Anthony Browne à Moulins

 

 

Anthony Browne parle de son œuvre avec Isabel Finkenstaedt

 par Sabrina Moreau

    C’était la première année que je me rendais à la Biennale des illustrateurs de Moulins. Un pur bonheur. Que de rencontres, que de découvertes, que d’échanges ! J’en suis repartie riche de toutes les images vues dans les expositions, pleine de projets de lectures à faire découvrir à nos petits lecteurs et heureuse d’avoir rencontré tant d’auteurs et illustrateurs si touchants.

     La rencontre avec Anthony Browne était la rencontre inaugurale de ce week-end. Ce fut très émouvant de pouvoir mettre un visage et une voix sur l’auteur de tant d’albums lus à des classes. Voici une retranscription de cette rencontre où Anthony Browne était accompagné d’Isabel Finkenstaedt, son éditrice chez Kaléidoscope.

    Lorsqu’Anthony Browne avait cinq ans, il inventa un jeu avec son frère. Ce jeu était très simple : une première personne dessine une forme, la seconde personne la regarde, se demande ce que cette forme lui rappelle et la transforme en autre chose. C’est un jeu auquel tous les enfants jouent finalement. Pour Anthony Browne, chaque travail de création est basé sur ce jeu. « Quand les enfants me demandent d’où viennent mes idées, je leur dis qu’elles viennent de partout. Il n’existe que sept formes d’intrigues pour une histoire et, donc, chaque histoire trouve sa source dans une autre histoire. »

LE JEU DES FORMES

    Quand Anthony Brown rencontre des classes, il présente aux élèves un de ses dessins réalisé lorsqu’il était petit pour leur montrer que ses dessins d’enfant sont les mêmes que les leurs. Même si ce dessin paraît étrange, il y a une relation avec le jeu des formes. Ces jambes qui marchent avec la tête de pirate qui sort d’une chaussure et les jambes de deux pirates qui se faufilent dans le short, c’est le début d’une histoire où les jambes deviennent les mâts d’un bateau de pirate.

    Ensuite, il présente aux enfants la photographie d’une sculpture de Picasso représentant un babouin qui porte un enfant. La plupart répondent que les pieds du babouin sont en fait des mains puis il montre la tête et là ils se rendent comptent que c’est un jouet d’enfant. Pour Anthony Browne, c’est l’exemple même de la transformation qui devient une œuvre d’art

    Une œuvre de Max Ernst représentant un silo à grains en Afrique transformé en éléphant étrange (L’Éléphant de Célèbes, 1921) a inspiré l’album Les tableaux de Marcel, où Marcel joue au jeu des formes avec les tableaux. Anthony Browne voulait, pour ce livre, utiliser les tableaux de Max Ernst mais ce ne fut pas possible pour une question de droit. « Dans Les tableaux de Marcel, chaque image raconte une histoire ».

LE SOUCI DU DETAIL : LES IMAGES RECURRENTES

    Anthony Browne réalise l’illustration d’un conte, Hansel et Gretel. C’est ce livre qui va transformer sa manière de voir les choses. Auparavant, Anthony Browne utilisait les détails du fonds pour rendre l’image plus intéressante mais là il se retrouve face à une nouveauté : illustrer un texte qui est écrit par un autre et dont il existe des centaines d’illustrations. Il choisit alors de donner une autre fonction aux détails dans le fonds de l’image. Ces détails ne seront pas au service de l’histoire. Ce seront des formes récurrentes visibles sur plusieurs planches de l’album.  On retrouve les barreaux, l’image de l’envol, le triangle.

    Pour la scène du réveil, Anthony Browne confie « avoir pris la décision de faire de la mère une sorcière ». Cette idée n’était pas présente dans ses dessins préliminaires, elle s’est « développée pendant que je dessinais : j’ai utilisé l’ombre de la mère et la nuit derrière les rideaux en forme de triangle pour donner l’idée du chapeau de sorcière ». Anthony Browne venait de faire une découverte : « Les éléments du fond m’aide à raconter une autre histoire ».

    Dans la scène du petit déjeuner dans l’album Anna et le gorille, le souci du détail permet à Anthony Browne d’expliciter la relation entre ce père et sa fille. C’est la scène où ils sont pour la première fois ensemble. Le père lit le journal qui forme une barrière entre les deux personnages. Tout est propre, organisé, à sa place. toutes les formes sont géométriques. La couleur froide dominante évoque la tristesse de cette relation parent-enfant. Seul le rouge du pull d’Anna est un prémice de l’aventure. Et pourtant Anthony Browne avoue que rien n’était planifié dans le dessin :  « Quand on fait une image, on est immergé dans l’image. La plupart des décisions sont intuitives et prises au fur et à mesure du dessin. »

    En contre point de cette première image, on trouve plus loin (après avoir vécu tant d’aventures avec son nouvel ami), cette scène du repas avec le gorille. « Quand j’étais enfant, je jouais au jeu des 7 erreurs ». On a en effet l’impression que c’est ce qui guide Anthony Browne. Ici tout est rapprochement : l’image est aplatie, les formes sont organiques sans angle droit, les personnages se regardent et les couleurs lumineuses et chaleureuses évoquent le bien être dans lequel se trouve Anna.

L’INCARNATION DU JEU DES FORMES

    L’album Tout change en est la représentation la plus parfaite. « Je voulais que les changements, les transformations soient l’histoire. J’avais l’image d’un enfant qui regarde quelque chose qui se transforme mais je ne savais pas comment en faire une histoire. Un jour, je discute avec des amis de leur fille de six ans. Ils me racontent qu’ils avaient organisé un dîner pour lui annoncer une merveilleuse nouvelle en maintenant le suspens jusqu’à l’annonce mais leur fille s’était mise à pleurer. Cela me fit penser à cette image : celle d’un enfant qui s’inquiète car il voit les choses se transformer. Je venais de trouver l’histoire du livre mais le lecteur ne devait pas le savoir au début. J’avais le début et la fin mais je ne savais pas comment mettre en forme l’histoire. Les idées arrivaient au fur et à mesure. » Encore une fois tous les indices du changement qui est en train de s’opérer sont dans les détails des fonds (le cadre avec la Vierge à l’enfant).

AJOUTER DES DETAILS POUR RENDRE LES CHOSES PLUS DROLES

    L’album Promenade au parc est le deuxième album qu’Anthony Browne a écrit. C’est l’histoire simple d’un homme et de sa fille qui vont au parc promener leur chien et parallèlement celle d’une mère et de sa fille qui promènent aussi leur chien. Les animaux jouent vite ensemble mais les êtres humains s’ignorent. Puis petit à petit les enfants se rapprochent et finissent par jouer ensemble. « C’est une histoire très simple et j’en étais embarrassé. J’ai donc ajouté des choses rigolotes comme les pieds du banc en forme de chaussures sans que ça ne veuille forcément dire quelque chose ».

    « Lors d’une interview pour la télévision, lorsque j’étais plus jeune, le présentateur me demande hors plateau si je veux parler de l’utilisation des murs de briques dans mes livres. Mais je n’avais fait que deux albums avec des murs de briques. Il m’a alors demandé pourquoi je rajoutais des détails. Je n’ai pas osé lui dire que c’était pour rendre les choses plus drôles alors j’ai menti en disant que c’était pour représenter comment les enfants voyaient le monde. Donc vingt ans plus tard, j’ai revisité ce livre et j’ai voulu raconter comment un même événement pouvait être perçu différemment par plusieurs personnages. C’est le sujet d’Une histoire à quatre voix. »

    Cet album est écrit à travers quatre points de vue différents retranscrits par l’utilisation de quatre polices de caractère différentes. Dans la scène de la sortie du parc, on voit un arbre qui apparaît en feu : « Au moment où je le dessine, je me demande  « Pourquoi je fais ça ? Comment je vais l’expliquer si on m’en parle ? ». « C’était comme pour Anna et son père, je ne savais pas vraiment pourquoi je faisais ça et alors que j’étais entrain de dessiner la femme qui sortait du parc, je me mettais à ressentir sa colère pour son fils qui s’était égaré dans le par cet qu’elle avait retrouvé entrain de discuter avec une fille. Mes images sont souvent une combinaison de ce genre d’accident. »

QUESTIONS DE L’ASSISTANCE

. D’où vous vient l’intérêt pour les gorilles ?

    « Cela vient beaucoup de mon père. C’était un homme grand physiquement et mon frère et moi étions petits. Il avait été boxeur et volontaire pendant la Seconde Guerre mondiale et je ne pouvais pas imaginer qu’il ait pu faire des choses horribles car c’était un homme très doux. Il s’occupait beaucoup de nous, nous faisait dessiner, écrire de la poésie. Il nous encourageait aussi à faire du sport. C’était un homme au physique imposant mais très doux, comme les gorilles « 

. Dans Petite beauté, pourquoi le style pictural change au fil des pages ?

    « Je pense que j’ai essayé de sortir d’un trou et je me suis dit qu’il n’y avait pas de règle disant que dans un livre il faut avoir le même style du début à la fin. Zoo et A calicochon étaient des albums très planifiés et organisés dans l’illustration. Petite beauté a été une libération de ces règles que je m’étais imposé. »

. Vous dites que l’image se fait quand elle se crée. Y a-t-il des ratés ?

    « Beaucoup de ratés ! Je travaille à l’aquarelle et j’essaie de garder l’image, de ne pas la jeter. Après j’utilise la gouache pour peindre par-dessus. Chaque jour dans mon atelier c’est comme le premier round d’un match de boxe : on peut se débrouiller pas trop mal puis prendre un uppercut et chaque image a le sentiment d’être fragile, vulnérable « 

. Vous représentez souvent les pères, les enfants, les animaux mais qu’en est-il des mamans ?

    « J’ai écrit un album intitulé Mon papa et, à contrecœur, j’ai fait une suite intitulée Ma maman. Je ne savais pas comment le représenter. Ma mère était assez typique de sa génération et ce n’est pas cela que je voulais représenter de la maman. En tant qu’homme je trouvais qu’il était difficile de se moquer de sa maman comme j’avais pu jouer avec l’image du papa. J’ai plus utilisé l’image de la petite fille comme personnage qui ‘sauve’ les autres. »

    Après presque une heure et demi de rencontre, Anthony Browne quitte la scène. Il est fidèle à lui-même : bienveillant, plein d’humour et d’humilité sur son travail. Une très belle rencontre qui s’est poursuivie par la découverte de son exposition dans les salles de l’Hôtel de Ville de Moulins.

(février 2018)

 

  

Après classe préparatoire littéraire, Ecole du Louvre et formation d’ingénierie culturelle, Sabrina Moreau est coordinatrice culturelle en milieu pénitentiaire pendant six ans puis, depuis 2013, mediathécaire en charge de la programmation culturelle à Eaunes, près de Toulouse. Au CRILJ Midi-Pyrénées dont elle est membre depuis 2013, elle assure, à compter de 2015, les fonctions de trésorière. « Maman de deux jeunes enfants, je suis tombée dans la littérature jeunesse grâce à eux. Convaincue que lire des histoires dès le plus jeune âge est un outil de « construction massive », je cherche à développer des projets et des actions de médiation culturelle autour du livre jeunesse. » C’est ainsi que Sabrina Moreau participe à la formation « projets d’activités autour de la littérature de jeunesse » organisée avec la Direction Départementale de la Cohésion Sociale et de la Protection des Populations (DDCSPP) de la Haute-Garonne à destination des animateurs de centres de loisirs. Elle est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » du CRILJ  à l’occasion de la quatrième Biennale des illustrateurs de Moulins.

