant du spectacle, des rafraîchissements sont à la vente, qu’on peut boire assis au calme, avant l’arrivée des spectateurs des spectacles suivants. (Théâtre en mots, juillet 2017)

 

Les illustrations singulières de Gwen Le Gac

 

par Anouk Gouzerh

    Les illustrations de Gwen Le Gac secouent nos attentes par son exploration toujours renouvelée des techniques, au service du propos de l’histoire.

    Les portraits brodés d’un bébé dans Douze, les masques au pastel gras dans Le Terrible six heures du soir, son propre portrait en pochoir dans Je suis une couleur, dont les pages scindées en trois permettent au lecteur de composer lui-même les expressions du visage.

    L’Une belle l’autre pas aborde directement la question du beau, du moche, à travers deux soeurs dont la plus jeune voudrait qu’on lui explique pourquoi son goût, vestimentaire ou exprimé dans ses dessins, serait le « mauvais ». Les pages orange fluo sont bariolées de papiers cadeaux argentins aux allures de tissus excentriques.

Un enfant de pauvres

    L’illustration de Un enfant de pauvres, écrit par Christophe Honoré, est travaillée étroitement avec l’histoire racontée.

    Enzo est un champion de surf de douze ans, qui connaîtra probablement la richesse à sa majorité, mais restera celui qui dit « non », marqué à jamais par la pauvreté qui est entrée dans sa vie à huit ans. Le récit est sec, le personnage jamais dans l’épanchement. La représentation de la pauvreté et des sentiments du personnage face à celle-ci sont réalistes, complexes. Ainsi la mère retrouve un travail, mais celui-ci reste insuffisant pour bien vivre. Enzo se met à voler, mais sans exploiter ses vols, juste pour dépasser la contrainte de devoir tout se refuser.

    Mettre en images ce récit apparaît comme un défi. Dans ses recherches, Gwen Le Gac s’oriente dans la direction du plein et du vide, commence par dessiner le personnage, sa silhouette. Le bleu profond qui habite l’album est déjà présent. Elle s’inspire de photographies qu’elle prend au cours de son travail, au départ des essais qui s’imposent finalement comme la bonne matière. Comment montrer l’expérience violente que subit Enzo ?

    Les photos font donc écho à ce récit du quotidien, et plus encore à l’idée de pauvreté : par des pixels, des décadrages et des entailles blanches qui « décale » le personnage, forcé de s’extraire du cours normal de sa vie, dans son rapport à sa famille et aux autres enfants.

    Au milieu des photos, des images plus abstraites à la bombe de peinture dessinent des émotions, des paysages : un rond rouge larmoyant comme une balle qui a frappé irrémédiablement le garçon, le bleu de l’ennui, ou celui de la mer qui ouvre au contraire les horizons du futur champion de surf.

    Enfin, quatre pages sans texte en monotype, du dessin sur verre, prennent le relais du récit, lorsqu’Enzo glisse au cœur d’une vague puissante, et pourtant apprivoisée.

    Le papier argentin sur lequel ont été réalisées les illustrations est imprimé tel quel avec les trous du carnet, comme un journal intime du personnage, comme une écriture au jour le jour qui fait « vraie ».

(décembre 2018)

Anouk Gouzerh a obtenu, en 2015, à l’université Paris-Diderot, un Master « lettres, arts et pensée contemporaine » avec un travail de recherche sur la mise en scène de la parole et du silence au cinéma. Elle est, depuis 2018, salarié de Val de lire, association organisatrice notamment du Salon du livre jeunesse de Beaugency (Loiret). Elle est également  médiatrice culturelle pour l’association Valimage qui réunit photographes et vidéastes amateurs bénévoles de la région balgentienne et dont l’objectif premier est la promotion de l’image sous toutes ses formes. 

    Deux rencontres ont eu lieu avec Gwen Le Gac, en novembre dernier, à Beaugency, à propos de Un enfant de pauvres, avec des enfants du centre de loisirs et pour le tout public. Gwen Le Gac a raconté le déroulement de son travail, ses recherches, les idées qui surgissent, les inspirations. Elle a proposé un atelier à partir de collage de symboles, d’étiquettes de prix et de mots clés tirés du livre à placer dans le pochoir représentant la tête d’Enzo. Cet atelier a été pensé comme un prolongement d’une discussion autour de la pauvreté et de la consommation en général afin que chacun puisse exprimer, par l’image et par les mots, sa vision de l’expérience vécue par le personnage. Ces activités entraient dans le cadre de la recherche sur les représentations de la pauvreté dans la littérature jeunesse menée par le CRILJ et qui aboutira, les 8 et 9 février 2019, au colloque La pauvreté à l’œuvre dans la littérature pour la jeunesse. Programme et fiche d’inscription ici.

 

Montreuil en son Salon en 2018

 

par Loïc Boyer

    À dire vrai, je m’étais chargé d’un appareil photo pour aller à la 34e édition du Salon du livre et de la presse jeunesse dans le but de revenir avec suffisamment de matière pour faire une petite vidéo des expos. Il y a longtemps que je n’étais pas descendu au sous-sol du Palais des congrès de Montreuil pendant ma visite annuelle. Quelques années. Pourquoi ? Je ne saurais le dire, la faute peut-être aux trains qui se raréfient l’après-midi et qui me forcent à ne pas traîner si je ne veux pas rentrer trop tard, ou bien la faute à un programme peu alléchant. Quoi qu’il en soit, comme j’arrive à neuf heures et que personne n’est encore là… Ah si, André Delobel est sur son stand, qui m’interpelle et me remet quelques exemplaires de la brochure que j’ai conçue pour le CRILJ ; j’aime cette série de brochures, il faudra que je les mette sur mon site un jour.

    Je prends les escaliers pour faire un tour en bas.

    Je comprends rapidement que si je veux faire un diaporama intéressant avec ce qui est exposé là, ça va être pénible. J’écarte rapidement l’idée mais photographie tout de même ce qui mérite d’être sauvé. Les originaux d’Émile Bravo pour le dernier volume de Spirou sont intéressants. Le public présent lit ça avec attention, malgré l’absence de couleurs et malgré la verticalité. Moi, je m’attache aux traces qui disparaîtront à la reproduction : le blanc qui cache un trait, des signes au crayon bleu, les coulisses, c’est amusant.   

    Dans un autre coin il y a des originaux d’albums publiés dans la collection du Père castor: Baba Yaga par Nathalie Parain ou des projets de couvertures de Feodor Rojankovsky, également porteurs de traces discrètes mais passionnantes à mon goût.

