par Jacques Cassabois
J’ai lu un livre, récemment. Puissant. Une fuite à perdre haleine vers l’espérance, vers un rêve, rythmé par le galop hargneux des chevaux de la mort. Une odyssée comparable à celle d’Ulysse, mais d’un Ulysse enfant, qui affronte à lui seul des dangers que bien des adultes n’imaginent pas. Gulwali, petit Afghan de 12 ans, a été chassé par sa propre mère, parce que mieux valait une mort probable, et le plus tard possible, sur les chemins de l’exil, qu’une mort assurée, brutale, sur la terre natale. Repousser, coûte que coûte, l’instant de franchir la lisière de la vie, se reconquérir à chaque pas, en espérant triompher ! Voilà ce que raconte l’enfant qui a grandi (22 ans cette année), dans son livre. Non, ce n’est pas un ouvrage de plus sur la misère du monde, c’est un livre éclairant, lumineux, de même dimension que les grandes épopées mythiques. C’est un récit d’initiation, raconté par l’initié lui-même.
MOI, GULWALI, REFUGIÉ A 12 ANS
de Gulwali Passarelay et Nadene Gourhi, Hachette témoignages, 2016, 450 pages, 17,00 euros.
Gulwali est Afghan. Sa famille appartient à la tribu des Pachtounes, favorable aux Talibans. Son père est docteur. Il soigne tous les malades, ceux qui ont de quoi payer, comme ceux qui n’ont rien. Il tient aussi un dispensaire. C’est un homme respecté. Pourtant, un jour tout change. L’Afghanistan, après quinze ans d’occupation soviétique, suivies par la nuit talibane, est envahi par les libérateurs américano-britanniques. La guerre, encore. Les belligérants sont différents. Ils viennent sauver, secourir les populations, qu’ils massacrent à qui mieux mieux, pour leur bien évidemment, et la liberté, et l’avènement de la démocratie !
Un jour, les Américains débarquent chez Gulwali. Ils suspectent son père de cacher des armes pour les talibans. Les voisins s’insurgent et viennent défendre leur docteur. Ça tire ! Ça tue ! Le père de Gulwali meurt, ainsi que le grand-père. Les racines familiales sont atteintes. Prévoyants, les parents qui avaient senti les nuages s’amonceler avaient envoyé les enfants à l’abri au Pakistan, chez le grand-père maternel. Un soir, la mère franchit la frontière, arrive chez son père, et annonce à ses deux aînés, Hazrat 13 ans, et Gulwali 12 ans, qu’ils doivent partir, suivre un inconnu qui les conduira vers la sécurité, vers l’aube nouvelle, l’Europe. « Ils y seront en quelques semaines, assure le guide. Pour eux, ce sera comme des vacances. Une aventure ! » Hazrat et Gulwali sont terrorisés.
Avant de partir, leur mère leur dit : « Aussi mal que les choses tournent, ne revenez jamais ! » Une gifle qui les empêche de protester, les fige, pour figer les larmes. Ils partent, chassés par l’amour de leur mère.
Ils atteindront l’Europe, l’un après l’autre, car ils seront vite séparés, sans pouvoir protester. Hazrat mettra six mois pour arriver en Angleterre. Le voyage de Gulwali, moins chanceux, va durer 13 mois ! Des vacances, avait assuré le premier passeur. Oui, des vacances en enfer !
Un périple de 20.000 kilomètres, une anthologie de la misère humaine vécue par un gamin de 12 ans, qui a traversé la faim, le froid, l’épuisement, le désespoir, la terreur, la prison, la promiscuité écœurante des cabanes où les réfugiés s’entassent, pendant des jours, des semaines.
Nuit et brouillard
Marcher en aveugle, sans connaître la destination, faire confiance à des gens indignes de confiance, frôler la mort tant de fois, par noyade en mer Egée, être jeté d’un train en marche, par le conducteur bulgare qui doit conduire Gulwali et ses compagnons de hasard en Grèce. Retour à la Turquie, prison encore. Retour vers l’Iran, pour revenir à la case départ, l’Afghanistan. Gulwali pense à sa mère : « Aussi mal que les choses tournent, ne revenez jamais ! ». Non, il ne reviendra pas. Il s’évade plusieurs fois, retombe sur ses pieds comme un chat efflanqué, et une fois arrivé au terme du voyage payé par sa famille, l’Italie, il parvient, par ses propres moyens, à se relier à d’autres réseaux de passage pour continuer jusqu’au bout de son rêve halluciné. Il a appris que son frère était en Angleterre. C’est en Angleterre qu’il veut aller, pour le rejoindre.
Mais une fois à destination, d’autres dangers, d’autres luttes l’attendent, et d’abord la plus inattendue, la plus révoltante : prouver qu’il est celui qu’il prétend être, à des gens de pouvoir qui ne le croient pas, prouver qu’il ne ment pas, qu’il a bien 13 ans, parce que c’est impossible n’est-ce pas, un tel voyage d’est en ouest, d’une société tribale patriarcale vers une société totalement libérée, pour un mineur non accompagné ! Un tel séisme culturel !
« Je m’appelle Gulwali, j’ai 13 ans et je suis un enfant ! » Une fois outre-Manche, après avoir franchi l’effroyable étape de la Jungle de Calais, Gulwali hurlera cette vérité jusqu’aux portes de la mort pour tenter de se faire entendre.