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Photos : André Delobel

 

 

Jérémie Fischer à Moulins

 

 par Josette Maldonado et Pierrette Debarge

    Nous l’avions remarqué lors de sa participation à la table ronde animée par Anne-Laure Cognet réunissant trois jeunes artistes qui s’adressent à la petite enfance, Malika Doray, Pauline Kalioujny et lui, Jérémie Fischer.

    Assis entre les deux illustratrices qui, par leur taille, le dominaient légèrement, il nous avait séduites par la clarté de sa prise de parole, son assurance qui tranchait sur une attitude un peu en retrait.

    Il nous avait également impressionnées par la façon dont il avait su, dès 2011, tout juste diplômé de École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg et, peut-être même, avant, commencé à construire un vrai parcours professionnel, n’hésitant pas, tout jeune sérigraphiste, à  s’insérer dans des groupes de recherche comme Orbis Pictus Club (club parisien d’impression spécialisé dans les livres d’artistes), à participer à des revues d’arts graphiques comme Nyctalope, à côtoyer des éditeurs et à nouer des liens, en particulier avec celui qui allait devenir son partenaire d’écriture, Jean-Baptiste Labrune. En 2012, Jérémie Fischer et Jean-Baptiste Labrune publient  ensemble, aux éditions Magnani,  Eléphouris, un ouvrage  pour les petits. La même année,  Jérémie Fischer, seul cette fois,  fait paraitre aux éditions Nobrow, Le Royaume Quo, une bande dessinée de 24 pages, avant de fonder l’année suivante une revue littéraire et dessinée, Pan, dont l’idée force est de « faire collaborer écrivains et artistes dans une optique de recherche et d’échange : les écrivains élaborent des textes à partir de créations originales d’artistes et réciproquement. » En 2014, Jérémie Fischer et Jean-Baptiste Labrune, à nouveau ensemble, publient, pour les plus grands, Le Veilleur de nuit et, en 2015, Jérémie Fischer publie Animaux aux éditions des Grandes personnes.

 LES ALBUMS

     Nous retrouvons Jérémie Fischer dans la petite Galerie des Bourbons où il expose et  nous découvrons d’abord ses albums et livres pour enfants.

Eléphouris (Magnani, 2012)

    Selon son auteur, ce conte évoque les dangers de l’amour fusionnel. Il a été imaginé par Jean-Baptiste Labrune durant son année de stage d’instituteur, pour ses élèves de CE2. C’est l’histoire d’une amitié très forte qui lie un éléphant et une petite souris – amitié si forte qu’ils se disent inséparables.

    Un jour, un tremblement de terre secoue la jungle, y introduisant un affreux pêle-mêle et créant de nouvelles espèces complètement hybrides. Le kangourou et l’hippopotame ne forment plus qu’un seul animal, le Kanghippo ; le moustique et le vautour deviennent le vaumoustiquour incapable de voler. Seuls l’éléphant et la souris, transformés en éléphouris, se réjouissent dans un premier temps d’être devenus vraiment indissociables.

     Ce livre a été, selon les auteurs, vraiment construit à deux, chacun rebondissant sur le travail de l’autre, et vice versa. La mise en images de Jérémie Fischer est faite de papiers découpés, puis peints et re-découpés pour le livre. Les animaux obtenus, assez schématiques, sont très drôles. Ils sont à même de rendre sensible aux tout- petits, par le biais du rire, le message contenu dans le texte : à rester trop attaché on ne peut vraiment pas prendre son envol !

Animaux (Les grandes personnes, 2014).

    C’est dans son atelier de sérigraphie que Jérémie Fischer dit avoir découvert, par accident, en manipulant papiers et transparents, tout l’intérêt des superpositions. Il utilise ici ce procédé dans un cartonné de 32 pages destiné aux jeunes enfants.

    A gauche, donc, des pages bariolées de bleu que des transparents, peints de rose ou de jaune, viennent recouvrir pour y faire apparaître des silhouettes d’animaux. A droite, sur la page en vis-à-vis, juste quelques mots qui sont autant de conseils pour orienter le regard (Regarde attentivement ! ou  Approche-toi maintenant) ; ou autant d’indices pour aider à chercher l’animal dans le mélange de courbes et d’aplats colorés.

    Car l’animal a bien des façons de s’y dissimuler ! Il peut y apparaître en surimpression, mais aussi en creux, c’est-à-dire découpé dans un espace laissé en blanc au cœur de la page. Il peut encore, et là il sera plus difficile à repérer, se fondre, presque ton sur ton, dans la surface en couleur. A nous de bien observer. Grâce au transparent, cet instrument magique, l’enfant va découvrir tout un jeu de métamorphoses. Quel plaisir en effet, quel émerveillement de voir des taches se transformer en girafe ou en lapin ! Grâce au transparent, il va se livrer aussi au jeu favori des bambins de son âge, celui d’un Caché- Trouvé !  C’est-à-dire s’amuser à identifier un animal, à le perdre puis le trouver à nouveau. D’autant que ce caché/trouvé peut être aussi un Coucou ! me revoilà ! Car dès qu’on tourne une nouvelle double-page et qu’on découvre un nouvel animal. Oh ! surprise : le voici à nouveau, lui, l’animal  précédent, qui semble nous attendre, ne pas vouloir nous quitter. Il est en clair cette fois, mais, le coquin ! pas du tout à la même place, le plus souvent dans une autre posture ou peint dans une autre couleur ! Pour les petits cette surprise est absolument jubilatoire.

    Cet album , pourtant, est bien plus qu’un jeu de cache-cache. C’est le théâtre de drames à venir que l’on pressent. Observons l’éléphant qui accepte sur son dos des oiseaux qui picorent, quel est son comportement devant le rat, tapi dans l’ombre ? il ne s’attarde pas, il détale ! Quand le crocodile fait son apparition : Attention ! crie l’auteur, dont on ne sait s’il s’adresse à la petite souris qui s’enfuit devant lui ou au lecteur qui a peur. Il n’empêche, il y a urgence : Il faut vite trouver une cachette ! dit l’auteur.

    Enfin, devant les petits poissons qui se déplacent en bande, à peine réchappés sans doute des tentacules d’un prédateur mais nageant droit, – les imprudents ! – vers cet autre prédateur, plus gros et plus redoutable qu’est la baleine, une fois encore l’auteur nous alerte : fais bien attention ! A qui parle-t-il ? Au poisson qui sera avalé ou à nous qui redoutons le destin qui l’attend ? Il y a menace, il y a danger.

    Fini le simple jeu d’identification de formes colorées. On n’est plus dans un imagier classique. Ici on entre dans une histoire où on est tous impliqués, nous qui sommes tous des animaux. Car il s’agit de la lutte pour la vie.

Le Veilleur de nuit (Magnani, 2014)

     Ce livre relié de 192 pages, que nous qualifierons de roman graphique pour la jeunesse, est de nouveau le résultat d’une collaboration de Jérémie Fischer avec Jean-Baptiste Labrune. C’est un étrange récit.

    L’histoire se passe dans une ville fortifiée dont la sécurité est assurée par un drôle de personnage qui, la nuit tombée, patrouille dans les rues avec sa lampe torche sur le front, à l’affût de tout ce qui pourrait troubler la tranquillité de ses habitants.

    Nous sommes plongés en un lieu et en un temps indéterminés : une ville dont on sait seulement qu’elle a peur de la nuit et de ses ombres ; un temps d’il y a bien longtemps, un autrefois dont seule la chouette du vieux clocher est le dernier témoin. Quant au personnage principal, le veilleur de nuit, l’Homme-torche, on sait qu’il est devenu le nouveau héros de la ville parce qu’il en a chassé la vermine qui bruissait dans la nuit : crocodiles aux yeux globuleux et putrides, aux mâchoires féroces ; serpents, et cloportes. Il a ainsi rétabli un ordre parfait dans la Cité. C’est assisté « d’oiseaux sur les remparts, de chiens dans les venelles, de rats dans les souterrains » qu’il opère.

    On est dans l’univers du conte. Un conte aux allures de cauchemar, raconté à part égale (c’est-à-dire en mots comme en images) par ses deux co-auteurs. Un monde de violence aussi.

    Dans ce conte-là, l’Homme-torche veille sur la ville. Il est tout puissant, il la protège en maître et il en est le justicier. On le salue, il inspire confiance, on sait qu’on peut dormir en paix avec lui. Tout va pour le mieux jusqu’au jour où un individu sabote une des trois Horloges. Mais qui est l’auteur de ce méfait ? Le Veilleur l’arrête, découvre que la belle Vendeuse de journaux est son amie. Elle lui conte son histoire : c’est l’ancien veilleur de nuit,  malade, qu’on a chassé, jeté à la rue pour n’avoir pas su prévenir le sac de la ville par un crocodile. Depuis il est abandonné de tous, sauf par elle…Il est devenu le Vagabond. Que va faire l’Homme-torche contre la foule en colère ? Va-t-il protéger l’ancien gardien et sa complice, pourtant responsables de la destruction de l’horloge ? Ou continuer à assurer l’ordre de la cité au prix de leur lynchage, car la foule gronde et les menace ? Y a-t-il un autre choix ?

    Le texte de Jean-Baptiste Labrune, souvent poétique et recherché, est émaillé de termes et d’expressions peu usités (l’orthographe réformée ?) qui ajoutent à l’étrangeté du récit (par exemple : le fredon, les rues méandreuses, lointainement).

    Les couleurs de Jérémie Fischer, elles, sont crépusculaires : des noirs, des bleus sombres et intenses, des rouges agressifs. Son dessin est efficace. Les personnages (que ce soit les humains ou les animaux) sont comme taillés au couteau. Ils ont des contours schématiques, ils sont le plus souvent réduits à des silhouettes, des profils ou des ombres.

    La mise en pages hésite entre le langage de la bande dessinée (cadres colorés qui évoquent les vignettes ; codes graphiques habituels à ce genre: décomposition du mouvement, longues lignes dynamiques pour traduire la vitesse, hachures entourant les visages pour exprimer la colère ou la peur) et une illustration plus classique (qui n’intervient qu’à la fin) plus ordonnée, plus paisible, enfin aérée, où dominent les teintes claires : des blancs, des gris, des verts, des roses…

    Quelle lecture peut-on faire de ce conte dérangeant ? Y voir la demande de plus en plus sécuritaire de nos sociétés, incapables d’affronter leurs peurs ? Qui préfèrent l’ordre plutôt que l’humanité et la justice ? La fermeture à l’autre et la perte de liberté plutôt que le risque ?

    En tout cas on a l’impression que dans cet ouvrage les auteurs ont délibérément joué avec nos angoisses les plus archaïques (peur du noir ou peur des animaux rampants), pour nous apprendre à les exorciser et à les dominer. Mais peut-être aussi pour apprendre à envisager l’avenir sous un jour confiant et souriant : laisser venir la nuit, pour lui livrer confiant, un corps délassé.

 LES COLLAGES

    Les collages accrochés dans la Galerie des Bourbons ont retenu notre attention : 24 feuilles de découpages/collages dans un format 24 x 30, présentés comme des tableaux de maîtres Ils ont été réalisés lorsque Jérémie Fischer était en résidence à Forcalquier et Manosque en 2014. Les éditions Magnani les ont publiés sous le titre de Balades et nous les retrouvons ici, à Moulins, réunis dans un livre sans texte intitulé : Recueil n°1.

    Ce qui frappe d’emblée c’est le choc de la couleur. Pour nous qui venons du sud, c’est bien notre Provence lumineuse que nous découvrons ici, éclatante de soleil. Les jaunes claquent, parfois griffés de blanc, juxtaposés aux rouges les plus vifs et aux oranges les plus purs et les plus chauds. Le relief est rendu par des masses colorées qui sculptent des gorges profondes et encaissées, où une route sinueuse ou un ruisseau peinent à se frayer un passage. Elles creusent aussi un gouffre où une cascade, fraîche et claire, vient se perdre, là, tout à côté, devant nous.