    Mais c’est à peu près tout. Le reste est constitué d’images tirées d’illustrations contemporaines de contes de fées mais, hélas, dans une facture pompière peu engageante. Il y a beaucoup de vide à ce niveau -1 que j’ai connu plus ambitieux en termes de scénographie et de commande aux artistes. De commande il ne reste ici qu’un abécédaire collectif qui est une reprise d’un projet réalisé à l’origine pour la Foire de Francfort en 2017 et une série d’ « affiches réalisées par des illustrateurs » sur le thème de l’humanitaire et collées au fond, à droite.

    Tout ça sentait le manque d’idées et l’économie de moyens. À l’inverse les « mises en voix » (des entretiens et conférences) seront légion tout au long de la journée (et du Salon) ; peut-être tout simplement que le goût du public va aujourd’hui davantage vers ce genre de manifestation.

    J’y pense et puis croise Élise Canape, on cause de l’exposition qu’elle prépare pour le printemps à Strasbourg, au Centre de l’illustration. Un peu plus loin c’est Luc Battieuw qui traîne sur le stand Albin Michel ; nous parlons de Bruxelles, forcément.

    Je me rends alors sur le stand de Didier Jeunesse éclairé d’un Be Happy en Banco surligné d’un vrai néon où m’accueillent Amélie Naton, Michèle Moreau et Camille Goffin. La discussion porte rapidement sur Susie Morgenstern qui n’est pas tout à fait étrangère à un projet que nous mûrissons pour le printemps. Je t’en reparle plus tard…

    Après déjeuner – Little Kitchen, toujours au top  – je re-croise Élise, cette fois flanquée de Raphaël Urwiller (du duo Icinori), et la conversation porte sur le pas de côté que sont capables de faire certains éditeurs et de ce que ça leur apporte.

    Puis ce sont les retrouvailles avec mes Espagnoles préférées, Raquel Martinez, éditrice, et Josune Urrutia, illustratrice, avec lesquelles je file faire des emplettes chez Jacques Desse et Thibaut Brunessaux, à la boutique des « livres rares ». Je les mène ensuite chez Les Trois Ourses où les cartes bancaires sont encore mises à contribution. Elles achèvent de vider leur compte en banque sur le stand MeMo, lequel est constitué de panneaux blancs sur lesquels Paul Cox a peint un paysage rouge dans son atelier, avant de venir le monter ici. Le résultat est un stand qui ne ressemble à aucun autre – un pas de côté ? Bref, Christine Morault s’occupe avec attention de ces deux clientes enthousiastes que je lui ai amenées, malgré les sollicitations constantes dont elle fait l’objet.

    Enfin ce sont les adieux déchirants avec mes camarades d’outre-Pyrénées et je profite du temps qui me reste à observer attentivement les sept références du catalogue des Éditions du livre. J’ai le temps d’apercevoir Agnès Rosensthiel qui dédicace les heureuses rééditions de La Naissance, Les Filles et La Coiffure. À la distance où je me tiens j’entends plusieurs visiteuses se dire que je croyais qu’elle faisait, euh… comment, « Mimi Cracra » ? Alors, tu me connais, j’explique et je raconte à ce public improvisé.

    Il va être l’heure de partir, juste le temps de croiser Catherine Thouvenin et Jacques Vidal-Naquet, du Centre national de la littérature pour la jeunesse, et de parler donateurs et expositions et, zou, à la gare.

    C’était bien, je reviendrai.

(Orléans, décembre 2018)

 

Loïc Boyer est diplomé de l’UFR d’Arts plastiques de Paris 1/Sorbonne ; designer graphique à Orléans, il fut illustrateur à Paris, éditeur de fanzines à Rouen et coincé dans la neige à Vesoul ; il dirige une collection d’albums pour enfants aux éditions Didier Jeunesse dédiée à la publication de titres anciens méconnus en France ; il a fondé Cligne Cligne magazine, publication en ligne consacrée au dessin pour la jeunesse dans toutes ses formes ; articles récents : « Rétrographismes : les albums retraduits sont-ils formellement réactionnaires ? » paru dans La retraduction en littérature de jeunesse (Peter Lang, 2013) et « La New Typographie, cadeau de New-York aux enfants » paru dans le numéro 21 de la revue HorsCadre[s] (L’Atelier du Poisson soluble, 2017).

 

Cet article a pour origine le riche blog de Loïc Boyer que nous remercions vivement. Loïc, pas le blog.

(https://www.limprimante.com/Boyer)

 

 

L’intelligence heureuse ou le parti d’en rire

par Yvanne Chenouf

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Dans les contes, ils ont pas le temps de rire : le livre se finit toujours avant.

(une enfant de CP)

C’est pas drôle !

    L’humour, marque de fabrique des livres de jeunesse, est inégalement accessible à tous les enfants qu’on espère pourtant rallier à la lecture par ce moyen-là ; c’est que le rire n’obéit pas aux mêmes ressorts selon l’âge, le milieu social ou l’appartenance culturelle. (1) C’est un obstacle d’importance pour la compréhension dans la mesure où il fonctionne sur des implicites (cognitifs, sociaux) qui renvoient à des références inégalement partagées : « Humour tend souvent à désigner un ensemble de codes, et joue le rôle de reconnaissance » (2) : blagues et jeux de mots avec Claude Ponti (Méga Gigantorigolade dans Mille secrets de poussins, « granules de plantules pour guérisson » dans Parci et Parla), ironie critique de Philippe Corentin (C’est à quel sujet ?), discrète loufoquerie de Gilles Bachelet (Une histoire d’amour), renversements et quiproquos dans Les Trois petites cochonnes (Frédéric Sther), malice et mauvaise foi chez Anne Fine (Le Journal du chat assassin), déformation et reformation du langage avec Elsa Valentin (Bou et les 3 zours), humour grinçant de Jeanne Willis et Tony Ross (La Promesse), retenue désenchantée chez Claude Boujon (Pauvre Verdurette), etc. Seront regroupés ici l’humour et le comique, tout ce qui provoque le rire (ou le sourire) et peut, par effet d’habitude et de questionnement, former un état d’esprit.