Ce périple est une véritable Odyssée homérique. Son auteur un héros authentique, au sens étymologique, héracléen du terme. Comme Héraclès, en effet, Gulwali se confronte aux obstacles, repoussant ses limites à chaque nouvelle épreuve. Et comme tous les héros, il est convaincu que ses épreuves ont un sens.
« Je croyais de plus en plus au destin, au fait que Dieu avait un plan pour moi, dit-il. La foi qui sauve ? Oui, sans doute. Musulmane dans le cas de Gulwali, mais quelle différence avec celle d’un chrétien, d’une Thérèse d’Avila qui disait : » Dieu nous envoie des épreuves à notre mesure ! « , d’un juif, d’un bouddhiste, d’un animisme, d’un Hopi, d’un adepte de la spiritualité holistique, sans église et sans clergé ? La foi d’un être qui se sait relié, qui se sait parcelle de l’univers, persuadé que ce qu’il endure ne peut pas être gratuit, et que sa volonté, son acharnement à vivre se répandra comme une mer d’énergie sur tous ceux qui ont besoin d’être lavés par cette eau.
Moi, Gulwali, refugié a 12 ans est un livre indispensable, parce que très instructif. Il nous décrit de l’intérieur le système extraordinairement organisé et efficace des passeurs, avec une tête de réseau, invisible, qui opère depuis le pays d’origine, relayée par toute une hiérarchie de responsables régionaux, locaux, jusqu’à celui qui prend en charge le migrant. Des salauds en nombre, aussi cruels et pervers qu’on les imagine, des menteurs, des exploiteurs de misère, où des bandes de kidnappeurs viennent encore s’immiscer, pour voler le butin humain et le renégocier à leur profit… Mais aussi, parfois, inattendue et déroutante, la grâce ineffable d’êtres bienveillants qui donnent plus que prévu, partagent leur nourriture avec les fuyards, offrent des vêtements propres, de l’eau pour se laver, et de la bienveillance, et de l’amour.
Ce livre est tout le contraire d’un pamphlet accusateur contre l’Occident. Rien dans ses pages ne suscite la mauvaise conscience du lecteur ou sa culpabilité. Pas la moindre trace d’idéologie calculatrice ! C’est un témoignage, simple, total, réfléchi, écrit dans une langue claire, parce qu’il n’y a qu’une manière de rapporter certaines vérités.
Mais, 12 ans, nom de dieu ! 12 ans ! Comment ne pas nous reporter à nos propres 12 ans ? Comment ne pas être suffoqué ?
Par l’écriture, Gulwali remet ses mois d’épreuve à plat, médite, se tourne vers l’avenir, transformant son exil en levain.
Quelle œuvre exigeante t’attend donc, cher Gulwali, pour avoir dû subir une telle marche forcée ? Un tel entraînement de futur commando de la paix ?
Je ne peux pas m’empêcher de terminer ce mot, en évoquant la fin du livre, où Gulwali, une fois de plus saisi par une effroyable crise de désespoir, se tourne vers sa foi. C’est le mot jihad qui lui monte au cœur ! J’ai bien dit jihad ! Mais lisez-moi jusqu’au bout.
Gulwali ouvre alors son coran, avec respect, comme son père lui a appris, et son grand-père aussi. Il cherche les versets traitant du jihad. Il les lit, et c’est une révélation : « Pour la première fois, écrit-il, j’ai véritablement compris ce que ce mot signifie. Non, pas au sens faussé et manipulé de « guerre sainte ». C’est l’interprétation erronée qu’utilisent ceux qui agissent au nom de l’islam pour commettre des actes terroristes. Le sens littéral de jihad est « lutte » ou « effort » — la guerre sainte à l’intérieur de soi. C’est la bataille que j’ai menée avec moi-même pendant tout ce temps. […] Et, je le comprends maintenant, c’est la bataille qu’il me faudra continuer à mener. Le jihad est la lutte intérieure à laquelle nous sommes tous confrontés. Peu importe la foi qui est la nôtre, peu importe si nous vivons sans aucune foi. »
Héraclès, encore, en ses Travaux, qui s’emploie à ouvrir une voie pour relier la Terre au Ciel et fait reculer ses limites ! Héraclès incarné.
Gulwali Passarelay, un homme de paix, une âme de feu, semblable à celles qui tissent du sens à travers les siècles, à travers les temps, et les (in)humanités qui les scandent.
(27 février 2016)
Né en 1947, Jacques Cassabois interrompt sa scolarité pour devenir comédien. « L’année de mes 18 ans, mon bac en poche, je suis entré à l’école du Théâtre National de Strasbourg. Mon père ne l’a jamais su. Il était mort entre l’écrit et l’oral. » Il devient instituteur, entre à la Fédération des Œuvres Laïques de Seine-et-Marne et découvre la littérature pour la jeunesse. Il participe au comité de rédaction de Trousse-Livres qui deviendra Griffon. Participe, un samedi de 1984, avec une vingtaine de ses collègues, à la création de La Charte des auteurs et des illustrateurs dont il est président pendant trois ans. Parmi ses ouvrages : L’homme de pierre (Léon Faure, 1981), Le premier chant (Ipomée, 1983), Monsieur Pasteur (La Farandole, 1985), Les deux maisons (Hachette, 1990). Lauréat du grand prix de la Société des Gens de Lettres et du Ministère de la Jeunesse et des Sports, Jacques Cassabois s’intéresse aux textes fondateurs et aux héros mythiques tels Sindbad, Gilgamesh, Héraclès ou Jeanne d’Arc. Merci à lui pour nous avoir confié ce texte.