    Mais à y regarder de plus près, aucun horizon : il est chaque fois barré par un empilement de collines ou de très hauts sommets. Aucun signe de vie non plus : ni homme, ni bête, à peine un arbre bien visible (et encore une seule fois), la végétation étant plus suggérée que dessinée par des bandes de couleur verte au lointain, ou réduite à des troncs verticaux, fichés en terre comme des pieux noirs au premier plan, entravant notre regard.

    Cette Provence, pour éblouissante qu’elle soit au premier abord, s’avère donc une terre aride, sauvage, inhospitalière, inquiétante surtout sous l’orage où d’énormes nuages sombres s’amoncellent dans le ciel et y lancent des éclairs fulgurants.

    Terre d’ombre autant que de lumière. Telle que l’ont évoquée parfois, mais avec d’autres moyens, des peintres bas-alpins comme un Serge Fiorio par exemple.

    On a parlé aussi et à juste raison, de la filiation de Jérémie Fischer avec Matisse.

    A la fin de sa vie, ce peintre, paralysé, avait en effet entamé une période de production de gouaches colorées à partir de papiers qu’il découpait, assemblait, et collait.

    Il disait que « découper à vif dans la couleur lui rappelait (comme) la taille directe des sculpteurs« . Or, chez Jérémie Fischer, c’est bien de l’intensité des couleurs juxtaposées que naît la plénitude des formes, des volumes et des reliefs. Matisse avait découvert également que par le jeu des couleurs et des contrastes on obtenait des lignes géométriques et dynamiques.

    On retrouve cet aspect chez Jérémie Fischer. Variations autour de courbes (la rondeur des collines), d’obliques (les lignes de fuite des vallées ou des chemins), d’horizontales (l’étagement des cultures ou des reliefs), de verticales (l’abrupt des falaises, la chute d’une cascade), de cônes ou de triangles (pour les montagnes), de trapèzes (la masse noire et menaçante des nuages lourds de l’orage). On a l’impression que l’artiste prend son sujet comme prétexte à une étude de formes géométriques pour animer son paysage vide de toute présence humaine. Ses planches de découpages/collages semblent donc traduire une tension entre peinture figurative et tentation de l’abstraction.

POUR FINIR

    Dans le livret qui accompagnait l’exposition, Jean-Baptiste Labrune a dressé un joli portrait de son ami, et nous ne résistons pas à en citer quelques vers :

      J’irais me promener

      Je dessinerais des fragments de paysage

      la rive d’un fleuve, une montagne…

      Je recomposerais les ombres

      et les lumières avec quelques crayons.

      Je regarderais le monde

      comme un enchevêtrement de nuances

      superposées les unes aux autres.

      Je rentrerais pour m’installer

      à ma table de travail.

      Je prendrais un peu d’encre

      une paire de ciseaux et un bâton de colle

      J’imaginerais mon paysage

      J’en tracerais les frontières

      J’en disposerais les bornes

      J’y ouvrirais un chemin

      Pour qu’on puisse m’y suivre.

(novembre 2017)

De formation littéraire et classique, Josette Maldonado découvre la littérature de jeunesse en 1982 en préparant un Certificat d’aptitude aux fonctions de bibliothécaire (CAFB). Documentaliste dans l’Education nationale, passionnée par son métier, elle a initié de nombreux projets de lecture/écriture dans les établissements où elle a exercé, notamment en partenariat avec les écrivains Jacques Cassabois, René Escudié, Christian Poslaniec, Jean Joubert ; elle a mis en place des comités de lecture et  elle a, trois fois, permis à de jeunes élèves de participer au jury du Prix Roman Jeunesse. A la retraite depuis fin 2004, Josette Maldonado peut enfin se rendre disponible pour le CRILJ des Bouches du Rhône dont elle aura été adhérente plus de de 30 ans. Josette Maldonado  est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » de l’association à l’occasion de la quatrième Biennale des illustrateurs de Moulins.

Munie, d’une part, d’un CAP et d’un Brevet technique en couture floue et, d’autre part, d’un diplôme d’éducatrice spécialisée, Pierrette Debarge travaillera cinq ans dans le monde de la couture et vingt-cinq ans en CAT (Centre d’aide par le travail) dans le secteur du handicap. »J’ai travaillé avec des jeunes dits ‘pas comme les autres’ mais dont les soucis pour bon nombre d’entre eux sont les mêmes que dans la population normale. Notre travail d’équipe était de leur permettre de se construire et de trouver leur place dans la société. Travail passionnant. » Pierrette Debarge est engagée, depuis 2004, dans l’accompagnement de personnes en fin de vie, de personnes gravement malades et de personnes âgées et elle est, depuis 2016, au CA du CRILJ des Bouches du Rhône dont elle est le trésorière. Pierrette Debarge  est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » de l’association à l’occasion de la quatrième Biennale des illustrateurs de Moulins.

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Photos : André Delobel

Moulins et sa Biennale

 

 

Une sortie exceptionnelle

     La quatrième Biennale des illustrateurs de Moulins, dans l’Allier, ce fut, pour moi, du jeudi 28 septembre au dimanche 1er octobre 2017. Un rendez-vous attendu avec impatience par l’équipe du CRILJ des Bouches du Rhône, malgré les kilomètres à parcourir, qui en train, qui en voiture.

    Cette année, grâce au coup de pouce du CRILJ national, nous étions six à faire le déplacement et six à profiter de ces journées si bien organisées par les bénévoles de l’association Les Malcoiffés 

    Nous avons toutes apprécié la richesse des interventions lors des journées professionnelles, les découvertes de nouveautés dans le Passage d’Allier, les expositions dans les divers lieux de la ville, les rencontres informelles au coin d’une rue ou au petit déjeuner, l’accueil chaleureux des organisateurs et – cerise sur le gâteau – la vente aux enchères, à la découpe, de la fresque géante d’Albertine, « Les Moulinois à la moulinette », une vente gaiement animée par deux clowns sortis tout droit d’un album de l’illustratrice.

    Nous sommes reparties très fières d’avoir obtenu, pour une somme dérisoire, une découpe signée gentiment par Albertine !

    Une sortie exceptionnelle. Rendez-vous déjà pris pour dans deux ans.

(Mireille Joly, novembre 2017)

  

Née à Tunis en 1941, Mireille Joly doit à son institutrice de CM2 sa passion pour les lectures partagées. Psychologue scolaire, formatrice en Ecole Normale, directrice de CVL, responsable pendant dix ans d’un organisme de formation, elle est depuis fort longtemps impliquée dans la promotion de la littérature de jeunesse : création de coins-lecture en milieu scolaire et en centres de loisirs, animation de BCD, introduction de la littérature pour la jeunesse dans la formation initiale des animateurs présentant le Bafa et le Bafd, mise en place de stages spécifiques. Adhérente du CRILJ depuis plus de vingt ans, elle est l’actuelle présidente de la section locale des Bouches du Rhône qui, dans le cadre de ses nombreuses activités, apporte un soutien sans faille au Prix Chronos.

 

Coup de pouce du CRILJ et, pour moi, première Biennale

    Ce fût une révélation. J’avais pris le temps de consulter sur Internet, de découvrir les illustrateurs invités à cette biennale ainsi que leur travail. Les criljettes se sont mises en route très enthousiastes.

    Les approcher, les écouter et admirer les œuvres de ces artistes fût un choc, un immense plaisir chargé d’émotions, de la surprise à l’émerveillement devant tant de talent.

    De conférences, rencontres, visites et expositions, ce thème de l’illustration jeunesse, vu de nombreuses fois lors de nos rencontres quotidiennes a pris un autre sens : « un vrai travail d’artiste ».

    C’est aussi la Ville de Moulins qui met en valeur son patrimoine : son imprimerie avec Pauline Kalioujny et son petit chaperon rouge revisité, sa bibliothèque où Malika Doray présente ses albums.

   Puis on découvre les librairies, le musée, la Chapelle Sainte Claire où la Bible avec les  « récits fondateurs » de Serge Bloch sont présentés sur écran. Cet ouvrage qui nous était paru très austère à la librairie du musée, nous est devenu très proche et très actuel. Quoi de mieux que ce lieu pour ce magnifique ouvrage.

   C’est, sans oublier tous les autres illustrateurs : Anthony Browne à l’Hôtel de ville,  Carll Cneut dans une magnifique exposition au musée de l’illustration, Frédéric Pajak dans une librairie de livres anciens, Philippe UG avec ses pop.-up, et Tomi Ungerer, l’ancien, au musée.

    Jérémie Fischer a ravi nos oreilles, nos yeux et nos cœurs. Nous l’avons rencontré à l’angle d’une rue dans une petite galerie où il exposait ses œuvres sur la Provence qui l’a fortement marqué lors d’un voyage. L’ensemble est publié sous l’intitulé recueil n°1. Ce jeune artiste travaille sur la transparence, le découpage et le collage de formes et sur les couleurs qui nous transportent dans notre région.

    C’est sans oublier, dimanche matin, la vente aux enchères de la fresque réalisée par Albertine au cours des trois jours de la Biennale. Ce temps festif fût animé par des clowns venus de Suisse. Ce moment de liesse avec rires et joie a clôturé cette biennale des illustrateurs.

    Les criljettes sont rentrées en Provence ravies.

 (Pierrette Debarge, novembre 2017)

  Munie, d’une part, d’un CAP et d’un Brevet technique en couture floue et, d’autre part, d’un diplôme d’éducatrice spécialisée, Pierrette Debarge travaillera cinq ans dans le monde de la couture et vingt-cinq ans en CAT (Centre d’aide par le travail) dans le secteur du handicap. « J’ai travaillé avec des jeunes dits ‘pas comme les autres’ mais dont les soucis pour bon nombre d’entre eux sont les mêmes que dans la population normale. Notre travail d’équipe était de leur permettre de se construire et de trouver leur place dans la société. Travail passionnant. » Pierrette Debarge est engagée, depuis 2004, dans l’accompagnement de personnes en fin de vie, de personnes gravement malades et de personnes âgées et elle est, depuis 2016, au CA du CRILJ des Bouches du Rhône dont elle est le trésorière. Pierrette Debarge  est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » de l’association à l’occasion de la quatrième Biennale des illustrateurs de Moulins.

 

 Tous les deux ans, je vais voir mes idoles à la Biennale

    Les illustrateurs, ces créateurs d’images, ces artistes dont les œuvres rendent les livres précieux. Ils ont des écritures d’images différentes mais tous dénudent leur sensibilité pour offrir des images rares. Pendant le séjour, je les vois, je déguste leurs dires pendant les journées professionnelles, sur les lieux d’exposition, je les rencontre qui déambulent dans les rues de Moulins transformé ces jours-là en écrin pour joyaux.

    A chaque fois le Musée de l’Illustration Jeunesse est plus beau, plus riche, il s’est, cette année encore, illuminé de merveilles avec deux expositions magnifiques, l’une consacrée à Tomi Ungerer, l’autre à Carll Cneut.

   Tomi Ungerer, à cause de son grand âge, était absent. Ses œuvres qu’il diversifie avec une facilité déconcertante l’ont « représenté » merveilleusement. Artiste complet, énorme, infatigable, attachant, atypique, satirique. Engagé aussi, et depuis longtemps, pour de nombreuses causes.

   Carll Cneut, qui était présent, nous a plongé dans un univers magnifié. On rêve avec des étincelles de couleurs dans les yeux pendant que l’on on décrypte des détails essentiels. Pour l’imaginaire.

