Hommage à Ian Falconer

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Le texte qui suit a été écrit, en avril 2023, suite à une commande. Il a bien été transmis, en temps et en heure. Mais – on n’est jamais à l’abri d’un pataquès – il semble qu’il ait été perdu. Invérifiable. En tout cas, c’est un autre texte du même signataire, plus court et nettement moins analytique, qui, emprunté d’office au site ActuaLitté, tiendra lieu d’hommage à Ian Falconer. Après enquête, il s’avèrera que l’imprévisible Olivia ne soit pour rien dans cet curieux micmac . (A.D.)

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Ian Falconer qui créa le personnage d’Olivia, entreprenante cochonnette, est décédé d’une insuffisance rénale, le 7 mars 2023, à Norwalk (Connecticut). Il avait 63 ans..

    Né à Ridgefield, dans le Connecticut, ainé de trois enfants, Ian Falconer fréquenta la Long Ridge School de Stamford puis la Cambridge School de Weston (Massachusetts) dont les principes pédagogiques progressistes lui convenaient parfaitement. Il suivit, pendant deux années, des études d’art à l’université de New York, puis s’inscrivit, comme peintre, à la Parsons School of Design avant de rejoindre l’Otis Art Institute de Los Angeles.

  En 1987, Ian Falconer rencontre David Hockney, qui devient son compagnon, et il l’assiste, à l’Opéra de Los Angeles, pour la conception des costumes de Tristan und Isolde de Richard Wagner. Suivront de nombreuses autres productions, opéra ou ballet, à New York, à Chicago, à Boston et à Londres, pour lesquelles il réalise décors et/ou costumes. À Paris, en 2008, il conçoit, au Châtelet, un dispositif scénique astucieux pour l’opérette Véronique d’André Messager, la mise en scène ayant été confiée à l’actrice Fanny Ardant.

    En 1996, Françoise Mouly, depuis peu directrice artistique du New-Yorker, souhaitant rafraichir le magazine, fait appel à Ian Falconer. « Nous avons passé de longues heures dans les archives, émerveillés par les vieilles couvertures et riant de la façon dont des artistes comme Helen Hokinson, Mary Petty, Charles Addams ou William Cotton ont dépeint les bouffonneries de la bourgeoisie des années trente et quarante. » (1). Trente couvertures, parfois tendres, souvent acides, entre 1996 et 2012. Les lecteurs apprécieront particulièrement celle du 23 novembre 1998 qui montre une vieille dame dont la veste et la jupe s’empourprent à la vue d’une statue grecque toute en muscles.

    Dans les années 1990, Ian Falconer craque devant sa nièce, enfant énergique à qui, alors qu’elle vient d’avoir trois ans, il souhaite offrir un livre. « J’étais juste fasciné par elle et je voulais lui faire un cadeau personnalisé pour Noël. Alors j’ai commencé à travailler. » Les choses, se souvient Ian Falconer, ne sont pas évidentes. Si le style épuré de son dessin est d’emblée apprécié par son entourage, on lui suggère toutefois de retravailler (ou de faire retravailler) son texte. « Quelques années plus tard, Anne Schwartz, de chez Simon and Schuster, m’appelle. Elle aime mon travail pour le New Yorker et elle me demande si je suis intéressé à faire un livre pour enfants. Je lui ai apporté Olivia. » L’album parait en 2000, chez Atheneum Books for Young Reader, et Ian Falconer reçoit la médaille Caldecott qui récompense, aux États-Unis, l’illustrateur du meilleur livre pour enfants de l’année. L’ouvrage restera sur la liste des albums best-sellers établie par le New York Times pendant 107 semaines.

    En France, le livre est accueilli par le Seuil jeunesse et Ian Falconer remporte, en 2001, le premier Baobab de l’album attribué par Le Monde et le Salon du livre de jeunesse en Seine-Saint-Denis. Florence Noiville raconte : « L’histoire, en noir et blanc (avec quelques touches de rouge) de cette petite cochonne qui aime Pollock, Degas et le saut à la corde rappelle un peu celle d’Héloïse, de Kay Thompson, un grand classique de la littérature de jeunesse en Amérique. Peut-être à cause de la spontanéité et de l’humour du trait ? Ou des bêtises d’Olivia ? La vitalité de cette enfant est à la mesure de l’épuisement des parents, si bien que les uns et les autres s’identifieront sans peine aux situations du livre. » (2)

    Ian Falconer assure qu’il ne connaissait pas Héloïse lorsqu’il travailla à son premier livre. Notre plaisir de lecteur n’a, en tout cas, nul besoin de convoquer ce cousinage et le succès mondial de la série (quinze traductions et plus de dix millions d’albums vendus) s’explique par la capacité de l’auteur-illustrateur à se renouveler et à surprendre sans jamais s’éloigner trop de son projet initial. Qu’elle prépare Noël ou qu’elle joue à l’espionne, qu’elle décide de former (seule) une fanfare pour accompagner un feu d’artifice ou de remplacer (seule) les artistes d’un cirque tous malades, Olivia s’active. Ce ne sont pas les idées qui lui manquent, idées qu’elle met en pratique sur l’heure, sans rien demander à personne et aux risques et périls de ses proches, sauf si l’on glisse dans la rêverie. Ainsi, dans Olivia, reine des princesses, si le refus péremptoire de revêtir le classique déguisement de tulle rose est bien réel, c’est dans son lit qu’Olivia s’autorisera à imaginer, juste pour elle, une ultime alternative. (3)

    Ian Falconer cerne ses personnages qu’il ombre en gris léger d’un trait noir très fin et il use de la couleur avec parcimonie, en réservant le rouge à la robe préférée de son héroïne, aux rayures de sa grenouillère, aux rubans qu’elle accroche parfois à ses oreilles. Les mimiques, face et profil, évoquent le cartoon. Jackson Pollock et Edgard Degas ne sont pas les seuls peintres ni les seules personnalités (Eleanor Roosevelt, Martha Graham, Maria Callas) que Ian Falconer invite. Dans Olivia à Venise, toutefois, aucun tableau de maître ni aucune évocation de célébrité, plus de fond blanc systématique non plus, l’illustrateur ayant choisi de saturer ses images en intégrant, sur chacune des pages qui montrent Venise, une authentique photographie des lieux que la famille visite. Ce tourisme, somme toute plutôt traditionnel, est stoppé net quand Olivia met fortement à mal le campanile de la place Saint-Marc. « Je crois que Venise se souviendra de moi », conclut-elle. (4)

    En 2022, Ian Falconer a publié chez HarperCollins Children’s Books, Two dogs, un album qui, l’auteur s’inspirant cette fois de ses neveux, met en scène Perry et Augie, teckels aussi curieux que facétieux. Meilleur livre d’images pour enfants de l’année, selon Jennifer Krauss, critique littéraire au New York Times, ce devait être le premier titre d’une nouvelle série.