    La communauté des rieurs n’est donc pas homogène et si, pour les uns, le rire est une distance (subtilité), c’est un franc abandon pour les autres (familiarité). Les degrés (humour gras, humour franc, humour tendre, humour noir, humour fin, loin de la vulgarité…) posent le rire comme un marqueur social, un instrument puissant d’inclusion ou d’exclusion. L’écart de positions, parfois insaisissable, infranchissable, se construit majoritairement dans le milieu familial, au coeur d’interactions plurielles, complices et affectives, et cela rend compliquée la formation institutionnelle à la décentration et à l’abandon. Les livres proposés aux enfants peuvent jouer ce rôle à condition de mêler divers niveaux d’humour pour que tout le monde puisse en profiter. Dans son album, Les Coulisses du livre jeunesse, Gilles Bachelet convoque des références inégalement abordables (le rire des uns pouvant se confronter au rire de l’autre) : lors de la visite médicale, le médecin qui analyse la radio du loup découvre un dentier et des lunettes dans son estomac (Petit Chaperon rouge), lors de la signature du contrat, les éditeurs sont les brigands d’Ungerer – ceux qui accumulent des trésors – mais pas sûr que tout le monde identifie le petit lapin de Beatrix Potter, sur son divan du psychanalyste, Blaise, le héros de Claude Ponti a posé son masque et la référence est plus délicate. Former à la lecture de textes humoristiques c’est ne jamais oublier que cette activité est une activité référentielle : lire, c’est relier.

De l’humeur à l’humour

    L’humour, qui traverse tous les genres (album, BD, nouvelle, poème, roman, théâtre), est étymologiquement relié à la notion d’humeur. Les personnages (3) sont, par leur caractère, leur comportement, leur physique, les principaux vecteurs du genre (l’excentrique, le bouffon, le burlesque, l’ironique, le persifleur, le distrait, celui qui se casse la figure, qui reçoit une tarte à la crème – tout cela se mettant au féminin mais pas sûr que filles et garçons déclenchent le même rire). Il suffit qu’un tel  » type  » apparaisse pour que l’humeur se mette en joie (c’est le cas des loups de Philippe Corentin, des poussins de Claude Ponti, des cochons de Mario Ramos ou d’Anaïs Vaugelade (4), etc.). Certains personnages sont si monolithiques (Charlot est Charlot, Bécassine est Bécassine, Les Dalton sont les Dalton…) qu’ils restent identiques en toute situation, sans perméabilité au contexte : c’est le décalage, par leur immobilisme installé, qui cristallise le rire. Parce qu’ils sont récurrents, les héros de séries (capitaine Haddock, Ran Tan Plan, Titeuf, Zuza…) déclenchent l’humeur heureuse tant ils sont d’emblée lisibles (risibles). (5)

Les P’tit Lobel : Hulul, Ranelot et Bufolet (6)

    Les compères de Lobel sont connus pour leurs difficultés à accepter un contexte contraire à leurs désirs (comment être bien dans son lit, sur les escaliers, sous la lune, comment accepter l’arrivée tardive du printemps, comment remplacer le bouton de sa veste par un bouton qui n’est pas exactement le même, comment organiser son temps dès lors que le vent a emporté la liste des choses à faire) (7) L’entêtement à vouloir retrouver le caractère idéal d’une situation dégradée, la maladresse à s’exécuter (envoyer une lettre à Bufolet impatient d’avoir du courrier mais confier la mission à un escargot, se mettre dans tous ses états pour divertir Bufolet migraineux et finir par en tomber malade) sont à l’origine de récits dont la chute, étonnamment conciliante, apporte une note d’humeur plaisante (8) : « Même si Bufolet a l’air plus faible et dépassé par les situations, si Ranelot semble plus volontaire, mais maladroit, aucun des deux ne porte seul le pouvoir de faire rire. C’est le couple qui fonctionne (comme Laurel et Hardy, le capitaine Haddock, les Dupont/Dupond) et Arnold Lobel déclarait : « Quand Ranelot parle à Bufolet, c’est moi qui parle à moi-même. ».  » (9) Adrianne Lobel, fille de l’auteur, leste la série d’un sens plus profond (formateur, conjecturel) : « Ranelot et Bufolet c’est la seule histoire écrite à propos d’une relation. Cet album est une sorte d’annonce des difficultés sentimentales de la suite de l’existence – qui est amoureux de qui et pourquoi cette personne ne m’aime pas ?« 

Les loups idiots et rigolos de Philippe Corentin

      Philippe Corentin dispose (dans le texte et dans l’image) d’une large palette humoristique immédiatement plébiscitée par les jeunes enfants. Son loup (ou ses loups) traverse tous les registres du rire, en active tous les ressorts : le comique de gestes (nombreuses chutes dans Plouf !, Patatras !, bagarres dans L’Ogrionne), le comique de situation (quiproquos dans Le Roi et le roi, L’Ogrionne), le comique de caractère (loup irritable dans Patatras !, contre-emploi dans Mademoiselle Sauve-qui-peut où l’animal est moqué, battu, démasqué par la petite fille), le comique de mots (dans L’Ogrionne, le loup s’emmêle les répliques à force de changer constamment de rôle, dans Tête à claques, son hurlement, faiblard, le rend ridicule). Rire du loup (malheureux, abattu, ridiculisé) représente souvent un système de protection pour les lecteurs qui peuvent compatir aux mésaventures du loup pour les avoir ressenties (d’autant plus que certaines phrases poussent à l’empathie : personne ne veut jouer avec lui, on se moque de lui, on le fuit).

Filles rigolotes et garçons burlesques

      Qu’elles soient autonomes et culottées (Fifi Brindacier), déterminées et lettrées (Mademoiselle Sauve-qui-peut), lucides et engagées (Mafalda), on ne se moque pas des filles de la littérature de jeunesse : on les craint pour leur énergie physique, on les admire pour leur cran et pour leur capacité de remettre en question tous les pouvoirs (familial, social et politique). Elles sont conquérantes, à l’assaut des droits longtemps refusés à leurs aînées, et le rire qu’elles provoquent est évidemment revanchard. Pas sûr que les garçons fassent rire de la même façon et pour les mêmes raisons : Marcel (Anthony Browne) tente d’exister, comme il peut, dans un monde viril avec sa petite taille et sa timidité, Émile (Vincent Cuvellier) résout ses problèmes existentiels en se créant un univers à sa mesure, Anton (Öle Konnecke) contourne, comme il peut, les difficultés inhérentes à son âge et à son sexe, Titeuf se débat pour gérer ses relations amicales et amoureuses. On rit des fractures de ces garçons malingres et mélancoliques, qui avancent courbés, accablés et se revendiquent sans qualités dans un monde privé de sens. Ni musclés, ni courageux, maladivement émotifs, ils ne semblent protégés que par le hasard ou la chance et cette inaptitude à (ou ce refus de) la violence les rend bouleversants aux yeux des prescripteurs (surtout les enseignants et les bibliothécaires, en majorité des femmes ou des hommes conquis aux thèses féministes). Ces héros, de sexe féminin ou masculin, sont physiquement caricaturés, loin des stéréotypes de la littérature enfantine.