    J’ai pu parler à Anthony Browne qui offre le bleu de ses yeux à son personnage fétiche. J’ai tout compris. Il est habité par la psychologie de l’enfance. Il se souvient avec simplicité qu’il a été un bébé et ses peintures sont ainsi décelables pour ceux qui savent regarder comme le font les enfants.

    Quelques mots à propos des autres expositions :

Serge Bloch : illustrateur essentiel, comme Sempé. Le courage d’avoir mis des images sur Sigmung Freud.

Malika Doray : pour la simplicité de son trait et pour la profondeur psychologique des thèmes abordés.

Philippe UG qui s’amuse à enchanter en 3D avec son art du pop-up.

Pauline Kalioujny : ses gravures vives et gaies au message si profond, héritage de ses origines mi slaves mi françaises.

Jérémie Fischer : ses collages et ses peintures qui éclatent de feux et de talent.

Frédéric Pajak : un écorché aux dessins noir et blanc saisissants, tragiques. Un livre sur Nietsche, un autre sur Van Gogh. Parfois éprouvant.

    Ils étaient tous là, avec leurs talents, partout dans la ville. La cathédrale, quant à elle, était envoutée par les illustrations de la Bible signées Marc Chagall. Emotions. Sensations. Bonheur.

    Très beau succès que cette Biennale. Bravo et merci. Je vais attendre deux ans encore, moi, ancienne graphiste toujours amoureuse de mon métier, des arts et des livres. Mes amies aussi, membres de notre section du CRILJ, fan d’albums pour enfants et soucieuses de faire aborder la vie en beauté aux jeunes lecteurs.

(Josiane Reumaux, novembre 2013)

Après un BTS et des études d’arts appliqués, Josiane Reumaux enseigne un an puis  devient graphiste et illustratrice, travaillant notamment à l’agence de publicité de La Marseillaise, à l’Agence Havas, à l’agence Eurosud, dans une agence de publicité de Gap. Elle sera un temps responsable d’un journal féminin, d’un journal gratuit et des pages régionales du magazine Marie Claire.  » Actuellement, je m’occupe au sein du CRILJ des Bouches du Rhône de la tenue du site internet et participe aux actions littéraires de l’association en direction de la jeunesse et dans les maisons de retraite ». Josiane Reumaux est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » du CRILJ à l’occasion du quatrième Festival des Illustrateurs de Moulins (Allier).

 

 

 

 

Illustres parmi les illustres

par Wendy Liesse

En janvier et février 2017, le réseau des médiathèques d’Orléans (Loiret) a proposé une série de rencontres, d’expositions et d’ateliers autour de cinq illustrateurs pour la jeunesse. Parmi ces « illustres illustrateurs », May Angeli et Charlotte Mollet auxquelles deux expositions étaient consacrées.

May Angeli

    L’exposition Le bestiaire de May Angeli propose de découvrir quarante œuvres, croquis et gravures extraits de ses albums à différentes périodes. Cette exposition a été créée dans le prolongement de son livre images-images, imagier monographique sous forme de carnet de voyage qui associait mot et image et paru en 2006 à l’Art à la page. Janine Kotwica avait rédigé, à l’occasion de sa sortie, un article « Images comme ça » qui est ici, sur ce site.

    L’exposition nous plonge dans un musée d’histoire naturelle où les animaux  apparaissent surtout en couleurs, en noir et blanc aussi ou simplement crayonnés. Canard, poule, chat, vache, zèbre, girafe, loup, le bestiaire de May Angeli représente aussi bien des animaux domestiques qu’exotiques.

    Plusieurs croquis animaliers attestent de la maîtrise du dessin de l’illustratrice qui les représente sous plusieurs points de vue de manière toujours précise. May Angeli travaille les figures, les émotions. Cette minutie lui vient de son enfance à la campagne durant laquelle elle a passé beaucoup de temps à observer la nature. « Dessiner, c’est regarder. » dit-elle.

    La grande majorité des œuvres présentées sont réalisées à la xylogravure, sa technique favorite d’illustration. La xylogravure est une technique d’estampe ancienne qui n’était guère habituelle en illustration pour la jeunesse il y a quelques années.

    Ancienne élève de l’École nationale supérieure des arts appliqués et des métiers d’art de Paris, May Angeli débute sa carrière d’illustratrice en 1961. Elle ne pratique pas encore la gravure sur bois et ce n’est qu’à la suite d’un voyage en Tunisie où elle observe un artisan gravant le bois qu’elle décide de faire un stage à Urbino (Italie) pour y  approfondir cette technique. Depuis, elle ne cessera de s’y adonner et de la perfectionner.

    D’une plaque apparemment bien dure et d’un outil tranchant naissent des animaux, personnages attachants et drôles. May Angeli parvient à leur donner des émotions quasi humaines. Elle donne vie à ses personnages. Ils ne sont jamais figés. Pour rendre dynamique l’illustration, elle choisit toujours le bon moment, la bonne posture pour exprimer le mouvement. « On peut conserver cette impression de mouvement avec n’importe quelle technique, il faut d’abord savoir et aimer dessiner. Il faut savoir ce que l’on veut exprimer par ces mouvements, donner vie au personnage animal ou humain en respectant ce que raconte le texte ». Dans ses albums sans parole (Oskar le coq chez Thierry Magnier), les images, lorsqu’on les feuillette rapidement à la manière d’un folioscope, s’animent tel un petit film.

    C’est par sa maîtrise de la superposition des couleurs que May Angeli parvient également à faire varier la lumière. « Travailler la superposition des couleurs est d’abord un apprentissage technique. La variation des couleurs est un choix en rapport avec l’histoire à illustrer et à ma fantaisie du moment ». Il en ressort une certaine douceur, une harmonie picturale. Plusieurs couleurs reviennent : le noir, le bleu, le jaune, couleurs de la Méditerranée où l’illustratrice séjourne régulièrement.

    Dans une vitrine, trois bois gravés et colorés qui ont servi pour l’album Chat (Thierry Magnier), des outils et des croquis préparatoires. Cela nous permet de mieux comprendre le processus de création et d’impression.

    Plusieurs livres d’artistes à tirage limité sont également exposés dans les vitrines : Basse-cour, Bruizébêtes, sous la forme de petits leporellos, et les originaux de Petit, album sans texte, en trichromie, paru en 2007. De petits bijoux que l’on aimerait pouvoir toucher.

    Les albums présents dans l’exposition nous révèlent également le talent d’auteur pour enfants de May Angéli. Ils nous permettent aussi de découvrir les autres techniques d’illustration qu’elle utilise et maîtrise : l’aquarelle, la gouache, les crayons de couleurs et la craie grasse.

L’exposition Le bestiaire de May Angeli s’est déroulée du 14 au 28 janvier 2017 dans les médiathèques Saint Marceau et Madeleine d’Orléans. Une initiation à la linogravure a été proposée aux enfants qui ont pu repartir avec leurs productions. Une rencontre dédicace a également eu lieu ainsi que des rencontres avec des groupes scolaires.

Charlotte Mollet

    Une rétrospective du travail de l’illustratrice Charlotte Mollet a été présentée à la médiathèque François Mitterrand. Trente-trois œuvres issues de sa collection personnelle ont été exposées. Pour mieux apprécier son évolution graphique, nous découvrons un original pour chaque album publié.

    En entrant, une vitrine d’exposition présente les outils et les matières qu’elle utilise dans son travail d’illustratrice : palette de peinture, gouges, crayons, papiers, rhodoïds.

    Au premier coup d’œil, on remarque la grande diversité de techniques utilisées. Charlotte Mollet découpe, déchire puis elle colle, assemble, combine les matières. On découvre avec plaisir un travail de superposition pas toujours visible une fois le livre imprimé.

    Chez Charlotte Mollet, illustrer est une vocation : elle décide à l’âge de six ans qu’elle sera illustratrice. Elève de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, Charlotte Mollet a commencé par illustrer plusieurs comptines parues chez Didier jeunesse. Déjà, la combinaison des matières et des techniques était présente.

    Linogravure, collages, papier déchiré, papier découpé, papier froissé, peinture, rhodoïd, feutre, pastel gras, crayon de couleur, l’exploration des techniques semble sans fin. On ne s’ennuie pas, il y a toujours quelque chose à voir à regarder dans les illustrations de Charlotte Mollet et des questions se posent.

    Dans ses linogravures et rhodoïds, les contours, les formes sont souvent anguleuses, franches. L’illustratrice va à l’essentiel : elle « travaille l’écriture du trait ». Elle utilise le papier déchiré/découpé/froissé pour réaliser les éléments de décor, les fonds de couleurs, et elle ajoute par-dessus une feuille de rhodoïd pour y dessiner les traits des objets et des personnages afin de retrouver « un trait qui s’apparente à la linogravure, à la taille de réserve ». Il en ressort des personnages aux allures expressionnistes baignés de couleurs vives. Il y a un réel contraste entre la netteté des lignes dans les linographies et des lignes plus tendres, plus floues dans les œuvres en papier déchiré. Charlotte Mollet aime jouer sur les contrastes.

    Pour savoir quelle technique elle va choisir pour illustrer un texte, elle tâtonne petit à petit en compagnie des mots. Chaque conception d’album est différente l’une de l’autre. Elle va choisir les mots qui lui parlent le plus, les souligner puis illustrer en essayant de faire de l’image « un concentré du sens du texte ». Dans ses livres, l’image n’est pas redondante du texte. « L’image et le texte fonctionne comme un couple », elle recherche cette équilibre fragile en permanence. Elle parle même de création à trois : le lecteur faisant le lien entre l’image et le texte.

    Plusieurs livres sont proposés à la lecture au centre de l’exposition. On peut y regarder les nombreux albums de comptines qu’elle a illustrés dans la collection « Pirouette » chez Didier Jeunesse, des livres de travaux d’élèves ayant travaillé sur l’œuvre de l’artiste et un livre pour adulte qu’elle a illustré, La chevelure de Guy de Maupassant (Editions Complexe), qui nous montre une autre facette de son travail. On découvre enfin son dernier album, Tout le monde t’attend, tout juste paru chez Didier jeunesse.

L’exposition de Charlotte Mollet s’est tenue du 14 janvier au 11 février 2017 à la médiathèque François Mitterrand d’Orléans. L’établissement a organisé des rencontres et des ateliers avec l’artiste. Il a proposé un atelier parent-enfant autour du papier déchiré ainsi qu’un atelier sur le monotype à destination des adultes. Charlotte Mollet s’est également prêtée à une séance de dédicaces et a pu rencontrer plusieurs classes.

(février 2017)

 

Après des études dans l’ingénierie culturelle à l’université, Wendy Liesse travaille dans le milieu du spectacle vivant a destination du jeune public. Animatrice à Sens (Yonne) dans une maison des jeunes et de la culture, elle développe, en compagnie de bénévoles passionnés, des projets divers autour de la littérature pour la jeunesse. Toujours accompagnées par les histoires de Marmouset, de l’âne Cadichon et de Corbelle et Corbillo lues quand elle était petite, elle découvre à l’université l’histoire de cette littérature en même temps qu’elle lit les aventures d’Harry Potter. Depuis elle ne cesse de la découvrir et de la faire vivre. Wendy Liesse vient d’effectuer au CRILJ un stage de quinze jours au cours duquel elle a assuré une part essentielle de la logistique du colloque Elargir le cercle des lecteurs : la médiation en littérature pour la jeunesse des jeudi 3 et vendredi 4 février 2017.