     Dès 2001, surpris par le succès de sa création, Ian Falconer avait déclaré au quotidien Newsday : « Toutes ces années, j’ai travaillé si dur pour peindre et pour dessiner et on ne se souviendra de moi que pour ce cochon. » Réaliste, il avait ajouté : « Il y a des choses pires qui peuvent arriver à quelqu’un. »

par André Delobel – avril 2023

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(1) Françoise Mouly, The New Yorker, 7 mars 2023.

(2) Florence Noiville, Le Monde, 23 novembre 2001.

(3) Olivia and the fairy princesses, Atheneum Books for Young Readers, 2012 ; Le Seuil 2012.

(4) Olivia goes to Venice, Atheneum Books for Young Readers, 2010 ; Le Seuil 2011.

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Adhérer en 2023

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Conversation de saison

– L’année 2023 est déjà bien entamée.

– Tu l’as dit.

– T’as présenté tes vœux à tout le monde ?

– J’ai lu qu’on avait jusqu’à fin janvier.

– Tant que ça ?

– Je crois bien. Pour la cotisation, c’est encore plus.

– Quelle cotisation ?

– La cotisation annuelle au CRILJ.

– Tu as raison, mais il ne faudra quand même pas tarder.

– Le document est en ligne sur ce site et c’est très pratique.

– Je fais tout de suite, sinon je vais oublier.

– Très bonne idée.

– Dis, l’image qui est juste en-dessous, c’est de l’ironie ?

– Un peu quand même, je pense.

– Quoique, finalement, par les temps qui courent …

– En tout cas, cette cotisation 2023, moi, je la règle.

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Le bulletin d’adhésion 2023 est téléchargeable ici.

 

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Montreuil en 2022

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Quand on vient pour la première fois, adulte ou enfant, au Salon du livre et de la presse jeunesse en Seine-Saint-Denis, on peut éprouver un sentiment de trop-plein, se perdre dans les propositions et ne pas savoir, comme on dit aujourd’hui, se poser. En fait, si la profusion étourdit, la possibilité pour les visiteurs de bonne volonté de vivre leurs propres micro-événements va transformer la simple déambulation en moments heureux : un livre qu’on ne connaissait pas, une rencontre inopinée, une dédicace super belle, quelques phrases échangées avec un auteur pas intimidant du tout, une lecture ou un atelier. Sur le stand du CRILJ, ce sont surtout des médiateurs qui s’approchent et s’arrêtent. Ils questionnent, feuillettent, achètent. Des étudiants, surtout des filles, nous entretiennent de leur prochain mémoire, licence ou master. Nous les encourageons et, assez souvent, promettons de les aider dans leurs premières recherches. Il y a aussi ceux qui – soutien appréciable – adhèrent à l’association et ceux qui nous assurent, promis-juré, qu’ils s’inscriront à notre prochain colloque. Ce sera avant Montreuil 2023.

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Désirs de mondes

     La thématique du trente-huitième Salon du livre et la presse jeunesse en Seine Saint-Denis aura tenu ses promesses dans tous les sens du terme.

    L’édition 2022 s’est achevée sur une fréquentation digne des plus grands crus : 1 600 autrices et auteurs, illustratrices et illustrateurs présents à Montreuil, ont fait le bonheur des 180 000 visiteurs qui, six jours durant, sont venus à leur rencontre.

    Des dizaines de milliers d’enfants et d’adolescents débordants d’énergie, curieux et enthousiastes, ont apporté à la palette des émotions vécues au Salon, toutes les nuances de leurs désirs de mondes plus doux à vivre, de mondes qui portent les rêves de leur génération, les couleurs et les espoirs de leur insatiable imaginaire.

    Petits et grands ainsi conviés au grand festin de la littérature jeunesse se sont régalés des centaines de rencontres au programme tandis que pour sa troisième saison, la Télé du Salon, enrichie de nouveaux formats, diffusait chaque jour débats et créations originales. Ce nouveau média du Salon, né des contraintes du confinement, fait désormais partie de sa chatoyante panoplie. Il participe, avec les 500 partenaires-relais du Salon sur l’ensemble du territoire national, au rayonnement amplifié que l’événement offre, à quelques encablures des fêtes, à la littérature jeunesse, à ses créateurs comme à tous les acteurs de la chaîne du livre qui la font vivre.

    Les 450 maisons d’édition présentes comme la multiplication des formats et possibilités de rencontres professionnelles, y compris en amont du Salon, ont apporté à la saveur de ce cru décidément tonique.

   Il faut ajouter à la singulière façon dont toutes ces énergies se sont mobilisées pour aboutir à une trente-huitième édition si réussie, une très belle récolte de Pépites et la remarquable Grande Ourse de ce millésime 2022, Marc Boutavant.

    Dans notre galaxie de la littérature jeunesse, tous ces désirs de mondes ont manifestement concouru à un bel alignement de planète

    Retrouvez la trente-neuvième édition du Salon du livre et la presse jeunesse en Seine-Saint-Denis du mercredi 29 novembre au lundi 4 décembre 2023.

( communiqué de presse des organisateurs du Salon – lundi 5 décembre 2022 )

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Avoir la mauvaise partie

 

Quand les hommes vivront d’amour :

    de Raymond Lévesque à Pierre Pratt     

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Quand Raymond Lévesque, à 26 ans, décide de venir tenter sa chance en France, il a déjà, au Québec, une petite notoriété. Radio-Canada avait, dès 1946, accueilli ses premières chansons et la société avait occasionnellement fait appel à lui, comme comédien, dans plusieurs de ses « radioromans ». En 1948, Raymond Lévesque avait remporté le concours Les talents de chez nous et, de 1949 à 1951, sur Radio-Canada, il animera, avec Serge Deyglun et Jeanne Maubourg, l’émission Grand-maman Marie. En 1949, Fernand Robidoux, interprète à succès, avait enregistré pour le compte de la compagnie London – car sa maison de disques habituelle, RCA Victor, n’autorisait pas l’enregistrement de chansons québécoises – vingt-deux titres originaux d’auteurs-compositeurs de la Belle Province dont quatre signés Raymond Lévesque. Succès limité. En 1952 et 1953, le tout nouveau service de télévision que Radio-Canada a créé en direction des Québécois confie à Colette Bonheur, Juliette Béliveau et Raymond Lévesque la présentation de son émission de variétés Mes jeunes années. En 1953, le dramaturge Marcel Dubé offrira à Raymond Lévesque le rôle de Moineau, adolescent peu futé, lors de la création de Zone, sa seconde pièce. Le chanteur, à nouveau comédien, reçoit un prix d’interprétation.