L’humour de soi

    L’humour de soi réunit une double critique, celle du monde dans lequel on vit et celle de sa personne inapte à̀ trouver son confort dans ce monde et refusant tout sacrifice de soi-même : « aussi, pour concilier le tout, [cherche-t-on] à penser par les mêmes concepts et son propre sentiment et le monde extérieur. Ces concepts seront donc en désaccord tantôt avec la réalité extérieure, tantôt avec la réalité intime (…) » (10) On tente alors de rire de ce qui met sur la touche ou de ceux qui sont mis sur la touche, dans une recherche assez désespérée d’un accord entre soi et son environnement. L’humour traduit la vanité de vouloir maitriser le cours de la vie et quand ils sont réussis, ces ouvrages séduisent aussi les plus âgés qui peuvent revenir à leur expérience passée (et perdue) avec une nostalgie consolante (voir les premières fois de Suzy Morgenstern – premier amour, premiers jours de collège, premiers pas dans l’adolescence…).

    Ce type d’humour plaît au lecteur qui ne craint pas de s’amuser de l’écart entre ce qu’il voudrait (aurait voulu) être et la seule image de soi qu’il parvienne à̀ donner ; il traite des contradictions du monde sans vraiment croire à leur disparition. Parmi les nombreuses collections philosophiques parues ces dernières années, quelques-unes ont fait le pari de l’humour, excellant à passer du sens au non-sens, à dévoiler l’absurdité de la vie et renonçant à la résoudre. (11) Le rire accompagne à bas bruits la douleur de l’existence, permet d’affronter les angoisses jusqu’à la principale : celle de mourir. Lorsqu’il met en scène le corps handicapé (Le Mangeur de mots), le corps réparé (Marie-Louise), le sujet hospitalisé (Clown d’urgence), Thierry Dedieu se départit rarement d’un humour qui aide, non pas à̀ comprendre la douleur (qui reste inacceptable), mais à prendre la vie avec la douleur. Car l’être humain n’est pas réductible à un ensemble d’humeurs, c’est juste un être conscient, prisonnier de sa condition humaine et des conditions sociales qui l’organisent. L’humour peut alors apparaître comme un élégant refus d’anticiper la chute tout en la sentant présente, une sorte de fair-play qui valorise celui qui, sans honneur, se bat, contre l’infini et utilise pour cela le double langage.

L’humour est un langage

    Qu’il s’agisse du personnage, du jeu de l’image et du texte (parfois complètement décalé comme dans La Chasse au gorille), l’humour a à voir avec un certain type de fonctionnement du langage, l’humour est un langage :  » On pourrait donc définir l’humour comme la liaison du signifiant d’un autre signifié avec le signifié d’un autre signifiant. C’est là ce qui fait sa duplicité. » (12) L’humour ouvre, de l’intérieur du langage, à quelque chose qui se situe hors du langage, et sa palette est large. L’ironiste pratique volontairement la discordance entre ce qui est dit et ce qui est pensé (« C’est toi qui est bon à tout et moi qui ne suis bon à rie  » dit le chat au chien, dans Machin Chouette, afin de lui piquer son fauteuil) mais pour que son discours existe, il faut la présence d’un tiers, un public « prêt à rire » (ici, le lecteur). Le chat (narrateur) implique tout de suite le lecteur en situant le récit dans un lieu à regarder : « Chez nous, ce qu’il y a de bien c’est que tout le monde mange à la même table « . Dans l’image, ce sont les personnages qui établissent cette complicité avec des clins d’œil, des grimaces (comme les petites princesses de Nadja). (13)

    Souvent, l’humour joue avec les rapprochements insolites comme s’ils étaient naturels, comme s’ils étaient seuls capables de faire prendre conscience des rapports entre les choses, de la norme, des écarts. C’est le cas, par exemple de La Promesse : le lecteur, qui sait que les têtards et la chenille sont soumis à des métamorphoses et que le premier mange la seconde, entrera immédiatement dans le contrat humoristique du livre en apprenant la promesse que se font les deux animaux qui viennent de tomber amoureux : ne jamais changer, rester tels qu’à la première rencontre. Le texte suit imperturbablement son cours alors que le « drame » se trame (le crapaud dévorera son  » arc-en-ciel « ) : qu’est-ce qui pousse au rire si ce n’est la crédulité des protagonistes, et le désir du lecteur de décharger son angoisse ? L’humour est, ici, une façon légère d’être lucide face à la gravité de la vie et d’exercer son sens critique avec retenue. Même attitude peut exister dans des œuvres apparemment plus « cocasses » comme Le prince de Motordu (Pef) où les ratés du langage expriment le désir de bien vivre, de bien faire malgré l’adversité.

    L’humour se tient souvent dans le non-dit (ce qui est un langage) : dans Les loups, Emily Gravett met en scène un loup et un lapin. Ce dernier vient d’emprunter un livre sur les loups à la bibliothèque. Si absorbé par sa lecture, il ne s’aperçoit pas de la présence du fauve, derrière lui. Au moment où il lit que « Les loups mangent aussi de petits mammifères comme des castors, et des… » il comprend mais… trop tard. Sur la double page suivante, le livre de la bibliothèque est griffé, déchiré, dépecé… On meurt de rire ou on rit en larmes ? Pas de quoi s’affoler dit le narrateur qui rappelle aux âmes sensibles qu’en fiction diverses possibilités existent : le loup pourrait être un végétarien qui n’aurait croqué qu’une tartine de confiture avec le lapin. Ouf ! Mais alors pourquoi tout ce courrier non relevé sur le paillasson du lapin et, parmi les enveloppes fermées, cette enveloppe non collée ? On l’ouvre : la bibliothèque envoie une lettre de rappel pour le livre non rendu. De deux choses l’une. Soit le loup a mangé le lapin (on rit jaune), soit le lapin est parti en vacances avec le loup (on rit clair). Mais, troisième solution : un livre déchiré comme ça, jamais la bibliothèque elle va le reprendre, disent les enfants qui, à la place du lapin n’auraient pas rapporté le bouquin. Alors là, on ne rit plus du tout.

