a
A l’occasion du Salon du livre et de la presse jeunesse en Seine-Saint-Denis, le quotidien Libération a grandement ouvert ses pages du mercredi 27 novembre 2019 aux écrivains et illustrateurs pour la jeunesse pour un passionnant Libé des auteurs jeunesse coordonné par Marie Despléchin. Belle distribution. Nous avons lu avec grand intérêt le texte de Marie-Aude Murail. Le voici avec son autorisation et l’aval du journal.
De quoi l’enfer est pavé
Les indignations observées sur les réseaux sociaux sont tout aussi présentes dans l’édition. Une censure qui pourrait mener jusqu’à l’impossibilité même de la fiction.
Au Salon du livre de Paris de 1987, je croisais dans les travées mon éditeur à l’école des loisirs, monsieur Jean Fabre, qui était en ébullition : on attaquait sa maison d’édition ! L’offensive venait des milieux d’extrême droite qui faisaient circuler une liste de livres jeunesse « écrits pour nuire », dont La Guerre des chocolats de Robert Cormier. Minute clouait au pilori « les pervers de la littérature enfantine » et Valeurs actuelles dénonçaient aux parents « le vice au rayon jeunesse ». Pour manipuler l’opinion, les censeurs employaient deux techniques éprouvées : ils citaient des extraits des ouvrages incriminés en les coupant de leur contexte et ils faisaient semblant de croire que l’évocation dans un roman pour la jeunesse du vol, de la violence, de la drogue, etc. était une incitation à adopter des comportements déviants. À ces accusations de prosélytisme, Melvin Burgess, l’auteur du très explicite Junk, répondit de façon lapidaire : « Je souhaite que, la première fois que mes enfants entendent parler de la drogue, ce ne soit pas le jour où on leur en propose. »
Cette censure, qui reparut régulièrement tel un serpent de mer, ne me gênait pas quand j’écrivais. L’adversaire, clairement identifié, était réactionnaire. Ma situation devint plus inconfortable dernièrement quand les tirs vinrent de mon propre camp. Qui sont les nouveaux censeurs ? A priori des gens que j’estime, très investis sur un certain nombre de sujets, le féminisme, les mauvais traitements envers les animaux, le racisme, l’homo ou la transphobie, etc. Je respecte leurs convictions, mais l’esprit de sérieux dont ils font preuve les pousse à une lecture fondamentaliste des textes, sans recul et sans humour. Bien plus, ils s’indignent de toute divergence de point de vue et tout personnage qui ne voit pas le monde strictement comme eux est une offense à leur sensibilité. J’ai été soupçonnée de « grossophobie » pour avoir fait dire à une petite héroïne de 10 ans : « Elle est grosse, mais elle est gentille », puis accusée de cruauté animale pour avoir proposé au déchiffrage dans un manuel de lecture la phrase : « Milo tape Riri le rat. » J’ai dû intervenir pour faire cesser une pétition sur Change.org et des réactions en chaîne sur les réseaux sociaux, du type « Ah, c’est dommage ! moi qui aimais Marie-Aude Murail ». Comme disait Alain, « Rien n’est plus dangereux qu’une idée quand on n’a qu’une idée ».
Les maisons d’édition américaines se sont dotées de « détecteurs de faux pas littéraires », encore appelés sensitivity readers. Ce sont des lecteurs appartenant à diverses communautés ou minorités, homosexuelle, hispanique, africaine-américaine, etc. qui veillent à ce que rien ne soit controversial, c’est-à-dire sujet à débat, dans les livres publiés. En littérature jeunesse, ils font maintenant partie du processus normal de l’édition pour éviter tout déchaînement sur les réseaux sociaux après publication. Le bad buzz, c’est mauvais pour les affaires.