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    Raymond Lévesque arrive à Paris en 1954 et il y restera un peu plus de quatre ans. La vie n’est pas facile, mais le Québécois a des amis, chanteurs comme lui pour la plupart, et le moral est bon. « On était pauvre, mais heureux. » Passages, plus ou moins réguliers, dans des cabarets rive gauche et rive droite : à la Rose rouge, à l’Écluse, au Port du Salut, au Caveau de la Bolée, à La Colombe, au Lapin Agile, à La Tomate, Chez Patachou. Quand les derniers clients sont partis, autour d’une bouteille, plus souvent de plusieurs, on lit les journaux et on discute des « événements » d’Algérie, des ratonnades et des manifestations de rappelés. Lors d’un de ces échanges, Raymond Lévesque écrit sur son paquet de Gitanes : « Lorsque les hommes vivront d’amour… » Le lendemain, il poursuit son idée et, en quelques heures, il écrit Quand les hommes vivront d’amour, texte et musique tout ensemble, comme il en a l’habitude. Dans les semaines suivantes, Raymond Lévesque insiste auprès d’Eddie Constantine pour qu’il ajoute sa nouvelle composition à son répertoire. Convaincu, son ami américain adopte la chanson et l’enregistre dès 1956. Raymond Lévesque l’enregistrera l’année suivante, chez Barclay, ainsi que Jacqueline Nero, Cora Vaucaire et, à deux voix, Marc et André.

   De retour au Québec, Raymond Lévesque apporte un soutien actif aux réalisateurs de télévision grévistes pendant 68 jours. Il fonde le collectif Les bozos avec les « chansonniers » Hervé Brousseau, Jean-Pierre Ferland et Claude Léveillée, le pianiste André Gagnon et la chanteuse et monologuiste Clémence Desrochers. Au cœur de Montréal, la modeste salle du premier étage du restaurant Le Lutèce qu’en mai 1959 le groupe va investir pour quelques mois peut être considérée comme un avant-goût des boites à chansons qui vont bientôt, de Perce à Val-David, du Lac-Saint-Jean à la Côte-Nord, couvrir la province. Puis, ce sera la Révolution tranquille et les luttes pour l’indépendance du Québec, mais c’est une autre histoire.

   Quand les hommes vivront d’amour est une chanson humaniste et fraternelle. Pas très longue, elle déroule, au fil de ses sept strophes, la (triste) certitude que la paix est illusoire. De surcroit, « dans la grande chaîne de la vie, pour qu’il y ait un meilleur temps, il faut toujours quelques perdants ». Ce sont là paroles désabusées et même si, un jour, les soldats devenaient troubadours, nous aurons eu, nous qui écoutons la chanson, la « mauvaise partie ». Plus radicalement encore, nous ne verrions pas cette métamorphose puisque « nous serons morts, mon frère ». Pacifiste, le texte de Raymond Lévesque l’est assurément, mais le registre est celui du regret, pas celui de l’espoir. À peine le parolier envisage-t-il un monde meilleur (un monde en paix, un monde sans misère) que la perspective est renvoyée vers un avenir inaccessible – « quand les hommes vivront d’amour ».

   Les 45 tours parisiens étaient passés quasi inaperçus au Québec et, en dépit des boites à chansons, d’un peu de radio et d’un peu de télévision, malgré deux nouveaux enregistrements par Raymond Lévesque lui-même, en 1962 et en 1972, la chanson ne marque pas particulièrement les esprits. Il faudra sa reprise, initialement non prévue, devant 120 000 spectateurs rassemblés le 13 août 1974, à Québec, sur les plaines d’Abraham, en rappel du concert d’ouverture de la Superfrancofête (autre nom du Festival international de la jeunesse francophone), par Félix Leclerc, Gilles Vigneault et Robert Charlebois, pour que Quand les hommes vivrons d’amour devienne, en quelques  années – le producteur Guy Latraverse publiant, dès 1974, l’enregistrement intégral du concert ainsi qu’un opportun single en 1975 – la chanson préférée des Québécois.

     Au cours des décennies qui suivent, Quand les hommes vivrons d’amour est, au Québec, enregistrée par de nombreux artistes : Michel Louvain, le groupe rock Offenbach, Nathalie Simard, Marie-Denise Pelletier, Luce Dufaux, Fabienne Thibeault, Marie-Élaine Thibert, Bruno Pelletier, Richard Séguin, Daniel Lavoie, Marie-Jo Thério, Isabelle Roy, Mélanie Renaud et plusieurs autres. Pour la France, ajoutons Nicole Croisille, Enrico Macias, Catherine Ribeiro, Les Enfoirés, Hervé Vilard, Gilles Dreu, Rika Zaraï. En 2016, Renaud choisit la chanson comme bonus de son disque dernier paru et, malgré le soutien vocal de David McNeil et de Robert Charlebois, il est à la peine pour ne pas l’écorcher. En 1986, Philip Glass, compositeur américain, en avait écrit une étonnante adaptation pour chœur mixte.

     Pour inaugurer sa collection « Les grandes voix », les Éditions Les 400 coups ont souhaité que soit mis en images Quand les hommes vivront d’amour. Choix judicieux, justifié par la popularité de la chanson, mais à priori risqué car il va s’agir ici d’évoquer plus que de raconter. Le texte de Raymond Lévesque n’est pas narratif et les va-et-vient  que s’autorise le parolier ne vont-ils pas être gâchés par une figuration trop explicite ? En choisissant Pierre Pratt, illustrateur aguerri, le défi sera-t-il relevé ?

    Constatation initiale : Pierre Pratt a choisi de suivre la chanson ligne à ligne, une double page pour chacun des vers, sans exception. Et, pour chaque illustration, une situation spécifique, tenant debout toute seule, sans lien avec celle de la double-page précédente ou de la double-page suivante. Cette confiance en l’image, qui impose au texte de se faire discret, donne priorité aux amples paysages mais n’oblige pas la palette à se faire éclatante. Si le vert, celui d’une campagne paisible, domine, d’autres couleurs sont également convoquées, Pierre Pratt n’en n’associant spécifiquement aucune à l’évocation de la misère ou à la promesse du bonheur. Quand des personnages apparaissent, ils sont, sauf de rares fois, de petite taille, à peine moins perdus dans le monde en paix (la majorité des pages) que dans le monde en guerre.

   Si la chanson, dans sa version originale, n’atteint pas trois minutes, il faudra plus longtemps pour apprécier l’album. Feuilleter rapidement laisserait sur notre fin. Il faut s’attarder sur chaque double-page. Et, soyons juste, si certains tableaux parlent d’évidence, d’autres demanderont aux lecteurs un travail d’élucidation, quand quelques-uns leur resteront, peut-être, mystérieux.

     La dernière double-page illustre la cinquième apparition de la phrase leitmotiv « Mais nous serons morts, mon frère ». Les quatre premières fois, les images proposaient des espaces remplies d’éléments à décrypter et l’énigme pouvait être résistante. Pour clore l’album, Pierre Pratt a, cette fois, peint un tableau dépourvu de secret, nous donnant à voir, sans équivoque, une terre devenue inhabitable.

     Constatation ultime : dans l’enthousiasme d’un rassemblement populaire mémorable, Quand les hommes vivront d’amour devint, pour beaucoup, une chanson optimiste. Si, lors du fabuleux concert d’août 1974, son interprétation par Félix Leclerc, Gilles Vigneault et Robert Charlebois a joué avec maestria son rôle de ciment d’amitié, celui-ci n’émane que secondairement du texte même. Pierre Pratt, en revenant scrupuleusement aux mots, échappe au contre-sens. C’est une juste politesse quand, dans un album d’une belle élégance, un éditeur ramène à nous – qui ne sommes pas (encore) morts – la parole, bienveillante mais réaliste, d’un auteur-compositeur-interprète qui n’aura pas marqué que la chanson québécoise.