 

 

 

Roberto Innocenti : un magicien

par Martine Abadia

    Roberto Innocenti est né en 1940 à Bagno a Ripoli (Florence). Ses premiers pas dans la vie, en période de guerre, auront bien sûr une grande influence dans son parcours. Il doit quitter l’école dès 13 ans pour aider sa famille et travailler dans une fonderie jusqu’en 1958. Autodidacte, il sera ensuite,  tour à tour, vendeur dans une galerie d’art, graphiste publicitaire pour des magazines de luxe, affichiste pour le cinéma et le théâtre, avant de pouvoir se consacrer enfin pleinement à l’illustration.

    Il sera, dès lors, édité par de grandes maisons d’éditions internationales et récompensé à de nombreuses reprises : Biennale des Illustrateurs à Bratislava en 1985, Prix Hans Christian Andersen reçu en 2008 pour l’ensemble de son œuvre, pour les plus prestigieux.

    Roberto Innocenti est un artiste engagé. il se pose comme un témoin de l’histoire en marche et porte un regard d’une grande précision sur la vie, ses  joies, ses peines, ses barbaries. De son enfance perturbée par la guerre, il a su néanmoins garder le sens de l’amusement, de la curiosité propre à l’enfance. Il sait traduire avec pudeur l’incompréhension et le choc émotionnel des enfants, soudain confrontés à l’absurdité des violences générées par  la bêtise et le besoin de pouvoir des adultes.

    Il fut un des invités du deuxième Festival des illustrateurs qui s’est déroulé à Moulins (Allier) du 26 septembre au 6 Octobre 2013.

RENCONTRE AVEC UN GRAND MONSIEUR

     Nous sommes à Moulins, le vendredi 27 septembre 2013. Il est 9 heures 30.

     En préambule, avant de donner la parole à Roberto, Lucie Cauwe, modératrice, remarque que trois des illustrateurs invités, Roberto Innocenti, Lorenzo Mattoti et Kveta Pacovska, ont participé à la même exposition à la Foire du livre pour les enfants de Bologne en 1996 et qu’ils ont en commun d’avoir illustré des contes traditionnels et créé des albums de fiction très personnels.

. Vous êtes autodidacte, ce dont on pourrait douter en regardant la précision de vos dessins. Comment en êtes-vous venu au dessin ? Comment s’est fait le choix d’illustrer pour la jeunesse ?

     Etre autodidacte, je le partage avec de nombreuses personnes de ma génération car je suis né pendant la guerre et c’était très difficile à cette époque d’entreprendre des études. Et puis dessiner, c’est quelque chose qui s’apprend … en dessinant.

    L’illustration pour la jeunesse m’a attiré très tôt, donc j’ai commencé à illustrer, il y a environ 25 ans mais, en même temps, j’ai été obligé de m’arrêter assez rapidement parce que c’était trop difficile d’en vivre. J’ai fait plein de boulots pour nourrir ma famille et ce n’est que bien plus tard que je suis revenu vers la littérature de jeunesse.

    Ce métier d’illustrateur pour la jeunesse, on doit l’exercer avec passion. La notion de plaisir est fondamentale pour pouvoir transmettre par l’illustration cette passion à son public.

. Est-ce que vous êtes capable d’exprimer ce que vous ressentez quand vous illustrez ? Ou est-ce difficile de mettre des mots derrière tout ça ?

    Quand je me mets à ma table de travail, l’idée de ce que je veux raconter est déjà bien claire dans ma tête. Dans tous les métiers que j’ai exercés, je me suis toujours préoccupé de m’adresser à un très large public. C’est pour cela que je n’ai jamais voulu devenir peintre parce que je ne voulais pas que mon tableau s’arrête accroché sur le mur d’une seule maison, mais, au contraire, que le plus grand nombre en profite, le partage, d’où le choix de l’édition.

. Ce qui frappe dans votre œuvre, c’est le mélange de réalisme et d’imaginaire, que ce soit dans les contes traditionnels ou dans les albums qui traitent de faits historiques. Est-ce un choix de mélanger les deux ou est-ce que ça vient tout seul ?

     Pour ce qui est du réalisme, j’ai pris l’option du figuratif, justement en pensant au public auquel je m’adresse. C’est comme un écrivain qui s’adresse à un jeune public avec un langage hermétique. C’est donc pour moi l’obligation de communiquer de la manière la plus claire possible. Par contre, le réalisme pur, j’essaie de l’éviter parce que ce n’est pas ce que j’aime le plus. La seule fois où je m’en suis beaucoup rapproché, c’est pour L’étoile d’Erika.

    Pour ce qui est de l’imaginaire, c’est plus lié à mon envie constante de m’amuser, d’exprimer les sentiments avec légèreté. Bien sûr, cela varie en fonction des sujets traités mais j’essaie toujours de mettre une pointe d’humour ou de tendresse dans ce que je dessine ou de m’amuser avec certains détails.

( Laura Rosano, traductrice, précise : « Roberto se sent plutôt comme un réalisateur de film ; il y a les moments où il doit s’inscrire dans une  réalité mais, ensuite, il y a le décollage parce qu’il faut qu’il s’amuse. » )

. Par rapport aux contes traditionnels, le fait d’inscrire ces contes dans des époques ou des ambiances particulières, le changement de cadres  – Cendrillon à la Belle Epoque, Le Petit Chaperon Rouge très contemporain, Pinocchio dans des paysages typiquement toscans – semble vouloir renforcer par l’illustration la force du propos. Pourriez-vous préciser pour chacun de ces contes, ces choix ?

     Les contes de fées commencent toujours par Il était une fois … Il n’y a jamais de dates, donc tout ce qui est illustré c’est toujours des faux, des interprétations, car, si on voulait être au plus près du vrai, il faudrait les inscrire dans un style baroque qui correspondrait à l’époque où ils ont été majoritairement écrits.

    En pensant à Cendrillon, je me suis penché sur le sens de cette histoire et je me suis demandé à quelle époque je pouvais la poser. Pour moi, Cendrillon est une petite fille ambitieuse qui, au lieu de vouloir se marier avec un footballeur comme le désireraient les jeunes filles aujourd’hui, rêve de se marier avec un prince. L’époque de Cendrillon, pour moi, c’est 1929 : je voulais qu’elle soit « bonne à marier » en 1929 exactement, avec une coupe à la garçonne, car c’est une époque frivole qui s’adapte bien à ce conte, me semble-t-il. Aujourd’hui, elle aurait donc 104 ans !

    Par contre, en réfléchissant au Petit Chaperon Rouge, l’histoire est follement tragique. Donc, j’ai voulu la mettre en scène dans cette espèce de forêt que constitue le no man’s land de la ville globalisée d’aujourd’hui. Ce message s’adresse surtout aux adultes comme une sorte d’avertissement pour leur dire de faire attention aux conséquences pour les jeunes de ce foisonnement de publicités qui envahissent leur environnement et les poussent à se poser cette question : est-ce que c’est dans cette forêt-là que vous voulez faire se promener vos enfants ? D’ailleurs, quand on en parle au moment des dédicaces, parents et enfants sont conscients que c’est autrement plus dangereux aujourd’hui de traverser cette ville impersonnelle, qui est un morceau de toutes les villes du monde, que de traverser un bois pour aller retrouver sa grand-mère.

    L’idée d’illustrer le Pinocchio est venue au moment du centenaire de sa parution. Au départ, je n’avais pas projeté d’illustrer Pinocchio, c’est plutôt une suggestion de mon éditeur. Alors je me suis penché sur les nombreuses adaptations illustrées et je me suis rendu compte qu’aucun ne l’avait inscrit dans des paysages toscans. Pour moi, c’était le déclic : il fallait que Pinocchio vive et se déplace dans la Toscane de l’époque. Mais, comme je suis très vieux, j’ai aussi connu la Toscane de 1900 !!!

    J’ai en fait utilisé Pinocchio comme Le Petit Chaperon Rouge ou encore Rose Blanche comme des guides pour visiter des lieux, des paysages ou des moments de l’histoire.

. Vous venez d’évoquer Rose Blanche. Cela va nous permettre de vous interroger sur ces albums qui traitent de l’histoire avec un grand H : L’étoile d’Erika, Rose Blanche … mais aussi dans une moindre mesure peut-être La maison. Rose Blanche c’est l’album qui vous a révélé au monde en 1985. Je me souviens de la Foire de Bologne cette année-là où on ne parlait que de ce livre. Qu’est-ce qui vous a poussé à raconter l’histoire de cette petite fille allemande qui fait la découverte des camps de concentration. Est-ce que c’est dans les missions d’un auteur de parler de l’histoire, d’informer les enfants et , en même temps, de leur apporter cet aspect artistique qui peut les rassurer ?

    Pendant la période où je n’ai pas pu travailler pour la jeunesse pour des raisons économiques, j’ai continué à lire plein d’ouvrages pour la jeunesse édités à l’étranger. Je me suis dit que, moi aussi, je voudrais faire quelque chose de poignant. Et puis je voulais que ma fille soit au courant de ce morceau d’histoire et, pour cela, il fallait que ce soit abordé de façon tendre, de façon acceptable pour un enfant.

    Quand j’ai eu terminé de dessiner Rose Blanche, j’ai essayé de l’éditer mais personne n’en voulait parce que, justement, en Italie, chacun sait que le fascisme n’a jamais existé ! Alors, j’ai mis toutes les planches dans un tiroir jusqu’à ce qu’Etienne Delessert passe dans mon atelier pour me demander d’illustrer Cendrillon. Comme je gardais précieusement ces dessins depuis 4 ans, je les lui ai montrés et, là, Etienne Delessert a dit : « Il faut absolument que ce livre soit publié ! « 

    Ce livre est un vrai tournant dans ma vie car il a été édité dans de nombreux pays d’Europe d’abord mais aussi, un peu plus tard, aux USA et au Canada. J’ai reçu, grâce à lui, La Pomme de Bratislava et le Prix de la Paix en Allemagne. Du coup, ça m’a rassuré sur cette possibilité, pour moi illustrateur, de totale liberté d’expression mais j’ai quand même un profond regret : celui d’avoir été reconnu et même ovationné à Montreuil, par exemple, avant de l’être dans mon propre pays.

. Dans l’ouvrage, L’auberge de Nulle part, où l’imaginaire vient au secours du quotidien, est-ce que, vous-même, vous avez parfois peur de perdre votre pouvoir d’imaginaire ?

    Comme tout créateur, j’ai peur effectivement de perdre mon imaginaire, mais, dans cet album, justement, je ne savais pas où aller, je n’avais pas d’idée de départ. Je me suis laissé guider, cédant ainsi à mon besoin d’amusement. J’ai pris  comme point de départ la question : Où ça peut amener le fait de ne pas avoir d’idée ?

    Ça peut amener par exemple à prendre les idées des autres, à aller chercher des personnages créés par d’autres. Donc, tous les jours, j’ai convoqué dans cet hôtel égaré au milieu de nulle part, des personnages qui me venaient en tête. Ces personnages, je les voulais comme des citations, des espèces de prototypes, des clins d’œil. Et, à la fin, est sorti un livre qui n’a aucun sens, qui, du début à la fin, constitue juste un amusement et j’en suis très fier ! Au niveau technique, le dessin est beaucoup plus léger, cela participe de ma volonté d’amusement. Mais le grand mystère pour moi était de savoir si cela allait amuser mes lecteurs !

. Comme un acrobate qui rentre sur scène, est-ce que vous avez parfois le sentiment de vous mettre en danger quand vous vous mettez à dessiner ?