    Le champ de l’humour (et de la production pour la jeunesse) est si vaste que les auteurs s’amusent sans fin à réécrire les récits effrayants de l’humanité où le plus fort, le plus rusé (loup ou renard) finit toujours par manger le plus faible : Geoffroy de Pennart, Yvan Pommaux, Ramos ridiculisent sans fin le loup tandis que dans sa version de « la » soupe au caillou « , Tony Ross montre comment la poule a eu la malice de le transformer en homme à tout faire. En littérature de jeunesse, l’humour est une arme qui témoigne souvent d’une indulgence pour la chose moquée : « C’est vraiment le ‘sourire de la raison’, non le reproche ou le dur sarcasme (…) l’humour compatit avec la chose plaisantée ; il est secrètement complice du ridicule, se sent de connivence avec lui.  » (14) Dans Le Géant de Zéralda, l’ogre épouse la fillette qui l’a amadoué avec ses talents de cuisinière. Le couple a tout une tripotée d’enfants tous aussi gentillets les uns que les autres mais le dernier tient dans son dos un couteau et une fourchette comme s’il reprenait, en douce, les armes du père. Quelques années plus tard, dans Le Déjeuner de la petite ogresse, l’héroïne dévore des garçonnets qu’elle capture dans des cages faites de branches. Devenue amoureuse de l’une de ses victimes, elle l’épouse, mettant au monde un bon nombre d’enfants proprets. Au bois, la dernière ramasse des branches et traîne une cordelette : elle finira comme ça mère. Une manière humoristique de traiter du déterminisme familial, de la mort sans ternir la réputation littéraire de l’ogre (et de l’ogresse).

L’humour de fin

    Souvent, des albums se ferment de manière troublante, provoquant chez leur lecteur (à qui il appartient d’expliciter les conclusions) un rire jaune. In extremis, ils montrent l’envers des choses pour que « la conscience de soi ne devienne pas purement et simplement la bonne conscience, la bonne mauvaise conscience. » (15) Les retournements de fin sont aujourd’hui légion. Rascal excelle avec les conclusions  » macabres  » : « Nous t’attendons », crie un couple du fond de la forêt à un petit poussin cherchant désespérément ses parents depuis le début du récit. Il s’agit de loups attablés pour un pique-nique et munis de couteaux et de fourchettes et d’un sourire réjoui.  » Moi, je t’aime comme tu es « , murmure le loup à l’oreille du lapin après avoir éparpillé les fleurs rouges sur le sol, l’embrasse goulûment en aspirant la joue. (16) L’humour noir n’est pas loin, qui mêle étrangement divers sentiments : plaisir de la revanche, peur de ce qui est inconsciemment redouté et qui reste difficile à révéler clairement. Dans quelques rares albums (La Vengeance de Germaine), l’humour vache est même revendiqué.

    La difficulté en littérature de jeunesse c’est la morale qui sous-tend la plupart des discours or, l’humour ne respecte rien ni la morale, ni la raison, ni l’autorité (qu’il aurait même tendance à prendre systématiquement pour cible). Ne nous hâtons pas trop de  « moralise »  le rire ; c’est parce qu’il est profondément, originellement et définitivement libre qu’il possède un tel pouvoir.  » (17) Prenons l’humour comme une ressaisie des situations les plus intimes et les plus collectives, une retenue et un appel ; pour qu’il ne tourne pas à vide, il faut savoir le décoder, par-delà les mots : il faut lire, l’implicite, le décalé, le sous-entendu. Ça demande un apprentissage aigu de la lecture et des relations humaines.

    « Le parrainage britannique de l’idée d’humour est sans doute dû au fait que le sens de l’humour a été pour les Britanniques une façon de traduire et d’exorciser selon une comédie rituelle leurs divisions historiques, notamment entre catholiques et anglicans, ou entre Anglais, Saxons et Celtes (Gallois, Écossais, etc) », explique Robert Escarpit.

    Ne pas oublier que, pour avoir voulu explorer nos récentes divisions religieuses, des humoristes sont morts : l’humour, rigolade ou trait d’esprit, est un outil d’analyse et d’action qui libère la parole. Il reste à convertir cette parole en action, à se servir de sa lucidité pour sortir allègrement des impasses où trop d’austérité nous ont mis. L’humour est un genre qui demande, ici et partout ailleurs, considération et protection. C’est une arme pour les luttes qui nous restent à mener.

( mars 2018 )

Yvanne Chenouf, enseignante et chercheuse, a travaillé vingt ans à l’Institut national de la recherche pédagogique dans l’équipe de Jean Foucambert et a enseigné en tant que professeur de français à l’IUFM de Créteil ; elle fut présidente de l’Association française pour la lecture (AFL) ; conférencière infatigable, adepte des « lectures expertes », elle a publié de nombreux articles et ouvrages personnels et collectifs à propos de lecture et de livres pour la jeunesse dont Lire Claude Ponti encore et encore (Être, 2006), et Aux petits enfants les grands livres (AFL, 2007) ; elle est à l’origine d’une collection de films réalisés par Jean-Christophe Ribot qui donnent à voir des élèves de tout niveau aux prises avec des ouvrages signés Rascal et Stéphane Girel, François Place, Claude Ponti, Philippe Corentin, Jacques Roubaud. 

( chenoufyvanne@wanadoo.fr )

(1) Jean Perrot, dir., L’humour dans la littérature de jeunesse, Inpress, 2000 : « Les enfants d’Espagne, de Grande-Bretagne, de Grèce ou de France sont-ils sensibles au même type d’humour ? Sur quelles références culturelles, sur quelles techniques, sur quels ressorts l’humour fonctionne-t-il dans la littérature de jeunesse ? »

(2) Dictionnaire culturel en langue française, dirigé par Alain Rey, Le Robert, p. 1736

(3) Laurence Decréau, Ces héros qui font lire, Hachette Éducation, 1994

(4) Voir la série des « Quichon », l’école des loisirs

(5) « Le texte nouveau évoque pour le lecteur (ou l’auditeur) tout un ensemble d’attente et de règles du jeu avec lesquels les textes antérieurs l’ont familiarisé et qui, au cours de la lecture, peuvent être modulées, corrigées, modifiées ou simplement reproduites. », Hans-Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, 1978, pp. 50-51

(6) L’Association Française pour la lecture consacré une partie des « Lectures Expertes » n° 4 à ce tandem : pp. 19-43 (en vente sur : www.lecture.org)

(7) « Le Printemps », « La Liste », « Le Bouton », dans le recueil Ranelot et Bufolet.