André Delobel – février 2022.

 

. Quand les hommes vivront d’amour par Raymond Lévesque et Pierre Pratt, Éditions Les 400 coups, 2022, 72 pages, 18,00 euros ; introduction : Sylvain Ménard, postface : Marie-Christine Bernard ; pour adolescents et au-delà.          

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Né à Montréal en 1962, Pierre Pratt, après des études en design graphique au Collège Ahuntsic de 1979 à 1982, commence à travailler en publiant des bandes dessinée dans les magazines Titanic et Croc. Depuis 1990, il illustre (et écrit parfois) des livres pour la jeunesse. Son travail est publié au Canada, en France, aux États-Unis, en Angleterre, en Suisse, en Espagne, au Portugal et sa signature se retrouve sur plus d’une centaine de livres, des albums pour tout-petits jusqu’aux romans pour adolescents. Parmi ceux-ci : Marcel et André (Le Sourire qui mord, 1994), Beaux dimanches (Le Seuil, 1996), Mon chien est un éléphant, avec Rémy Simard (Casterman, 2003), l’abécédaire Le Jour où Zoé zozota (Les 400 Coups, 2005), Mes petites fesses, avec Jacques Godbout (Les 400 coups, 2010), Bonne nuit, avec Antonin Louchard (Thierry Magnier, 2014), les séries « Klonk » (Québec Amérique) et « David » (Dominique et Compagnie). En 2007, pour l’exposition Le Petit Chaperon rouge à pas de loup de l’Espace Jeunes de la Grande Bibliothèque de Montréal, Pierre Pratt réalise les deux affiches de la manifestation et en conçoit la scénographie. Très nombreux prix dont trois fois celui du Gouverneur Général du Canada, une Pomme d’Or et une Plaque d’Or à Bratislava, un Totem au Salon de Montreuil, un Prix Unicef à Bologne, le prix Elizabeth Cleaver de l’IBBY, le prix du livre M. Christie, celui du Salon de Trois-Rivières, un Honor Book du Boston Globe Horn Book Awards. Finaliste, pour le Canada, au Prix Hans-Christian-Andersen en 2008 et en 2016. Pierre Pratt a exposé à Bologne, Tokyo, New York, Londres et au Portugal. Quand il peint et dessine, l’illustrateur dit penser à l’enfant qu’il était et qui se laissait aspirer par les images. « Les images chez moi précèdent tout le reste. J’en ai plein qui attendent leur livre. […] Avec l’âge, je deviens de plus en plus exigeant et, malgré cela, je fais tout pour ne pas perdre ma spontanéité. Je mets donc beaucoup plus de temps à produire un livre. J’essaie surtout de ne pas m’ennuyer, de ne pas devenir blasé. »

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On peut écouter la chanson interprétée en 1957 par Raymond Lévesque et c’est ici :

https://www.youtube.com/watch?v=TXV1GMEXkiA

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Après le colloque

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Entre hier et demain

Le colloque du CRILJ Habiter dans la littérature pour la jeunesse des vendredi 15 et samedi 16 octobre 2021 est derrière nous. Cent-trente inscrits, dix-neuf intervenants, six modérateurs, huit administrateurs pour la logistique, quatre malicieux traducteurs en langue des signes et Nicole qui regarde par la fenêtre de son appartement du quinzième étage.

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Nicole et l’ascenseur, Andrée Clair et Bernadette Després, La Farandole, 1969

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A VENIR

– des ateliers et des rencontres, en classe et en bibliothèque, sur le thème du colloque

– l’édition d’une plaquette destinée à aider les médiateurs à mettre en place ces animations

– la mise en ligne, courant novembre, de la captation vidéo des interventions du colloque

– la parution du numéro 11 des « Cahiers du CRILJ » restituant, elle aussi, les interventions

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Des flammes pour Ernesto

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    « Un incendie s’est déclaré dans un bâtiment inhabité de Bou, commune située à l’est de l’agglomération orléanaise, peu après 11 heures, ce jeudi 15 octobre. De nombreux gendarmes et pompiers (douze véhicules et trente soldats du feu venus des casernes de la métropole d’Orléans, de Jargeau et de Châteauneuf-sur-Loire) ont été dépêchés sur les lieux, sentier Clos-Saint-Georges, à proximité de l’église de Bou. […] Le bâtiment en question était utilisé par des intermittents du spectacle qui réalisent des costumes et des décors pour des groupes de théâtre en France. » (République du Centre – jeudi 15 octobre 2020)

    « C’est un spectacle de désolation qu’ont découvert, ce vendredi 16 octobre au petit matin, les membres de l’association Les Mécanos de la Générale basée dans la petite commune de Bou dans le Loiret. La veille, aux alentours de midi, un incendie s’est déclaré dans le bâtiment qui abrite, prés de l’église du village depuis plus d’une dizaine d’années, l’association avec son atelier de scénographie et de construction de décor. 600 m2 ont été détruits par les flammes. A l’intérieur, l’atelier de l’association mais aussi de très nombreux décors de plusieurs compagnies de théâtre et de spectacle sont partis en fumée. Seuls quelques outils et machines de l’atelier de l’association ont semble-t-il résistés aux flammes mais le hangar abritait aussi un certain nombre de décors et de matériels appartenant à diverses compagnies de spectacle ou de théâtre amateur du Loiret. Entreposés à Bou par souci d’entraide. Tous sont partis en fumée. C’est le cas des décors du Théâtre de la Tête Noire de Saran, du Théâtre de l’Imprévu rue de Bourgogne à Orléans, du matériel de l’Astrolabe à Orléans mais aussi du Bar de Loire sur les quais d’Orléans. « C’est un véritable crève cœur, témoigne Stéphane Liger, le régisseur général des Mécanos de la Générale. » (France Bleu Orléans – vendredi 16 octobre 2020)

    Dans ce bâtiment étaient entreposés les décors de plusieurs spectacles du Théâtre de la Tête Noire de Saran (Loiret) dont le cabinet de curiosités dans lequel, depuis 2015, se jouait Ah ! Ernesto, d’après Marguerite Duras et Katy Couprie (Thierry Magnier, 2013), production à laquelle le CRILJ avait apporté son soutien. Ne reste que des cendres et des souvenirs.