    C’est vrai qu’on a toujours des questionnements quand on démarre un nouveau livre et qu’on se demande si on doit vraiment le faire, s’il va être bien reçu. Mais on prend confiance au fur et à mesure quand on a eu de bonnes ventes des précédents albums. Mais c’est toujours la rencontre avec les lecteurs et surtout les enfants qui fait évoluer les choses et me met en confiance. Je me suis longtemps posé la question de savoir si j’étais un illustrateur pour enfants. Et c’est eux qui m’ont apporté la réponse quand ils m’ont dit qu’ils aimaient justement ce foisonnement de détails, qu’ils n’y étaient pas perdus. C’est pourquoi, aujourd’hui, j’ai beaucoup moins peur de descendre sur la piste !

. Et si vous deviez changer de métier et travailler dans un cirque puisque c’est la thématique du Festival 2013, vous choisiriez quel rôle ?

    Quand j’étais petit, j’adorais le cirque, mais plus j’ai grandi, plus j’ai trouvé tous ces endroits, le cirque, les parcs d’attraction…, des lieux très tristes. Mais s’il fallait que je rentre dans un cirque, je ne pourrais être ni acrobate, ni dompteur, donc, vu mon ventre, je pencherais plutôt vers le rôle de directeur !

Est-ce qu’il y a un livre sur lequel vous travaillez actuellement ?

    En ce moment, je n’ai pas de projet précis de livre en cours car, pour que je puisse travailler sereinement, il ne faut pas que je sois encombré par des problèmes autour de moi. En ce moment, les conditions ne sont pas réunies. Mais j’ai quand même une idée assez précise de projet qui sera long. Et puis, j’ai plein de choses dans mes tiroirs qui attendent et je ne sais pas si j’aurai assez de temps pour toutes les réaliser ! Je suis lent et minutieux dans mon travail, alors ça prend toujours beaucoup de temps pour aller jusqu’au bout.

    A propos de ce projet, si vous voulez en savoir plus, il s’agit d’un poème relativement court mais qui va se dérouler sur un assez grand nombre de pages. Le « personnage » est un bateau qui nous permettra de visiter les années 1900. Quand le bateau sera en train de sombrer, on verra d’abord la face visible de la réalité, mais ensuite, les abîmes, la face cachée.

. Combien de temps passez-vous pour effectuer une illustration ?  (question de la salle)

    Ça dépend bien sûr de l’ouvrage. L’auberge de Nulle Part, c’est, comme je le disais, un ouvrage léger, qui ne demande pas de documentation, donc j’ai dû mettre environ 2 mois. Pour d’autres qui exigent de rassembler beaucoup de documentation, ça peut prendre 2 ans de travail. Pour une illustration, là aussi, cela dépend de la technique. Celle qui m’a pris le plus de temps c’est une illustration du Pinocchio : c’était comme si je faisais un doctorat en architecture ! Je vous rappelle que je suis autodidacte et, là, il fallait que je travaille la perspective pour une scène de fuite (Pinocchio poursuivi par des gendarmes sur une place).

    J’aurais pu prendre une photo de cette place depuis le deuxième étage en plongée, mais j’ai préféré travailler cette perspective directement. En réalité le temps de réaliser une illustration est lié à la technique, très minutieuse, mais aussi à la mise en place de l’image (perspective, projet, documentation, composition de l’image) et c’est parfois cela qui prend le plus de temps.

    Merci Monsieur Innocenti pour votre générosité, votre modestie et votre humanité. Il y a ainsi des moments où le mot rencontre prend toute sa force et où l’on souhaiterait que le temps suspende son vol. Merci à Lucie Cauwe, modératrice, et Laura Rosano, traductrice. Merci à Nicole Maymat et aux Malcoiffés, organisateurs du Festival des illustrateurs.

(octobre 2013)

      

BIBLIOGRAPHIE

. Rose Blanche, Christophe Gallaz, Gallimard, 1985.

. Cendrillon, Charles Perrault, Grasset, 1990.

. Un chant de Noël, Charles Dickens, Gallimard, 1991.

. Casse-Noisette,  Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, Gallimard, 1996.

. L’auberge de nulle part, J.Patrick Lewis,  Gallimard, 2002.

. L’étoile d’Erika, Ruth Vander Zee,  Milan, 2003.

. Les aventures de Pinocchio, Carlo Collodi,  Gallimard, 2005.

. La maison, J.Patrick Lewis, Gallimard, 2010.

. La petite fille en rouge, Aaron Fisch,  Gallimard, 2013.

Enseignante pendant de longues années, Martine Abadia fut responsable et animatrice de la Salle du Livre du Centre d’animation et de documentation pédagogique (CADP) de Rieux-Volvestre, centre de ressources littérature jeunesse et lieu d’accueil de classes lecture, ouvert en partenariat par le Conseil Général et l’Inspection Académique de la Haute-Garonne. « Je profite de mon nouveau statut de retraitée pour approfondir au CRILJ Midi-Pyrénées ma connaissance de la littérature de jeunesse et pour faire partager ma passion aux médiateurs du livre du  département. » Marine Abadia est l’actuelle présidente de la section.

 

 

 

 

 

 

 

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Les défis de Lorenzo Mattotti

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     Lorenzo Mattotti, né en Italie en 1954, partage son temps entre Paris et Udine.

    Il a étudié l’architecture à l’Université de Venise, puis a décidé de développer ses talents vers le dessin humoristique.

    En 1979, il rejoint « Valvoline » qui regroupe des artistes souhaitant renouveler l’esthétique et la linguistique de la bande dessinée. Il a travaillé pour de nombreux éditeurs et pour de nombreux journaux, dont The New Yorker et Le Monde. Ces livres sont publiés dans le monde entier.

    C’est en 1990 qu’il commence à réaliser des livres pour les enfants. En 1992, il publie un Pinocchio, d’abord en Italie, puis en France et aux Etats-Unis. Ce livre a beaucoup fait pour sa réputation. En 1993, les éditions du Seuil jeunesse ont publié Eugenio, un livre illustré qui a reçu le Grand Prix de la Biennale de Bratislava, et qui fut adapté pour la télévision et le cinéma.

    Depuis 1977, il a réalisé une quarantaine d’expositions dans diverses galeries privées, notamment une rétrospective de son travail au Palais des Expositions de Rome en 1995. Il existe un catalogue de cette exposition, Mattotti, d’autres formes le distrayaient continuellement, aux Éditions du Seuil.

 

Rencontre avec l’artiste

    Dans la salle bondée du Colisée de Moulins, Lorenzo Mattoti est interrogé par Lucie Cawne.

    En préambule, il nous confie qu’il ne se considère pas comme illustrateur pour la jeunesse puisqu’il réalise aussi, des affiches, des bandes dessinées, des peintures …

    Ses productions, sont souvent le fruit d’une rencontre, et il dit en souriant que c’est parce qu’on l’oblige, mais que ça le fascine de « toucher des choses qu’il ne connaît pas, que ce sont pour lui des défis à chaque fois ».

    Par exemple, pour Pinocchio, c’est une commande qu’on lui a faite pour une exposition d’illustrateurs  pour la jeunesse au Festival de Bologne. Il a tout d’abord réalisé deux images et dix ans plus tard, Jacques Bistre, des éditions Albin Michel, voulant éditer un classique, lui a demandé de poursuivre ce travail et Lorenzo Mattotti a accepté.

    Lorenzo Mattotti dit rester très humble face aux oeuvres classiques et peu satisfait de son premier Pinocchio. Lorsqu’on lui demande de refaire une version augmentée mais pas pour la jeunesse, il accepte avec plaisir mais avoue, que cela a été très difficile de reprendre un livre déjà fait. Il a effectué beaucoup de recherches. De là est né l’album de Pinocchio… pour notre plus grand plaisir.

    Ensuite cette oeuvre a été adaptée en film, Mattotti a eu la volonté de prendre de vieilles images et d’utiliser plusieurs styles pour dit-il « donner l’idée d’un laboratoire en discussion ».

    Lorenzo Mattotti est connu pour ses couleurs, pourtant, il aime travailler le noir et blanc. Il fait des dessins improvisés dans des cahiers, il dit continuer le noir et blanc depuis toujours avec des pinceaux par exemple, c’est d’ailleurs ce qui l’a amené a créer Hansel et Gretel.

    Ces images l’amènent à d’autres univers, d’autres projets. Il reconnaît, que la couleur est fascinante et plus facile pour le public, pour lui, le noir et blanc est plus direct pour l’improvisation. Il explique que la couleur « c’est le rapport avec l’extérieur, avec la réalité, avec le public ».

    Lorsqu’il travaille pour la presse et qu’il doit créer une affiche, il y a un projet, un travail sur l’espace, la mise en page, le signe et les formes deviennent une narration. Le dessin est quelque chose de très concret pour lui. Il est très attentif à la composition, si elle n’est pas bonne, il n’est pas content.

    L’autre côté, dit-il, c’est l’improvisation « découvrir ce que l’on a dedans ». Il n’y a pas de projet, il ne sait pas ce qui va sortir, c’est un dialogue avec son imaginaire.

    Lorenzo Mattotti se sert des outils contemporains, puisqu’il tient une page Facebook afin d’avoir un lien direct avec le public dont il apprécie les réactions.

 

    Il nous confie que la page blanche ne l’intimide pas pourvu qu’il reste dans le rythme jour après jour, avec les images, pour qu’elles dialoguent entre elles. Parfois, il a tout de même des angoisses lorsqu’il y a des noeuds, comme il les nomme, qu’il doit dénouer sans savoir comment et se demande s’il en sera capable.

    Le rapport est quelque fois difficile, comme avec les pinceaux, il sait que s’il n ‘affronte pas ses peurs, cela deviendra de plus en plus complexe. C’est pour lui, un dialogue entre nos besoins et nos peurs. Il aime dessiner et travailler avec les dessins qu’il a touché à 360°. Il a un amour pour la narration avec la forme, les images et le texte. Pour Hansel et Gretel par exemple, il a eu des tensions avec le dessin improvisé mais il a été ravi de voir qu’il y était arrivé.

    Pour lui, Hansel et Gretel est peut être une histoire hors du temps, la recherche du noir dans la forêt est la vision de sa propre émotion. Hansel et Gretel est, au départ, conçu pour une exposition à New-York. Il a pensé, lorsqu’il le concevait, comment lui vivait l’histoire, ensuite seulement, il a voulu faire un livre pour raconter la peur aux enfants. Mais peut-on raconter la peur sans faire peur ?

    Pour Lorenzo Mattotti, l’enfant doit toucher la sublimation de la peur. Petit, nous confie t-il, il aimait toucher cette peur, toucher l’inconnu, créer des formes, créer son imaginaire tout en sachant qu’il pouvait refermer le livre, sans danger. Certains enfants avouent que la peur les fascine en effet.

    Pour finir, Lorenzo Mattotti nous rassure, il n’est pas en panne d’inspiration, puisqu’il travaille, dans ses moments de liberté sur une bande dessinée très très longue, qu’il poursuit depuis des années. Il a aussi le projet de créer un long métrage d’animation dont il sera le réalisateur. Il dit « aimer ouvrir de nouvelles fenêtres ».

    Mattotti a repris ses pinceaux, ses couleurs et s’en est allé au pays de la création. Ce qui est certain c’est que ce grand Monsieur n’a pas fini de nous faire rêver.