(8) Pour Arnold Lobel, « les histoires sont des bras tendus, des caresses et des murmures. Les histoires sont des desserts. Les histoires sauvent la vie. Il peuple les siennes de feux de bois, de bons fauteuils, de livres et de bouquets de fleurs, de rondeurs, de douceurs, d’amitiés idylliques. », Sophie Chérer, préface de Hulul et compagnie, école des loisirs, 2001, p. 5

(9) idem

(10) Arthur Schopenhauer, L’Art d’avoir toujours raison, Mille et une nuits

(11) Kasuo Iwamura, Les Réflexions d’une grenouille, Les Nouvelles réflexions d’une grenouille, Autrement

(12) Dominique Noguez, « Structure du langage humoristique », Revue d’esthétique, n° 22, 1969, p. 42

(13) Nadja utilise souvent les « sous-entendus », les pensées intérieures des parents qu’elle place dans des bulles, par exemple dans L’Horrible petite princesse

(14) Vladimir Jankelevitch, L’ironie, ou la bonne conscience, Flammarion, coll. Champs, 1991

(15) idem

(16) Poussin noir, Rascal, Peter Elliot, Pastel ; Ami-Ami, Rascal & Stéphane Girel, école des loisirs

(17) Bourguinat Elisabeth, Rire et pouvoir : la leçon du persiflage libertin

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BIBLIOGRAPHIE

. Anton et les filles, Öle Konnecke, école des loisirs

. Bou et les 3 zours, Elsa Valentin, Ilya Green, L’Atelier du poisson soluble

. C’est à quel sujet ?, Philippe Corentin, Rivages

. La chasse au gorille, Stéphane Heinrich, Kaléidoscope

. Clown d’urgence, Thierry Dedieu, Seuil

. Les coulisses du livre jeunesse, Gilles Bachelet, L’atelier du poisson soluble

. Le déjeuner de la petite ogresse, Anaïs Vaugelade, école des loisirs

. série « Émile », Vincent Cuvellier & Ronan Badel, Gallimard

. Fifi Brindacier, Astrid Lindgren,

. Le géant de Zéralda, Tomi Ungerer, école des loisirs

. L’horrible petite princesse, Nadja, école des loisirs

. Hulul, Arnold Lobel, L’école des loisirs

. Je suis le plus fort, Mario Ramos, Pastel

. Lettre d’amour de 0 à 10, Suzy Morgenstern, école des loisirs

. Le loup est revenu, Geoffroy de Pennart, Kaléidoscope

. Les loups, Emily Gravett, Kaléidoscope

. Machin chouette, Philippe Corentin, école des loisirs

. Mademoiselle Sauve-qui-peut, Philippe Corentin, école des loisirs

. série « Mafalda »

. Le mangeur de mots, Thierry Dedieu, Seuil

. série « Marcel », Anthony Browne, Kaléidoscope

. Marie-Louise, Thierry Dedieu, Seuil

. Mille secrets de poussins, Claude Ponti, école des loisirs

. L’ogresse, Anaïs Vaugelade, école des loisirs

. L’ogrionne, Philippe Corentin, école des loisirs

. Parci et Parla, Claude Ponti, école des loisirs

. Patatras !, Philippe Corentin, école des loisirs

. Pauvre Verdurette, Claude Boujon, école des loisirs

. Plouf !, Philippe Corentin, école des loisirs

. Le prince de Motordu, Pef, Gallimard

. La promesse, Jeanne Willis & Tony Ross, Gallimard

. série « Quichon », Anaïs Vaugelade, école des loisirs

. Ranelot et Bufolet, Arnold Lobel, école des loisirs

. Les réflexions d’une grenouille, Kasuo Iwamura, Autrement

. Les nouvelles réflexions d’une grenouille, Kasuo Iwamura, Autrement

. Le roi et le roi, Philippe Corentin, école des loisirs

. La sixième, Suzy Morgenstern, école des loisirs

. La soupe au caillou, Tony Ross, Gallimard

. Tête à claques, Philippe Corentin, école des loisirs

. série « Titeuf », Zep, Glénat

. Les trois petites cochonnes, Frédéric Sther, école des loisirs

. Une histoire d’amour, Gilles Bachelet, Seuil

. La vengeance de Germaine, Emmanuelle Eeckhout, école des loisirs

. série « Zuza », Anaïs Vaugelade, école des loisirs

L’Association française pour la lecture a produit un volume de sa collection « Lectures Expertes » sur l’humour et un DVD à propos de Tête à claques de Philippe Corentin :

– « Lectures Expertes » numéro 8 – L’humour- 5,00 euros.

Tête à claques, réalisé par Jean-Christophe Ribot dans une classe de grande section avec la présence de Philippe Corentin – 5,00 euros

Commande sur le site de l’AFL : www.lecture.org

L’avènement d’une littérature exemplaire (1778-1848)

Journaux pour la jeunesse et ouvrages moralisateurs

par Jean-Paul Gourévitch

    Cette période marquée par la découverte d’un lectorat enfantin se caractérise par l’interaction progressive de deux types de supports: les périodiques qui cherchent à fidéliser cette clientèle et les ouvrages qui lui dispensent des conseils sous forme moraliste, éducative ou romanesque. Comment s’adresser aux enfants pour à la fois les instruire et leur plaire ? C’est tout l’intérêt des tentatives qu’on trouvera ci-après, avant qu’Hetzel et Hachette ne donnent à cette littérature ses lettres de noblesse.

Du Magasin des enfants à L’Ami des enfants

    La parution en 1757 de l’ouvrage Le Magasin des enfants de Madame Leprince de Beaumont ouvre un nouveau chapitre dans l’histoire de la littérature de jeunesse en France. Ce livre, comme son titre l’indique, est un patchwork où l’on trouve de tout: des nouvelles, des saynètes, des conseils, des anecdotes et des contes comme La Belle et la Bête. Il se différencie d’une production antérieure faite de manuels scolaires, de fables, d’alphabets, de contes ou de romans destinés aux adultes comme Les Voyages de Gulliver de Swift ou Les Aventures de Robinson Crusoé de Daniel Defoe que les enfants se sont appropriés et dont ils ne retiennent que les épisodes significatifs.

    En Angleterre, John Newbery venait de créer avec succès sa Juvenile Library (1744) et de lancer son Liliputian Magazine (1751), premier journal pour enfants. En Allemagne, Weisse fait paraître son Kinderfreund (L’Ami des enfants) en vingt-quatre livraisons périodiques de 1775 à 1782. Et Campe publie en 1782 sa Bibliothèque géographique et instructive des jeunes gens ou Recueil des voyages intéressants dans toutes les parties du monde pour l’instruction et l’amusement de la jeunesse qui est suivie du Nouveau Robinson (1782).

    En France le succès de l’Émile de Jean-Jacques Rousseau (1762) a réveillé les ardeurs éditoriales. Charles Leroux lance par souscription un Journal d’éducation mensuel en 1768 qui ne dure que quinze mois et qu’il reprend en 1776 pour l’interrompre en 1778. Composée de morceaux choisis d’auteurs, cette publication élitiste qui contient le « Mentor de la jeune noblesse » n’a pas trouvé son public. Madame de Genlis publie un recueil de saynètes pour les jeunes personnes en 1779, puis deux ouvrages Adèle et Théodore (1782) et les Veillées du château (1784). Mais c’est Berquin qui, après ses Lectures pour les enfants ou choix de petits contes (1777), trouve avec L’Ami des enfants (1782) la formule à succès.