(octobre 2020)

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« Ernesto est un enfant rebelle qui ne veut pas aller à l’école parce que, à l’école, on lui apprend des choses qu’il ne sait pas. Il rêve d’une liberté absolue qui fera advenir les savoirs par la force des choses. Le lieu scénique est d’une beauté exceptionnelle : un petit musée circulaire, façon cabinet de curiosités ; les deux comédiens évoluent sur le pourtour, dans une proximité qui prend à témoin et implique les spectateurs assis au centre. Patrice Douchet a construit le spectacle en onze séquences qui déclenchent le rire et l’émerveillement. Sidibe Koroutoumou et Arthur Fouache sont d’une précision stupéfiante dans la rythmique et la tonalité des voix. La parodie des témoignages enfantins et les jeux avec les chewing-gums sont proches de la virtuosité. » (Roger Wallez)

http://www.theatre-tete-noire.com/tinymce/source/Cr%C3%A9ation%20:%20Ah%20Ernesto/Dossier%20Ah!%20Ernesto.pdf

TÉMOIGNAGES

« Quelle triste nouvelle ! Comme si la Tête Noire avait besoin de cela en cette période déjà si difficile pour le théâtre. Avec mon soutien et bien cordialement. » (Annie Quenet, présidente de la FOL 18)

« Les temps sont vraiment durs. Quelle horreur ! La  Région Centre-Val de Loire et leurs théâtres avaient, le 15 octobre, échappé au couvre-feu. Quelle ironie ! » (Françoise Lagarde, présidente du CRILJ)

« Triste information. Cette adaptation de Ah ! Ernesto était un travail magnifique et précieux. » (Thierry Magnier, éditeur)

« C’est un feu fou dingue qui nous rappelle l’éphémère de l’art vivant et les traces qu’il laisse de son passage. » (Dominique Bérody, conseiller artistique et littéraire)

« Somme importante pour une commune de 960 âmes, nous avons fait un don de 5000 euros à l’association pour qu’elle puisse racheter des outils et très vite se remettre au travail. La crise sanitaire a mis à mal la culture et là ce sont les troupes de théâtre qui sont touchées. » (Bruno Cœur, maire de Bou)

« Dans La pluie d’été, roman qui amplifie l’histoire d’Ernesto, Marguerite Duras donne au personnage une sœur, Jeanne, qui s’avèrera incendiaire. A Bou, c’est accidentel. » (André Delobel, administrateur du CRILJ)

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EXTRAIT

… Ernesto va à l’école pour la première fois. Il revient. Il va tout droit trouver sa mère et lui déclare :   – Je ne retournerai plus à l’école.  La maman s’arrête d’éplucher une pomme de terre.  Elle le regarde.  –  Pourquoi ? demande-t-elle.  – Parce que ! … dit Ernesto, on m’apprend des choses que je ne sais pas.  –  En voilà une autre ! dit la mère en reprenant sa pomme de terre.

… Lorsque le papa d’Ernesto rentre de son travail, la maman le met au courant de la décision d’Ernesto.  – Tiens ! dit le père, c’est la meilleure ! …

… Le lendemain, le papa et la maman d’Ernesto vont voir le maître d’école pour le mettre au courant de la décision d’Ernesto.  Le maitre ne se souvient pas d’un quelconque Ernesto.   – Un petit brun, décrit la mère, sept ans, des lunettes…   – Non, je ne vois pas d’Ernesto, dit le maître après réflexion.   – Personne le voit, dit le père ; n’a l’air de rien !   – Amenez-le moi, conclut le maître. »

( Marguerite Duras, Ah ! Ernesto, Harlin Quist et François Ruy-Vidal, 1971 )

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ÉLARGISSEMENT

L’instituteur : Le monde est loupé, Monsieur Ernesto.
Ernesto, calme : Oui. Vous le saviez, Monsieur… Oui… Il est loupé. Sourire malin de l’instituteur.
L’instituteur : Ce sera pour le prochain coup… Pour celui-ci…
Ernesto : Pour celui-ci, disons que c’était pas la peine. Sourire d’Ernesto à l’instituteur.
L’instituteur : Donc, si je vous suis bien, d’aller à l’école non plus ce n’est pas la peine… ?
Ernesto : Ce n’est pas la peine de même, Monsieur, c’est ça…
L’instituteur : Et pourquoi Monsieur ?
Ernesto : Parce que c’est pas la peine de souffrir. Silence.
L’instituteur : On apprend comment alors ?
Ernesto : On apprend quand on veut apprendre, Monsieur.
L’instituteur : Et quand on ne veut pas apprendre ?
Ernesto : Quand on ne veut pas apprendre, ce n’est pas la peine d’apprendre. Silence.
L’instituteur : Comment savez-vous, Monsieur Ernesto, l’inexistence de Dieu ?
Ernesto : Je ne sais pas. Je ne sais pas comment on le sait. Temps. Comme vous peut-être, Monsieur. Silence.
L’instituteur : On apprend comment dans votre système si on n’apprend pas ?
Ernesto : En ne pouvant pas faire autrement sans doute, Monsieur… Comment ça se passe, il me semble que j’ai dû le savoir une fois. Et puis j’ai oublié.
L’instituteur : Qu’est-ce que vous entendez par : j’ai dû le savoir ?  Ernesto crie.
Ernesto : Comment voulez-vous que je le sache, Monsieur ? Vous ne le savez pas vous-même… Vous dites n’importe quoi, il me semble…
L’instituteur : Excusez-moi, Monsieur Ernesto.

( Marguerite Duras, La Pluie d’été, POL, 1990 )

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Franck Prévot (1968-2020)

 

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    Franck Prévot, écrivain, est décédé le mercredi 27 mai 2020. Il avait 52 ans. Il aimait à dire qu’il avait commencé ses études d’écriture dès le cours préparatoire  grâce à des enseignants férus de littérature pour la jeunesse qui lui apprirent à lire avec Petit-Bleu et Petit-Jaune. Il sentira toutefois le besoin de passer un baccalauréat scientifique. Ce sera ensuite une école supérieure de commerce et un IUFM, avec, entre les deux, des voyages (dont un, de 18 mois, en Indonésie, dans un village où il créera, avec les habitants, une association de défense de l’environnement). Ne pas omettre une peu probante expérience comme employé dans une banque. Franck Prévot sera professeur d’école, à Valence, pendant une dizaine d’années avant de faire du travail d’écrivain son activité principale.

    Premiers livres : Tout allait bien (Le buveur d’encre, 2003) et Un amour de verre, illustré par Stéphane Girel (Le Rouergue, 2003). Il a publié depuis une trentaine d’ouvrages aux éditions Le Baron Perché, Grandir, Thierry Magnier, Nathan, Rue du monde, L’édune, HongFei Cultures, La maison est en carton. A signaler : Lumières : l’Encyclopédie revisitée (1713-2013) avec des illustrations de Julia Wauters, Charles Dutertre, Albertine, Rascal, Vincent Pianina, Jean-François Martin, Clotilde Perrin, Régis Lejonc, Tom Schamp, Janik Coat et Martin Jarrie (L’édune, 2013), publié pour le tricentenaire de la naissance de Denis Diderot et qui fera l’objet d’une exposition.