(octobre 2013)

 

Ouvrages illustrés par Lorenzo Mattotti

. Hansel et Gretel,  Jacob et Wilhelm Grimm, Gallimard Jeunesse, 2009

. Tu ne me connais pas, David Klass, Seuil Jeunesse, 2009

. Le mystère des anciennes créatures, Jerry Kramsky, Panama, 2007

. Nouvelle à la machine, Gianni Rodari, La Joie de Lire, 2001

. Les affaires de Monsieur chat, Gianni Rodari, La Joie de Lire, 2000

. Anonymes, Claude Piersanti, Seuil Jeunesse, 2000

. Lignes Fragiles, Lorenzo Mattotti, Seuil Jeunesse, 1999

. Stigmates, Claude Piersanti, Seuil Jeunesse, 1998

. Grands Dieux, Jerry Kramsky, Seuil Jeunesse, 1997

. Feux, Lorenzo Mattotti, Seuil Jeunesse, 1997

. A la recherche des Pitipotes, Jerry Kramsky, Seuil Jeunesse, 1996

. Les Aventures de Barbe Verte, Jerry Kramsky, Seuil Jeunesse, 1996

. Un Soleil lunatique, Jerry Kramsky, Seuil Jeunesse, 1994

. Pinocchio, Carlo Collodi, Seuil Jeunesse, 1993

. Eugénio, Mariane Cockenpot, Seuil Jeunesse, 1993

. Murmures, Jerry Kramsky, Seuil Jeunesse, 1989

. Docteur Néfasto, Lorenzo Mattotti, Albin Michel Jeunesse, 1989

. Incidents, Lorenzo Mattotti, Artefact, 1985

. Alice Brum Brum, Jerry Kramsky, Octaviano, 1977

  

Après des études d’arts graphiques, le parcours professionnel de Carine Zima évolue vers le monde du livre. Elle travaille en librairie, notamment à la Hune et chez Artcurial à Paris. A son  arrivée à Toulouse en 2004, elle « poursuit sa route du livre » en bibliothèque municipale. Elle crée en 2012 le projet Adosnews afin de promouvoir l’écrit et la littérature en direction des adolescents, en croisant les différentes formes d’arts. Le site est ici. Jeune adhérente du CRILJ, Carine Zima est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » de l’association à l’occasion de la deuxième Biennale des illustrateurs de Moulins (Allier).

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Photos : André Delobel

 

 

 

 

 

 

Albertine, Elzbieta et Lionel Koechlin font leur cirque, mais pas que

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Le vendredi 29 septembre 2014, au Festival des illustrateurs de Moulins (Allier), Albertine, Elzbieta et Lionel Koechlin tenaient table ronde. Ils étaient interrogés par Anne-Laure Cognet.

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 . Pourquoi ce thème du cirque est-il si présent dans vos livres ?

 Elzbieta – Je ne suis jamais allée au cirque mais un cirque itinérant passait chaque année à Mulhouse. Les roulottes me fascinaient. Elles représentaient pour moi un univers mystérieux d’aventure et de voyage, tout en apportant aussi la sécurité de la maison. J’ai horreur du réalisme dans les dessins. Le cirque est pour moi une caricature de notre société.

 Lionel Koechlin – Je suis d’accord avec cette idée. Sous un chapiteau, on trouve le risque, la couleur, le danger. Il s’agit d’un concentré des ingrédients de l’Art, et d’un concentré de l’existence aussi. La piste est un cercle symbolique avec une entrée et une sortie. Je vais souvent au cirque. Le cirque doit rester poétique. Il ne vaut mieux pas connaître la réalité difficile du cirque. Il faut conserver le mystère. Pour moi le cirque est une manière de fuir le réel.

 Albertine – Je n’aime pas le cirque, cela me met mal à l’aise, mais j’ai fait un livre sur le cirque pour le Festival, Circus. C’est un laboratoire, un challenge, j’ai beaucoup aimé me prêter à cet exercice et j’ai simplifié mon dessin. Créer des livres, c’est un jeu sérieux : on se fait plaisir. Il faut se surpasser mais il y a toujours une part du dessin qui m’échappe. Nous construisons nos histoires à deux avec mon amoureux qui est écrivain. Je pense que je suis incapable d’écrire une histoire. Il y a une part d’enfance très grande dans ce travail de création.’

 Elzbieta : Si je devait être un personnage de cirque, je serai forcément un clown.

 . Quelle est la part de l’incident ?

 Lionel Koechlin – Quand on travaille sur un sujet, cela augmente notre perception de la chose : on capte plus facilement les informations dessus. Je recherche le dessin de travers, celui qui va ouvrir des portes.

 Elzbieta – Je n’essaie pas d’imposer une image, je la laisse venir. J’ai un travail plus large, qui va plus loin que l’album jeunesse : mon travail pour adultes comme m es carnets que publie cette année L’Art à la page sous le titre Journal 1973-1976. Il ne faut pas trop ‘vouloir’, il faut faire confiance à l’image qui sort.

 

 Albertine – Je suis tout à fait d’accord. Il y a quelque chose qui nous échappe et on a envie d’y revenir. On hésite, on est en panne. En fait, on veut aller plus loin. Dans ces cas là, je montre mes dessins à Germano et s’il approuve, alors je ne me pose plus de questions. (1)

 Lionel  Koechlin – Je pense que beaucoup de livres pour enfants seraient bien pour les adultes. Il faut conserver l’équilibre instable du croquis, sur lequel il ne faut pas revenir car mieux serait moins bien. La perspective classique est une convention que j’ai envie de détourner. Mes dessins ne sont pas réalistes. Je dessine comme on ne l’attend pas, par négation de la perspective notamment. Voir, par exemple, Croquis parisiens chez Alain Beaulet en 2010.

 

 Elzbieta – Mon premier livre était Petit Mops créé en 1972 et paru en France en 2009 aux éditions du Rouergue. J’ai appris à dessiner dans mon journal personnel. Cela a donné lieu à un style, celui que l’on retrouve dans ma dernière publication à l’Art à la page. Ce sont des dessins des années 1970. Je suis toujours fascinée par ce que l’on peut faire à partir du noir. Ces premiers dessins sont le fondement de tout. Petit Mops était une expérience : je voulais savoir ce que les enfants peuvent comprendre d’un dessin si minimaliste. Je suis une autodidacte. Ce sont les éditeurs qui m’ont demandé de mettre de la couleur dans mes dessins. Comme j’ai été contrainte par ça, j’ai voulu compenser en faisant des livres sur tout ce qui me passait par la tête. D’où des livres aux sujets très variés.

 

 . Parlez-nous du format de vos livres…

 Albertine – Pour Les Gratte-Ciel (La joie de lire, 2011), j’ai utilisé la photocopie et ajouté les éléments de la maison étapes par étapes. Dans la création d’un livre, il y a Germano, il y a l’idée et il y a moi. Pour ce livre, la verticalité s’est imposée d’elle-même, le format allait de soi. Je porte aussi beaucoup d’intérêt à la banalité.

    Dans Ligne 135 (La joie de lire, 2012): le format est important, il définit quelque chose. C’est l’espace dans lequel va se dérouler l’histoire. Celle-ci est née d’un passage de notre vie. Nous nous trouvions sur un monorail à Tokyo quand nous avons eu l’idée de faire un livre là-dessus.

 Elzbieta – Après Petit Mops, j’ai compris que les enfants étaient des êtres très intelligents. Ils fonctionnent d’une façon assez proche de celle de l’artiste. Oui le format du livre est important, c’est le théâtre de l’histoire. L’édition impose des contraintes, c’est une industrie. Le livre est très contraignant. On ne fait pas ce qu’on veut, ce n’est pas la même chose que l’œuvre de l’artiste qui, lui, est libre.

 Lionel Koechlin – J’ai testé le pop-up avec Pop-up Circus (Gallimard jeunesse, 2008).  et faire un pop-up, c’est formidable. Le cirque est un sujet rêvé pour ça. J’ai d’abord dessiné plusieurs propositions, plusieurs points de vue, puis l’ingénieur papier a mis le projet en relief.

 

 . Comment envisagez-vous la question de la gravité ?

 Elzbieta – Je pense à l’enfant à qui je m’adresse. Je pense que c’est important de traiter de sujets importants aussi pour eux. Par exemple, dans Petit lapin Hoplà (Pastel, 2001), j’ai voulu traiter le sujet de l’enterrement et donner du sens à cet acte. Je pense qu’il faut donner de la matière aux enfants. Leur permettre de digérer ces événements de la vie.

 

 Lionel Koechlin – J’ai envie de légèreté. Je ne veux pas traiter de sujets graves car je ne me sens pas à l’aise pour ça. Il y a d’autres auteurs qui le font et je trouve ça bien, mais moi je n’en ai pas envie.

 Albertine – C’est une belle question… On ne peut pas vivre sans être traversé par beaucoup de choses et il faut faire avec tout ça. Quand on fait le livre, on a besoin d’une porte de sortie, de légèreté pour traiter les choses.

 . Quels sont les projets auxquels vous travaillez ?

 Elzbieta –  Je prépare un livre théorique sur les contes traditionnels et l’enfance.

 Lionel Koechlin – Je prépare un livre pour adultes, les mémoires d’un directeur de cirque. J’ai exploré différentes branches dans mon dessin et je vais peut-être revenir sur l’une d’entre elles.

 Albertine : « Plusieurs livres arrivent Mon tout petit, Bibi, album sans texte, sur l’enfance et La Femme canon. J’ai aussi un projet d’exposition avec l’Art à la Page.

 . Pourquoi avoir parlé d’abandon ? (question du public à Elzbieta)

 Elzbieta – Un jour, j’ai vu une famille passer devant un SDF. La petite fille et le SDF se sont regardés, ils ont échangé quelque chose à ce moment là. C’est ce qui m’a donné envie d’écrire Petit-Gris (Pastel, 1995). L’enfant a en lui quelque chose qu’il ne sait pas, mais qui lui permettra d’agir mieux que ses parents. Les enfants ont une vie privée très profonde. Tous les thèmes qui touchent l’enfance les intéressent. Je prends les enfants au sérieux. On les réduits en leur apprenant. J’espère qu’ils vont nous sauver.

 (décembre 2013)

 (1) Cette réflexion sur l’incidence dans le dessin nous renvoie à André François qui disait que « c’est le dessin qui dit quand il est terminé. »

  

Baccalauréat en poche, souhaitant, en 2004, préparer le concours de professeur des écoles, Sandie Houas s’inscrit en licence d’histoire à l’Université de Picardie Jules Verne d’Amiens (Somme). « Ce premier projet n’a finalement pas abouti et je me suis un peu réorientée, ou plutôt recentrée sur la littérature de jeunesse et le monde des bibliothèques. » Après une année de Master Littérature de jeunesse à l’université du Maine, préparant, en 2011-2012, à Amiens de nouveau, une licence professionnelle Métiers des Bibliothèques, Sandie Houas effectue son stage chez Janine Kotwica, sur sa collection privée. Elle en devient l’assistante, en 2012, au Centre régional de ressources sur l’album et l’illustration André François de Margny-lès-Compigne (Oise). Jeune adhérente du CRILJ, elle est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » de l’association à l’occasion du deuxième Festival des Illustrateurs de Moulins (Allier).

 

 

Roberto Innocenti et ses histoires extraordinaires

   Jusqu’au 12 janvier 2014, le Festival des illustrateurs étant terminé, d’autres chanceux pourront admirer au musée de l’iIlustration jeunesse (mij) de Moulins près de 180 originaux de Roberto Innocenti, extraits de ses albums les plus connus : Cendrillon, La petite fille en rouge, Pinocchio, Rose Blanche, L’étoile d’Erika, L’auberge de Nulle Part – un parcours de visite, conçu aussi pour les enfants par le biais de jeux et de panneaux explicatifs, et qui permet à tout visiteur de découvrir l’univers de cet illustrateur et d’analyser son œuvre.

      Cette rétrospective permet de découvrir et de plonger dans neuf albums, à travers les 180 originaux présentés. Malheureusement, les plus vieilles planches ont été emportées lors de l’inondation de la maison de l’illustraeur.