    L’Ami des enfants est un périodique mensuel de 144 pages vendu par souscription dont le premier numéro paraît en 1782 et qui aura vingt-quatre livraisons. On y trouve des anecdotes, des descriptions, des évocations, des histoires s’emboîtant les unes dans les autres, des scènes dialoguées, des récits de voyages. Les enfants en sont des acteurs privilégiés. Il sera suivi dans la même perspective de L’Ami de l’adolescence en sept livraisons qui paraîtront irrégulièrement de 1784 à 1785 puis d’ouvrages traduits ou adaptés comme Sandford et Merton (1787) en sept livraisons ou le roman Le Petit Grandisson (1788).

    A cette époque, l’édition pour la jeunesse hésite entre la formule publication qui fidélise une clientèle et diminue les frais en se calant sur les souscriptions enregistrées et la formule livre, plus ramassée mais qui nécessite une mise de fonds et un circuit de distribution. Les deux sont complémentaires en cas de succès. L’Ami des enfants, primé par l’Académie française en 1784, devient un ouvrage qui connaîtra de nombreuses rééditions avec des illustrations et des traductions à l’étranger.

Les ouvrages moralistes du début XIXe siècle

    Berquin meurt en 1791, au début d’une Révolution française qui voulait innover en matière d’éducation mais qui a en définitive peu produit pour la jeunesse. Les magazines de l’époque comme Les Annales de l’éducation du sexe (1790-1791) n’ont qu’une existence éphémère et les ouvrages comme le Livre indispensable aux enfants de la liberté (1791) qu’une audience limitée. En revanche, l’Empire et la Restauration voient le retour en force de la tradition sous forme de livres de conseils, comme les nombreuses « morales en action » de l’époque.

    Les éditeurs exercent en même temps la fonction de libraires comme Eymery ou Le Prieur à Paris, Ardant à Limoges, Lefort à Lille, Mégard à Rouen ou Mame à Tours qui domine l’édition religieuse. Les ouvrages pour la jeunesse qui se multiplient s’inscrivent dans une perspective éducative, conservatrice et pieuse comme le montre par exemple ce titre de l’éditeur-libraire-auteur Pierre Blanchard Les Enfants studieux qui se sont distingués par des progrès rapides et leur bonne conduite: ouvrage propre à exciter l’émulation de la jeunesse. On propose des biographies exemplaires, des nouvelles édifiantes mais aussi des connaissances à acquérir sous forme d’atlas, d’abrégés ou d’encyclopédies comme l’Agenda des enfants de Fréville (1816) ou L’Histoire de France en estampes de B. Allent (1825). La fiction est mise au service de l’intention. Les livres sont parfois habillés de gravures lourdement démonstratives. Et ceux qui recourent à une illustration soignée, comme les abécédaires ou les ouvrages scientifiques, ne laissent aucune marge à l’imaginaire ni à l’autonomie de l’enfant.

    A cette époque, le seul véritable journal pour la jeunesse qui a tenu plusieurs années est Le Bon Génie de Laurent de Jussieu, pédagogue et romancier, dont le premier numéro parait le 9 mai 1824 et qui en est l’unique rédacteur. Il se présente à ses lecteurs comme « un être bienveillant, qui vous instruira en jouant, qui vous guidera vers le bien par un chemin riant, tout parsemé de gazons, de fleurs et de feuillage, qui vous protégera contre la tentation de mal faire, et vous apprendra enfin combien il est facile d’être bon et vertueux. » Il les invite à lui écrire, se propose de les informer non seulement de la géographie, de l’histoire sainte et profane mais aussi « des évènements présents qui sont de quelque intérêt pour vous. » Mais, épuisé, il jette l’éponge le 22 mars 1829.

Le Journal des enfants et la découverte du roman-feuilleton

    Sous la monarchie louis-philipparde, la littérature de jeunesse commence à se libérer de sa gangue morale avec l’apparition de journaux pour la jeunesse destinés à se constituer une clientèle fidèle.

    C’est Le Journal des enfants qui lance l’offensive dès 1832. Il s’entoure d’une pléiade de talents, Jules Janin, Alexandre Dumas, Alphonse Karr, Ernest Fouinet, et invente, bien avant Eugène Sue et Alexandre Dumas, un système d’écriture adapté à une publication périodique, le roman-feuilleton. Dès le premier numéro, Louis Desnoyers propose un chapitre de roman, Les Illusions maternelles qui deviendra plus tard Les Mésaventures de Jean-Paul Choppart. Le public mis en appétit réclame la suite qui paraît aux numéros 2 et 3. Hélas, pour le numéro 4, l’auteur a oublié de remettre sa copie à temps. Que vont penser les jeunes lecteurs qu’on abandonne ? C’est là que les rédacteurs ont l’idée, faute de texte, de recourir aux images. « Vous savez, mes chers amis, dans quelle position fâcheuse nous avons laissé Jean-Paul Choppart. Nous n’en avons point entendu parler depuis: mais comme nous ne voulons pas que vous le perdiez entièrement de vue, nous vous donnons le portrait de ce petit méchant, au moment où, comme on vous l’a raconté dans le dernier numéro, il tourmentait un singe. […] Nous ne vous avions pas promis de dessins ; nous vous en donnerons cependant; et ce sont M. Grandville et Cherrier, deux de nos artistes les plus distingués, qui se sont chargés de leur exécution ; car tout le monde veut contribuer à votre amusement ». C’est ainsi que, par effraction, l’illustration investit le journal pour enfants.

    Le Journal des enfants fait des émules. Coup sur coup paraissent en 1833 le Journal des jeunes personnes, et le Journal des demoiselles qui seront suivis entre autres du Dimanche des enfants (1840), du Magasin des demoiselles (1844) qui auront tous une longue existence.

    Ces journaux pour la jeunesse sont différents de leurs prédécesseurs. Le Journal des enfants affiche ses ambitions dès l’éditorial du numéro 1 : « Enfants! […] vous êtes bien jeunes, mais vous vivez dans un temps où il faut grandir vite. […] Enfants, venez avec nous qui faisons un journal pour vous, et vous serez des hommes ». La critique de Berquin se fait acerbe. « Nous serons, nous, l’ami des enfants, non pas un ami vieux et morose et qui radote quelquefois, mais un ami jeune, longtemps dévoué, et qui vous suivra dans toutes les fortunes ». Pas de contes mièvres ni de moralisme bêtifiant mais de l’histoire. « Nous avons à vous parler de vos semblables, qui existent et qui ont besoin de vous, et non pas de fées et d’ogres qui n’ont jamais existé que dans l’imagination de vos nourrices ».