    Franck Prévot aimait rencontrer ses jeunes lecteurs pour des ateliers d’écriture et des lectures dessinées. Dernier ouvrage : La vraie vérité sur le secret de la maitresse illustré par Amandine Laprun (Nathan, 2019). Quand on l’interrogeait sur lui-même – ce que le CRILJ avait eu l’occasion de faire à Beaugency, lors d’un salon du livre – il expliquait volontiers qu’il aime les enfants, les gens et son jardin, son chat gris et son poisson rouge qui est bleu, courir le monde en bateau, à pied ou en poésie, s’inventer dix d’histoires par jour, parler des livres avec ceux qui les font et avec ceux qui les lisent, jouer avec les mots même quand c’est difficile. « Franck écrivait des histoires et de la poésie. Ses textes lus par mille gens, ceux-là voulurent le rencontrer. Il aima ces gens et ces rencontres. Elles lui donnèrent mille occasions d’inviter qui le voulait à écrire sa poésie. Et chacun devenait poète en sa présence. Mais aujourd’hui est vide. Jusque-là, Franck faisait vivre ses textes auprès des lecteurs petits, grands ou vieux et autres émerveillés. Désormais, c’est à ses textes de faire vivre sa voix. Franck a choisi sa manière de donner. Avec la même liberté, nous recevons, reconnaissants. » (Loïc Jacob et Chun-Liang Yeh, HongFei Cultures)

(avril 2020)

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TÉMOIGNAGE

    C’est avec une immense tristesse que nous avons appris le décès brutal de Franck Prévot, grand auteur de la littérature jeunesse que nous avons eu l’immense plaisir d’accueillir, à plusieurs reprises, au Festival Rêves d’Océans.

    Nous nous souvenons tous de sa générosité et des incroyables moments partagés avec les enfants dans les classes, des sourires et paroles échangés avec les festivaliers, comme avec l’ensemble des bénévoles. Il a particulièrement touché chacun d’entre nous lorsque le dimanche soir, après avoie été en signature tout un week-end, comme une évidence, il soulevait tables et étagères, débarrassait bancs et barrières … pour aider les bénévoles au démontage, avant de partager avec nous le repas d' »au-revoir »!

    Une année, alors qu’un éditeur invité à participer à la journée professionnelle avait dû se décommander pour raison de santé quelques heures seulement avant le début de la formation, Franck, au pied levé, a répondu immédiatement à la demande d’Anne Colinot pour venir le remplacer.

    C’était Franck Prévot, un homme d’une gentillesse reconnus par tous ceux qui ont eu le bonheur de le rencontrer. Il nous laisse ses nombreux textes et pensées, dont toutes celles écrites pendant le confinement et partagées généreusement, au quotidien sur les réseaux sociaux. Nous prendrons plaisir à lire et à relire ses écrits pendant encore longtemps !

    Sa disparition est d’une violence inouïe. Un homme d’une rare humanité nous quitte. Un grand vide.

    Nos pensées accompagnent son épouse, ses enfants et tous ceux qui l’ont aimé.

    Bien sûr, nous pensions avec beaucoup de plaisir le réinviter à une prochaine édition, c’était une évidence et une certitude. Cela ne sera plus possible et notre peine est grande.

(Les Rêveurs d’Océans – avril 2020)

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De la pauvreté

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L’en faut, des pauvres, c’est nécessaire

Dans L’hiver, premier poème du recueil Les soliloques du pauvre, publié à compte d’auteur en 1895 et au Mercure de France en 1897, Jean-Rictus, anarchiste et poète, qui doit à quelques comédiens, diseurs et chanteurs de conserver aujourd’hui encore une forme de notoriété, commence, en quelques phrases bien senties, par stigmatiser les bourgeois parisiens organisateurs de bals de charité et les élus de la République habiles en discours de saison. Puis, le poète écrit d’autres strophes à propos des artistes avant de s’imaginer prenant la parole à son tour.  

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                  […]

     Contemplons les Artisses,

     Peint’s, poèt’s ou écrivains,

     Car ceuss qui font des sujets trisses

     Nag’nt dans la gloire et les bons vins !

     Pour euss, les Pauvr’s, c’est eun’ bath chose,

     Un filon, eun’ mine à boulots ;

     Ça s’ met en dram’s, en vers, en prose,

     Et ça fait fair’ de chouett’s tableaux !

     Oui, j’ai r’marqué, mais j’ai p’têt’ tort,

     Qu’ les ceuss qui s’ font « nos interprètes »

     En geignant su’ not’ triste sort

     S’arr’tir’nt tous après fortun’ faite !

                […]

     T’nez Jean Rich’pin

     En plaignant les « Gueux » fit fortune.

     F’ra rien chaud quand j’ bouffrai d’son pain

     Ou qu’y m’ laiss’ra l’taper d’eun’ thune.

     Ben pis Mirbeau et pis Zola

     Y z’ont « plaint les Pauvres » dans des livres,

     Aussi, c’ que ça les aide à vivre

     De l’une à l’aute Saint-Nicolas !

              […]

     Ben en peintur’, gn’y a z’un troupeau

     De peintr’s qui gagn’nt la forte somme

     À nous peind’ pus tocs que nous sommes :

     Les poux aussi viv’nt de not’ peau !

     Allez ! tout c’ mond’ là s’ fait pas d’ bile,

     C’est des bons typ’s, des rigolos,

     Qui pinc’nt eun’ lyre à crocodiles

     Faite ed’ nos trip’s et d’ nos boïaux !

     L’en faut, des Pauvr’s, c’est nécessaire,

     Afin qu’ tout un chacun s’exerce,

     Car si y gn’aurait pus d’ misère

     Ça pourrait ben ruiner l’Commerce.

     J’en ai ma claqu’, moi, à la fin,

     Des « P’tits carnets » et des chroniques

     Qu’on r’trouv’ dans les poch’s ironiques

     Des gas qui s’laiss’nt mourir de faim !

     J’en ai soupé de n’pas briffer

     Et d’êt’ de ceuss’ assez ‘pantoufles’

     Pour infuser dans la mistoufle

     Quand… gn’a des moyens d’s’arrbiffer.

               […]

     Eh donc ! tout seul, j’ lèv’mon drapeau ;

     Va falloir tâcher d’êt’sincère

     En disant l’vrai coup d’la Misère,

     Au moins, j’aurai payé d’ma peau !

                 […]

     Au lieu de plaind’ les Purotains

     J’ m’en vas m’foute à les engueuler,

     Ou mieux les fair’ débagouler,

     Histoir’ d’embêter les Rupins.

     Oh ! ça n’s’ra pas comm’ les vidés

     Qui, bien nourris, parl’nt de nos loques,

     Ah ! faut qu’ j’écriv’ mes « Soliloques » ;

     Moi aussi, j’en ai des Idées !

     Je veux pus êt’ des Écrasés,

     D’la Mufflerie contemporaine ;

     J’ vas dir’ les maux, les pleurs, les haines

     D’ ceuss’ qui s’appell’nt « Civilisés » !

     Et au milieu d’leur balthasar

     J’vas surgir, moi (comm’ par hasard).

              [..]

     Et qu’on m’tue ou qu’j’aille en prison,

     J’m’en fous, j’n’connais pus d’contraintes :

     J’ suis l’Homme Modern’, qui pouss’ sa plainte,

     Et vous savez ben qu’j’ai raison !