Par conscience professionnelle, dès que j’aborde un sujet délicat ou sur lequel je manque de connaissances, j’ai mes propres détecteurs de faux pas, que ce soit un addict des cartes Pokemon de 10 ans ou le médecin ivégiste de mon planning familial. Je ne m’oppose donc pas à une relecture vigilante de mes romans avant publication. Mais je suis restée perplexe récemment quand une de mes correctrices a « tiqué », disait-elle, en lisant sous ma plume que deux petits Noirs jouaient au football. Ce n’était pas à cause du cliché supposé d’enfants noirs amateurs de foot, mais parce que je signalais à l’attention du lecteur leur couleur de peau. Je suppose que j’aurais dû en faire abstraction comme d’une caractéristique non remarquable. Par ailleurs, je sais que je prends un risque si je dote un personnage de caractéristiques qui ne sont pas avantageuses et qui pourraient blesser toute personne susceptible (c’est le cas de le dire) de lui ressembler. Donc, un personnage ne peut plus être gros, mais à la rigueur en surcharge pondérale, il ne peut plus être handicapé, mais en situation de handicap, et Le New York Times proposait récemment de rebaptiser le roman de Hemingway Le monsieur d’un certain âge et la mer. « Stigmatiser » est le mot-clé : l’auteur ne doit pas stigmatiser.
L’autre procès qu’on fait à l’écrivain concerne sa légitimité. Lors d’une intervention dans un IUT métiers du livre à Bordeaux, une jeune étudiante m’a dit qu’elle ne comprenait pas pourquoi les adolescents n’écrivaient pas eux-mêmes les romans pour adolescents puisqu’étant les mieux placés pour parler de l’adolescence. Elle me reprochait de leur confisquer la parole et d’en tirer profit. Je suis également illégitime si je prends un héros noir comme dans « Sauveur & fils » puisque je ne suis pas noire, ou en créant Ella-Elliot, un jeune personnage trans puisque je ne suis pas trans. Au mieux, je vais être jugée caricaturale et stéréotypée, au pire, je vais verser dans l’appropriation culturelle. Si l’on n’y prend pas garde, de capitulation d’éditeur en autocensure d’auteur, on arrivera, sous la pression de ces censeurs bardés de bonnes intentions, à l’impossibilité même de la fiction, c’est-à-dire la liberté pour un créateur d’imaginer ce qu’est l’autre.
Depuis la plus petite enfance, j’abrite en moi des personnages qui vivent à ma place pendant de longues heures. J’ai été chevalier, sorcier, artiste peintre, comédien, prince, archéologue, et le plus souvent du sexe opposé. C’est la raison même de ma vocation. Les enfants jouent à on dirait que je serais… indien, adulte, chien, princesse, corsaire, voleur… et du sexe opposé. Protéiforme avant tout et sans tabou. Quand j’écris, je veux être aussi libre qu’un enfant qui joue.
(novembre 2019)
a
a
Née dans une famille d’artistes – son père est poète, sa mère journaliste, son frère aîné Tristan, compositeur, son autre frère Lorris et sa soeur Elvire, qui signe Moka, écrivains -, Marie-Aude Murail a fait des études de lettres à La Sorbonne et soutenu une thèse titré Pauvre Robinson ! ou pourquoi et comment on adapte le roman classique au public enfantin. Premiers textes pour les enfants chez Bayard Presse. Succès, à l’école des loisirs, de la série « Emilien » (1989-1993). Variant thèmes et manières d’écrire, Marie-Aude Murail a publié près
de cent livres, souvent traduits, dont Le Hollandais sans peine (1989), L’assassin est au collège (1992), Oh Boy ! (2000), Simple (2004), Maïté coiffure (2004), Miss Charity (2008), Trois mille façons de dire je t’aime (2013), tous publiés à l’école des loisirs comme l’épatante série « Malo de Lange ». Auteur, avec son frère Lorris, de la série « Le Golem » (Pocket, 2002). Engagée notamment pour la cause de la lecture, elle a écrit plusieurs essais dont Continue la lecture, on n’aime pas la récré (Calmann-Lévy, 1993) et, avec Patricia Bucheton et Christine Thiéblemont, Bulle, méthode d’apprentissage de la lecture pour le CP qui met au cœur du projet littérature pour la jeunesse et lecture à haute voix. Ne pas omettre les cinq saisons de « Sauveur & fils » (école des loisirs, 2017-2019)
a
a
Cette image qui accompagnait la campagne « Banned Book » de 2017 de l’Association des bibliothécaires américains (ALA – Office for intellectual freedom) est signée du graphiste indépendant Tom Deja.