     L’ensemble de l’exposition met en exergue, dans son style graphique,  l’influence de la peinture flamande de la Renaissance, notamment à travers le peintre Peter Brueghel, le souci  du détail, la finesse du trait et la recherche du figuratif. Mais elle n’écarte pas non plus l’influence du cinéma et de la photographie.

     Cette rétrospective montre également que l’on peut aborder les sujets les plus graves avec les enfants par le dessin, mais que l’on peut s’amuser aussi avec les contes traditionnels, en les contextualisant, pour, paradoxalement, leur rendre toute leur universalité.

 

 L’AUBERGE DE NULLE PART 

auteurs : J. Patrick Lewis et Roberto Innocenti, Gallimard,

     Un illustrateur, qui n’est autre que Roberto Innocenti, part à la recherche de son imagination perdue et se retrouve devant une étrange auberge battue par les flots. Les clients ont tous quelque chose de particulier, mais, en même temps, un air qui nous est familier : marin à jambe de bois, chevalier à la triste figure, sirène cachant sous ses dentelles une queue de poisson… Il s’agit bien sûr de quelques-uns des plus célèbres héros littéraires de notre enfance, et tous semblent en quête d’une partie d’eux-mêmes.  (quatrième de couverture)

     Cet album questionne en fait les mystères de la création artistique et le désarroi d’un peintre en quête d’inspiration, Roberto Innocenti lui-même, n’hésitant pas à se mettre en scène au début de l’histoire. Les références littéraires, artistiques et cinématographiques, qui constituent notre patrimoine commun, sont nombreuses : La Petite Sirène, Moby Dick, Don Quichotte entre autres, pour la partie littéraire. Il convoque Hokusaï pour la peinture mais, si vous regardez bien, vous découvrirez aussi un détail d’un tableau de Brueghel dans le tableau accroché dans la bibliothèque de l’auberge. On y retrouve aussi l’acteur Peter Lorre qui a joué dans plusieurs films aux USA dont Vingt Mille Lieux sous les mers. Sur le plan artistique, Roberto Innocenti utilise d’ailleurs tous les procédés cinématographiques, multipliant plans et cadrages, diversifiant les points de vue … pour rendre le lecteur témoin de ce qui se joue dans l’auberge.

 LA MAISON

auteur : J. Patrick Lewis et Roberto Innocenti, Gallimard jeunesse, 2010

     Au-dessus de ma porte est gravé 1656, une année de peste, l’année de ma construction. Je fus bâtie de pierre et de bois mais, au fil du temps, mes fenêtres se sont mises à voir et mon toit à entendre. J’ai vu des familles grandir, j’ai vu tomber des arbres. J’ai entendu des rires et le son du canon. J’ai connu  des tempêtes, des marteaux et des scies et enfin l’abandon. (première page)

     Voici l’histoire d’une maison dans la campagne italienne qui nous raconte sa vie et celle de ses habitants tout au long du XXème siècle. Les vieilles maisons ont une âme, on le sait bien, et c’est, sous la forme de quatrains, que celle-ci nous dévoile ses souvenirs et ses sentiments. Elle assiste, impuissante, aux grands évènements de ce siècle : la montée du fascisme, les deux guerres, l’exode rural, le mouvement hippie.Cet album a incontestablement dû représenter un travail énorme de documentation et de reconstitution historique, tant les illustrations fourmillent de détails. Chacune d’elles nous raconte sa propre histoire et leur succession nous révèle, à travers l’évolution de la maison, l’évolution de la société. La mise en page est toujours la même : une petite illustration encadrée et datée en vis-à-vis d’un quatrain précède une illustration en double-pleine page. Celle-ci vise à développer et illustrer minutieusement l’évènement qui était annoncé en page précédente.

    Enfant, Roberto Innocenti a été profondément marqué par la guerre et le fascisme. Illustrateur engagé, il milite contre l’oubli. Rose Blanche et L’Etoile d’Erika abordent les thèmes de la Shoah et de l’enfance dans la guerre.

 ROSE BLANCHE

 auteurs : Christophe Gallaz et Roberto Innocenti,  Les 400 coups, 1985.

     Rose Blanche habite une petite ville d’Allemagne avec des rues étroites, des fontaines, des maisons hautes et des pigeons. Un jour, des camions chargés de militaires envahissent les rues. Rose ne comprend pas ce qui se passe. Elle ne veut pas que des gens souffrent. Cette belle innocence lui coûtera la vie. L’histoire de Rose Blanche tissée dans les trames de l’holocauste se situe quelque part en Allemagne, vraisemblablement à la frontière polonaise. Roberto Innocenti a été le premier, au milieu des années 80, à aborder la question de l’Holocauste en montrant un camp de concentration dans un album pour la jeunesse. L’histoire est racontée du point de vue d’une fillette allemande, pas encore assez âgée pour comprendre pleinement les événements qui l’entourent dans cette période trouble de guerre. Pour écrire cet ouvrage, Innocenti s’est inspiré d’un souvenir d’enfance : l’arrivée dans sa maison familiale  de deux soldats de 15 ans qui ne voulaient plus faire la guerre. C’est aussi un hommage au mouvement étudiant de résistance allemande « . Rose Blanche  » La publication de l’ouvrage Rose Blanche s’est avérée difficile. Suite à de nombreux refus de la part des éditeurs italiens, il le présente à des éditeurs étrangers – par l’entremise d’Etienne Delessert – qui acceptent de l’éditer.

 

L’ETOILE D’ERIKA                                      

auteur : Ruth Vander Zee,Milan, 2003.

     Ruth Vander Zee, l’auteur de L’étoile d’Erika, relate les événements qui ont bouleversé les premiers mois de la vie d’Erika qu’elle a rencontrée par hasard en 1995. Erika ne sait rien de ses premières années de vie. Elle sait juste qu’elle est rescapée de l’Holocauste grâce au courage inouïe de sa mère, qui, sentant qu’ils ne reviendraient pas vivants, profite d’un ralentissement de train pour la jeter du wagon. Elle sera recueillie par une famille allemande aimante.

     Pour ces deux albums, les évènements tragiques sont simplement suggérés. Dans le deuxième album, les personnages sont toujours montrés de dos. Roberto Innocenti traduit l’atmosphère du récit, en sélectionnant des couleurs sombres et ternes. Seules quelques touches de couleurs plus vives en début et fin d’ouvrage peuvent suggérer l’espoir, le bonheur.  Même si l’édition de L’Etoile d’Erika fut moins laborieuse que celle de Rose Blanche, plusieurs éditions différentes de l’illustration de 1ère de couverture furent nécessaires pour ne heurter aucune sensibilité : présence ou pas de l’étoile de David par exemple.

      Roberto Innocenti a également illustré plusieurs contes traditionnels en restant fidèle aux textes d’origine. Par des recherches documentaires précises, il a su reconstituer le mobilier, les costumes, l’architecture et les paysages des lieux dans lesquels se déroulaient les histoires.

 LES AVENTURES DE PINOCCHIO

auteur : Carlo Collodi, Gallimard, 2005.

    Roberto Innocenti situe son Pinocchio dans l’Italie du 19ème siècle, à Florence, sa ville natale et celle de Carlo Collodi  (1826-1890), l’auteur des aventures du célèbre pantin de bois. Bien que très fidèle au texte, il en  renouvelle l’approche en accentuant le réalisme des décors et du village dans lequel Collodi avait situé les aventures de son héros. Il introduit dans son illustration un décalage visuel entre le pantin, personnage fictif et les personnages de chair et met ainsi en évidence la critique sociale que Collodi souhaitait mêler à la fantaisie du récit.

    

 UN CHANT DE NOËL

auteur : Charles Dickens, Gallimard, 1991.

     Au même titre que Roberto Innocenti, Charles Dickens était un écrivain engagé qui n’avait de cesse de dénoncer la misère sociale et humaine, dont il avait été victime enfant. Roberto Innocenti a très bien retranscrit cette atmosphère de Noël : les illustrations de scènes de rues où les personnages sont saisis dans leurs occupations quotidiennes, trouvent, sans conteste, leur inspiration  dans les œuvres de Brueghel l’Ancien. L’album est malheureusement totalement indisponible.

 

CASSE-NOISETTE ET LE ROI DES RATS

auteur : Hoffmann, Gallimard; 1996

     Le soir de Noël, Marie s’endort, entourée de ses cadeaux. Elle a couché Casse-Noisette, le pantin de bois, dans un lit de poupée. Mais, lorsque l’horloge sonne le douzième coup de minuit, les jouets s’animent ! Casse-Noisette se prépare à affronter le terrible Roi des Rats pour sauver une princesse victime d’une affreuse malédiction. Marie, qui assiste au combat, se retrouve entraînée dans une aventure fantastique et périlleuse. La grande réussite de l’illustrationde Roberto Innocenti tient dans sa capacité à soutenir l’étrangeté du récit par un jeu permanent de changements d’échelle et de points de vue et par le travail minutieux de lumière et de composition de l’image.

     

     Comme il a coutume de le dire, Roberto Innocenti a aussi envie de s’amuser avec les textes patrimoniaux et c’est ainsi qu’il a « recontextualisé » d’autres contes comme Le Petit Chaperon Rouge et Cendrillon.

CENDRILLON

auteur : Charles Perrault, Grasset, 1990.

     Roberto Innocenti réinterprète le conte de Perrault en le situant dans un village anglais des années 20 : il intègre ainsi des monuments londoniens et fait des clins d’oeil à plusieurs personnalités de la couronne britannique, la reine Victoria et le Prince Charles notamment. En usant de procédés cinématographiques, il multiplie les effets de plongée et de contre plongée et insère même une photographie noir et blanc pour la scène de mariage.

LA PETITE FILLE EN ROUGE

auteur : Aaron Frisch, Gallimard, 2013

     Sophia réside près d’une forêt de béton et de briques : une ville moderne. Pour aller chez sa grand-mère, elle doit traverser le Bois, un endroit magique qui se trouve être un immense centre commercial. Etourdie par cet univers, elle se perd. Un chasseur souriant se présente à elle sur une moto noire. Elle lui parle de sa grand-mère mais, sur la voie rapide, il la quitte subitement pour arriver le premier chez la grand-mère. A vous d’imaginer la suite… L’auteur propose deux fins, telles des rappels des versions de Perrault et des Frères Grimm : l’une dramatique, avec la disparition de la grand-mère et de l’enfant et l’autre, plus heureuse, avec l’arrivée à temps de la police qui arrête « le méchant » Il y a une complémentarité parfaite entre le texte court et le foisonnement de détails de l’illustration, montrant la dangerosité de cet environnement urbain. Il dénonce l’agressivité de la société moderne (tags, circulation intense, surabondance des panneaux publicitaires aux couleurs trop vives).  Il va même plus loin en caricaturant Silvio Berlusconi sur une affiche électorale.

     Du très grand art, Monsieur Innocenti ! Merci de croire que le livre peut sortir les enfants de leur posture de « spectateurs passifs ».

 (octobre 2013)

Enseignante pendant de longues années, Martine Abadia fut responsable et animatrice de la Salle du Livre du Centre d’animation et de documentation pédagogique (CADP) de Rieux-Volvestre, centre de ressources littérature jeunesse et lieu d’accueil de classes lecture, ouvert en partenariat par le Conseil Général et l’Inspection Académique de la Haute-Garonne. « Je profite de mon nouveau statut de retraitée pour approfondir au CRILJ Midi-Pyrénées ma connaissance de la littérature de jeunesse et pour faire partager ma passion aux médiateurs du livre du  département. » Marine Abadia est l’actuelle présidente de la section