(édition de poche : Les soliloques du pauvre et autres poèmes, Le Diable Vauvert, 2009)

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Gabriel Randon de Saint-Amand, qui prit le pseudonyme de Jehan Rictus puis de Jehan-Rictus (avec un tiret), est né à Boulogne-sur-Mer en 1867 et mort à Paris en 1933. Les textes qu’il composa dans la langue du peuple de Paris sont principalement réunis dans Les Soliloques du pauvre  (1895 puis 1897), ouvrage qui donne la parole à un sans-logis contraint d’errer dans la capitale et dans Le Cœur populaire (1914) où s’expriment ouvriers, prostituées, cambrioleurs et enfants battus : « Nous, on est les pauv’s tits fan-fans, les p’tits flaupés, les p’tits foutus à qui qu’on flanqu’ sur le tutu, les ceuss’ qu’on cuit, les ceuss’ qu’on bat, les p’tits bibis, les p’tits bonshommes, qu’a pas d’bécots ni d’suc’s de pomme, mais qu’a l’jus d’triqu’ pour sirop d’gomme et qui pass’nt de beigne à tabac. »  La vérité oblige à dire que l’image de « poète des pauvres » accolée à Jehan-Rictus lorsqu’en quête de notoriété, il disait ses textes dans les cabarets montmartrois, découle d’une posture littéraire qui le servit puis l’encombra. L’écrivain, que le sort des plus démunis préoccupa et qui connut lui-même la précarité, cultivera sciemment sa faubourienne manière d’écrire. Dans Fil de fer, roman qu’il publie chez Louis Michaud en 1906, il évoque son enfance « à la Poil de carotte ».  En 1931, il enregistre, chez Polydor, sur trois disques 78 tours, cinq de ses poèmes dont Les petites baraques que Claude Antonini reprend, en 1993, dans le CD Claude Antonini chante et dit Jehan-Rictus. Le rappeur Virus déclame L’hiver  dans un CD publié par Le Diable Vauvert en 2017.

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    Le Centre de recherche et d’information sur la littérature pour la jeunesse qui, en 2018 et 2019, s’est intéressé à la question des représentations de la pauvreté dans les livres écrits et publiés à destination des enfants et des jeunes, et à celle des conséquences sur ces enfants, sur ces jeunes et sur leurs familles des situations de misère et de précarité, met à disposition de tous un ensemble conséquent de documents :

– il a réalisé une brochure La pauvreté dans la littérature pour la jeunesse : fictions et réalités susceptible de sensibiliser les médiateurs du livre et de les aider à concevoir des animations s’adressant prioritairement aux jeunes lecteurs.

– il a mis en place un colloque pluridisciplinaire rassemblant chercheurs, journalistes, auteurs et illustrateurs, enseignants, bibliothécaires, médiateurs et responsables d’associations et le numéro 10 des « Cahiers du CRILJ », La pauvreté à l’œuvre dans la littérature pour la jeunesse, restitue l’ensemble des interventions des deux journées.

– il a demandé à Muriel Tiberghien, critique et administratrice du CRILJ, d’établir une bibliographie détaillée traitant du thème de la précarité et de la pauvreté dans la littérature pour la jeunesse, à partir de l’ensemble des livres publiés en France depuis 1970.

    La brochure et le numéro 10 des « Cahiers » sont en vente en page boutique. C’est ici.

    La bibliographie est téléchargeable au format livret et au format liste déroulante. C’est .

Bernard Epin (1936-2020)

 

    Bernard Épin, instituteur puis directeur d’école, critique littéraire et auteur, est décédé le mercredi 1er avril 2020, victime du coronavirus. Il avait 83 ans. C’était un homme engagé pour le partage de la culture et pour des changements sociaux audacieux, un intellectuel curieux qui savait allier fidélité à ses convictions et écoute attentive. Syndicaliste, élu municipal, adjoint à la culture à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) pendant près de 25 ans, il s’était impliqué, à partir de 1968, dans la défense d’une littérature pour la jeunesse de qualité, inventive, ouverte à tous les enfants. Il occupa une place de médiateur reconnue et multiplia les interventions militantes, aux côtés de grands aînés comme Raoul Dubois, pour la promotion d’une littérature innovante et libératrice, lors de débats, de stages, d’émissions de radio.

    Bernard écrivit, dans une écriture précise, des centaines d’analyses pour L’École et la Nation (où il succéda à Natha Caputo), pour Révolution, pour Regards, pour L’Humanité. Il signa plusieurs livres pour enfants aux éditions La Farandole dont, avec Pef, l’étonnant album Les petits mots des petits mômes (1990). Son essai Les livres de vos enfants, parlons-en (1995) s’adressait tant aux parents curieux qu’aux spécialistes de terrain. « L’exigence démocratique, écrivait-il, ne part jamais de rien. Elle s’alimente à tout ce qui fait les aspirations quotidiennes de notre vie. Le droit à la lecture, le pouvoir de lire qu’il faut gagner n’appartiennent pas au rayon des accessoires superflus. Ils se nourrissent des expériences heureuses, des rencontres réussies. Il en est du plaisir de lire comme des autres ; il ne s’accomplit qu’avec le désir et la possibilité de le faire partager. Raison de plus avec les enfants. » Bernard était un ami de longue date du CRILJ. Il n’avait pas hésité à se joindre à nous lorsque nous l’avions invité, à Saint-Jean-de-le-Ruelle, dans le Loiret, pour inaugurer la bibliothèque Colette Vivier. Le séminaire Les grands témoins de la recherche et de la promotion des publications pour la jeunesse du Centre Robinson de l’université d’Artois l’avait accueilli, un 1er avril, en 2011.

(avril 2020)

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Guillermo Mordillo (1932-2019)

 

À 20 ans, alors qu’il a ouvert un studio de dessins animés, Guillermo Mordillo fuit la dictature argentine et s’installe à Lima puis à New-York. « En été 1966, je me suis retrouvé à Paris, seul, chômeur et ignorant le français. Alors, j’ai créé des dessins de presse humoristiques simplement pour manger. Des dessins sans paroles, puisque j’étais incapable d’écrire une bulle en français. » Boulet, auteur de bande dessinée, exprime son amertume : « Mordillo est mort. Tristesse. J’adorais ses livres quand j’étais petit, ses images fourmillantes de millions de détails m’ont beaucoup influencé. J’avais eu le bonheur de signer à côté de lui pendant un salon, c’était un homme très humble et d’une grande gentillesse. » Peut-être Boulet découvrit-il les dessins de Mordillo dans Pif Gadget au détour des années 1970 (ou dans Lui ou dans Marie-Claire ou dans Paris Match). Le monde entier (ou presque) se souviendra, en tout cas, des girafes improbables du dessinateur et de ses gags délicieusement caustiques à propos du football et de footballeurs.