    Cette presse complète l’enseignement de l’école, leur raconte des histoires, leur commente l’actualité, leur donne des conseils, inaugure un courrier des lecteurs. Les jeunes filles de leur côté ont droit à des lithographies illustrées, des patrons de mode, des partitions musicales. On peut croire que les journaux sont en train de gagner la bataille de la modernité. C’est pourtant le contraire qui se produit.

Le début de l’industrialisation de l’édition

    La loi Guizot de 1833 avait fait une obligation aux écoles de posséder des manuels scolaires. Parallèlement les établissements, pour récompenser leurs élèves méritants, avaient pris l’habitude d’organiser des distributions de prix. Deux évènements qui favorisent l’expansion du commerce du livre, et sa transformation.

    Puisque les contenus des ouvrages restent austères, il faut des contenants attractifs. On propose des couvertures gaufrées, dorées, « en cathédrale », souvent classées par les historiens comme « reliures romantiques ». On les illustre, parfois en couleurs. On dore les tranches. On insère des images hors textes protégées par des serpentes. On multiplie les préfaces parrainées par des plumes illustres ou revêtues de l’imprimatur de l’autorité ecclésiastique. Les ouvrages s’ornent de sous-titres calligraphiés, de gravures en frontispice ou en page de titre, de listes d’ouvrages du même éditeur en fin de volume.

    Parallèlement, les cabinets de lecture se développent. La promotion des livres se fait à coups de prospectus, d’inserts de parution ou de critiques bienveillantes d’amis. L’ouvrage est exposé en vitrine, à côté d’affiches qui vantent les dernières parutions « en vente ici ». Le libraire lui-même ne se contente plus d’attendre le client, il le démarche par l’intermédiaire de courtiers, il implante des filiales dans d’autres villes. De nouveaux produits éditoriaux apparaissent : agendas, anthologies, livrets où l’enfant peut tenir son journal, albums à colorier, ouvrages récréatifs comme le Théâtre de marionnettes de Laure Bernard (1837), ou Le Livre joujou avec figures mobiles de Jean-Pierre Brès (1834), un des premiers livres animés.

    C’est surtout l’évolution de l’illustration qui va révolutionner l’industrie du livre.

Le rôle des illustrations

    Jusqu’au début du XIXe siècle, l’illustration est conçue comme un moyen pédagogique d’illustrer le texte ou une technique décorative qui se loge dans les bandeaux, les frontispices, les culs-de-lampe pour lui donner une plus-value esthétique. Elle se trouve dans les ouvrages sur des pages séparées du texte alors que dans l’imagerie populaire comme les images d’Épinal souvent vendues par les colporteurs, les textes en dessous des vignettes coloriées commentent les exploits ou les mésaventures des héros.

    Le développement de la chromolithographie vers 1836, les recherches des éditeurs comme Curmer et des artistes comme Tony Johannot permettent d’introduire l’image dans le texte et parfois même le texte à l’intérieur de l’image. C’est une véritable révolution de la mise en page qui va faire de celle-ci un art inhérent à la conception même de l’ouvrage pour la jeunesse.

    Parallèlement Rodolphe Töpffer, dans ses montagnes suisses, met au point sa « littérature en estampes », dont il réalise à la fois le texte et les dessins, et qu’il juge indispensable aux enfants et au peuple, les « deux classes de personnes qu’il est le plus aisé de pervertir et qu’il serait le plus désirable de moraliser ». Ses albums comme L’Histoire de monsieur Jabot (1833) ou Les Amours de monsieur Vieux Bois (1837) seront repris en France par les éditeurs Aubert et Dubochet, et imités notamment par Gustave Doré dans ses Dés-agréments d’un voyage d’agrément (1851). Cette formule novatrice annonce Christophe et Benjamin Rabier et préfigure l’apparition de la bande dessinée.

Pour ne pas conclure : en attendant Hetzel et Hachette

    Depuis longtemps les pédagogues et les écrivains étaient confrontés à la difficulté d’écrire pour les enfants comme l’écrivait déjà l’abbé Joseph Reyre en 1786 dans Le Mentor des enfants. « Il faut, tout à la fois les instruire et leur plaire: il faut que dans les ouvrages qui leur sont destinés, l’agréable soit joint à l’utile; et il arrive trop souvent que l’un nuit à l’autre. Trop de simplicité les dégoûte; trop d’éclat les éblouit ».

    Dans la première moitié du XIXe siècle, où se développent la production pour la jeunesse et le lectorat enfantin, on s’aperçoit vite que l’enfant est plus sensible à l’image qu’au texte et que toute la difficulté de l’édition est de trouver une formule qui réconcilie le propos et l’illustration.

    Pendant un temps les journaux et les livres se développent en parallèle, car les commanditaires considèrent qu’ils relèvent de deux objectifs différents. Se constituer une clientèle régulière ne suppose pas les mêmes procédures, les mêmes mises de fonds et les mêmes circuits de distribution que vendre un ouvrage. Pourtant les feuilletons et les histoires publiés dans les journaux deviennent des ouvrages édités, les éditeurs tentent de fidéliser leur clientèle par des collections, et utilisent les journaux pour leur promotion. La réconciliation est proche. Il faudra des « capitaines d’industrie » capables d’investir dans les deux supports à la fois, et de les conjuguer pour toucher un maximum de lecteurs. Ils devront aussi convaincre les grands auteurs et illustrateurs de mettre leur talent au service de la jeunesse. Ce sera l’œuvre d’Hachette et d’Hetzel. Mais ceci est une autre histoire.

Merci à Jean-Paul Gourévitch pour nous avoir confié ce texte en ligne également, depuis le 14 mai 2018, sur le site Ricochet. Le lien est ici.

 

 

Né en 1941, Jean-Paul Gourévitch est écrivain, formateur et consultant international. Il est l’auteur de plus de cinquante ouvrages de nature et de forme très différentes : études, essais sur des problèmes de société, anthologies, romans pour adultes et pour jeunes lecteurs, biographies dont celle d’Hetzel, en 2005, au Serpent à plumes. La littérature pour la jeunesse est l’un de ses centres d’intérêt les plus constants et il a, en toute indépendance, plusieurs fois documenté le sujet. Notons, outre son site et les anthologies réalisées avec le concours du CRILJ, Images d’enfance, quatre siècles d’illustration du livre pour enfants, chez Alternatives en 1994. Son roman Le gang du métro (Hachette jeunesse, 2000) est interdit de vente, dans ses locaux, par la RATP. Autres ouvrages : Abécédaire illustré de la littérature jeunesse (L’atelier du poisson soluble, 2013, Les petits enfants dans la grande guerre (Pascal Galodé, 2014), Explorer et enseigner les contes de fées (Belin, 2016), Les journaux d’enfants pendant la grande guerre (Douin, 2018).