 

En 1998, la Foire du livre de jeunesse de Bologne (Italie), avait dédié à Mordillo une exposition intitulée Le jardin secret de Mordillo conçue comme un « hommage affectueux à l’un des illustrateurs les plus importants du siècle ». Elle présentait notamment son premier dessin animé, réalisé à l’âge de 12 ans, ses premières illustrations des années 50 en Argentine et au Pérou, ses fables pour enfants sans dialogue datant des années 70 et des travaux d’animation centrés, déjà, sur les girafes.

 

 

 

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Hommage

Guillermo Mordillo Menéndez, dit Mordillo, dessinateur de bandes dessinées, est décédé le samedi 29 juin 2019. Il avait 86 ans. Né à Buenos Aires (Argentine) d’un père électricien et d’une mère employée de maison, le petit Guillermo adore jouer au football avec ses copains. Il aime les films muets de Buster Keaton, ceux de Charlie Chaplin ainsi que l’esprit surréaliste des Marx Brothers. À 13 ans, il dessine sa première bande dessinée, Pascacio El Vagabunde, qui met en scène un chaton anthropomorphe. Un an plus tard, il quitte l’école avec l’accord de ses parents pour devenir dessinateur professionnel. Il étudie un temps à l’École de journalisme de Buenos Aires et obtient son diplôme en 1948. En 1950, il rejoint le studio d’animation Burone Bruché. Parallèlement, il adapte Charles Perrault et les frères Grimm en petits livres illustrés (éditions Codex). À vingt ans, il crée le studio Galas spécialisé dans la production de dessins animés. Publication également de caricatures dans plusieurs journaux et magazines argentins dont le quotidien La Naciòn. En novembre 1955, Mordillo émigre à Lima (Pérou) où il trouve un emploi de designer indépendant. Il illustre les Fables d’Ésope pour Editorial Iberia. Illustrateur de cartes de vœux, en 1959, pour la société Hallmark de Kansas City, il s’installe, un an plus tard, aux États-Unis. Il ne travaillera pas, comme il l’aurait souhaité, pour les studios Walt Disney, mais trouvera un emploi chez Paramount Pictures où il animera les personnages de Popeye et de Petite Lulu. Il continue à concevoir des cartes de vœux pour la société Oz. Mordillo part pour Paris, en septembre 1963 où il travaille à nouveau dans la communication et dans la carte de vœux. Il est licencié en 1966 et, plutôt que de revenir en Argentine, il suit les conseils d’un ami et propose ses dessins à plusieurs journaux français de renon. Premier dessin, le 31 juillet 1966, dans le numéro 4638 du Pèlerin. Ses autres travaux paraissent ensuite, avec une belle régularité, dans Paris-Match, dans Marie-Claire, dans Lui et, à compter de 1972, dans l’hebdomadaire Pif Gadget. À la fin des années 1970, Mordillo s’installe à Ibiza (Espagne). Il conçoit quelques dessins animés, puis il se tourne vers l’Allemagne – parution de dessins dans l’hebdomadaire Stern à compter de 1968 – et vers l’Angleterre. Dès la fin des années 1970, il est l’un des dessinateurs les plus reconnaissables et les plus populaires de la planète. « Définir le style Mordillo est assez simple. Il se caractérise par une ligne claire d’une rondeur et d’une souplesse toujours égales, jamais altérées par l’usure du temps ou le changement de techniques. Par l’usage du blanc comme couleur principale donnée à ses personnages, ce afin de les faire mieux ressortir au milieu de décors chatoyants. Par l’absence de parole, enfin. Voir un phylactère s’échapper de la bouche d’un de ses protagonistes aurait été impensable. Mordillo avait mis au point un humour universel, accessible à tous, hermétique au bouillonnement du monde extérieur. Cela explique pourquoi on trouvait ses réalisations aussi bien dans les magasins de jouets de Tokyo que dans les librairies de Saint-Germain-des-Prés. » (Frédéric Potet, pour Le Monde). En 1980, Mordillo déménage à Majorque (Espagne), où il vit jusqu’en 1997. Après cette date, il s’installe à Monaco qu’il trouve tranquille mais ennuyeux. Il revient à Majorque. Mordillo qui avait déjà collaboré avec plusieurs studios pour des adaptations de ses gags en courts métrages d’animation voit son travail adapté, entre 1976 et 1981, par l’artiste slovène Miki Muster, soit 400 films d’une minute pas plus qu’achètent, à Cannes, les télévisions de plus de 30 pays, amplifiant encore sa notoriété. En France, les livres de Guillermo Mordillo sont publiés chez Harlin Quist, aux éditions du Kangourou et, très principalement, chez Vents d’Ouest et chez Glénat. Se souvenir, bien sûr, des trois livres que Mordillo dessina spécifiquement pour les jeunes lecteurs : Le Galion : Histoire flottante et – ô combien – humide des aventures d’un bateau pirate (Harlin Quist, 1970), Crazy Cowboy (Harlin Quist, 1972) et Crazy Crazy (Cogito Lattès, 1974), ouvrages régulièrement réédités. Chez Mordillo, de grandes tours, des îles désertes, des montagnes en cloche, des forêts profondes et puis des girafes maladroites, de lourds éléphants, du football, du golf et du cyclisme, des hommes et des femmes minuscules, tout en rondeur, blancs comme la craie, sans bouche, avec un gros nez. « Mes dessins ne sont pas tristes, mais mélancoliques. Je suis un homme mélancolique. Chaque jour, je vois et j’entends des choses horribles dans les informations. Les gens souffrent trop. C’est pour ça que je dessine des bandes dessinées, pour m’empêcher de pleurer. C’est une stratégie de défense. Je me défends avec la comédie et j’espère pouvoir aider d’autres personnes à se défendre contre la tristesse. » Focus sur cette image de 1973 représentant une ville grise où un homme est arrêté par la police pour avoir peint son toit de couleurs vives. Les dessins de Mordillo ont, dans les années 1970 et 1980, suscité une production imposante de produits dérivés : des calendriers, des tasses, des cartes, des peluches, des puzzles en grand nombre, des affiches qui ornèrent nombre de chambres et moult bureaux. Plus récemment, de nouvelles adaptations en films d’animation, des déclinaisons pour écrans  tactiles, un jeu iPad chez Murmex Labs, disponible dans l’Appstore.  Ultimes productions : un long métrage d’animation, Crazy Island, en 2019, et une série télévisée, « Crazy Humans », produits par le Belgian Cartoon Studio Grid, le studio allemand Wunderwerk et le groupe chinois Nebula. Nombreux prix dont, en 1984, le prestigieux Yellow-Kid. Expositions personnelles à Montréal, Buenos Aires, Genève, Hambourg, Paris, Moscou, Bratislava, Naples, Barcelone, Pékin, et, sous le titre Le jardin secret de Mordillo, à Bologne, lors de la Foire du livre pour enfants de 1998. Une simple phrase en guise de synthèse : « Empreint d’humanisme, les dessins de Mordillo ont embelli le quotidien de nombreux lecteurs avec poésie et humour. » (Thomas Figuères)

par André DELOBEL –  juin 2019