Vieux souvenirs, vieilles amitiés

Hommage à Claire Huchet et à Marguerite Gruny

    Il faut remonter bien loin dans le passé pour évoquer mes premiers souvenirs de Claire Huchet et Marguerite Gruny.

    Je les ai connues en 1924 lorsqu’elles travaillaient au choix des livres que l’Heure Joyeuse – Fondation américaine du Book committee on Children’s Librairies, Présidente Mrs J.L. Griffiths – offrait aux enfants français après la guerre de 1914/1918.

    Nous avions eu, Claire Huchet et moi, un même professeur que nous aimions beaucoup. Notre première rencontre eut lieu rue François Ier, dans une salle pleine de livres.

    Pour être engagée, après un entretien avec Mrs Griffiths, il fallait être acceptée par Claire Huchet et Marguerite Gruny. J’étais plutôt intimidée. Claire, devant sa machine à écrire, me posait des questions ; Marguerite m’observait d’un œil critique… Je fus engagée !

    Marguerite l’avait été, avant moi, par Claire. Eugène Morel, son oncle, bibliothécaire à la Bibliothèque Nationale, pionner souvent incompris de la lecture publique, l’avait proposée à Mrs Griffiths.

    L’Heure Joyeuse fut inaugurée le 12 novembre 1924, dans un ancien préau d’une école désaffectée, 3 rue Boutebrie. La rue Boutebrie était alors une rue misérable aux immeubles vétustes. Dans cette rue peu fréquentée, débouchant sur le boulevard Saint Germain, les enfants du quartier jouaient sans danger sur la chaussée, faisaient des rondes, sautaient à la corde.

    L’inauguration officielle terminée, il y eu dans la journée beaucoup de curieux, des enfants venus « pour voir ».

   Après tant d’années, tant d’événements tragiques ou non et l’évolution des générations il est bien difficile d’évoquer les premières, les premières années de l’Heure Joyeuse.

    Nous étions sur bien des points différentes des bibliothécaires pour la jeunesse d’aujourd’hui. Ne serait-ce que dans la formation, avec les diplômes exigés maintenant. Et que dire de nos manières réservées ! Il fallut attendre plusieurs mois avant de nous appeler par nos prénoms.

    La salle de lecture était pimpante et gaie, mais les bibliothécaires ne disposaient – sauf un petit vestiaire avec un lavabo pour se laver les mains et un affreux petit réchaud à gaz – d’aucune pièce pour travailler : une vraie installation de « pionnières’ ! mais notre enthousiasme suppléait à tout.

    Claire et Marguerite avaient déjà travaillé dans une bibliothèque pour la jeunesse. Claire en Angleterre à Croydon, Marguerite avait fait un stage à l’Heure Joyeuse de Bruxelles. Que serait la bibliothèque française ? Qu’apporterait-elle de nouveau ?

    Certaines activités existent toujours dans les bibliothèques d’aujourd’hui. D’autres prirent naissance à l’Heure Joyeuse : les assemblées générales des lecteurs où, les enfants élisaient chaque mois – un garçon et une fille – chargés de différentes tâches, assemblées complétées par un Conseil mensuel des anciens chefs ; fabrication de « jeux de lecture » pour les petits, les albums du Père Castor n’existaient pas encore, de fêtes, des rondes dans la cour, et l’on chantait de vieilles chansons, etc…

    Mais surtout l’Heure Joyeuse a été la première expérience d’éducation mixte qui choqua les esprits timides ou conservateurs, mais qui donna naissance à une franche camaraderie et à des amitiés pleines de charme.

    C’est dans cette ambiance nouvelle que nous apprîmes à nous connaître et que naquît une profonde amitié. Nous étions heureuses.

    Claire Huchet, douée d’une grande intelligence, ouverte à la compréhension de son prochain, possédait les qualités indispensables pour diriger l’Heure Joyeuse durant les premières années difficiles de son existence. Sans elle, l’Heure Joyeuse n’aurait pu s’imposer, se développer.

    Son autorité, jamais pesante l’amenait à consulter ses collaboratrices, à tenir compte de leurs suggestions ou de leurs critiques.

    Après son mariage avec un pianiste américain, en décembre 1929, Claire partit au Etats-Unis où elle travailla dans une bibliothèque pour la jeunesse, fit des conférences, écrivit des livres pour enfants.

    Mais elle consacra toute sa vie, avec passion, au rapprochement judéo-chrétien.

    Marguerite Gruny, plus jeune de quelques années, la remplaça. Déjà au début de l’Heure Joyeuse, elle aspirait au temps où elle dirigerait « sa » bibliothèque !

    L’Heure Joyeuse continua à se développer avec les mêmes activités, sauf les assemblées générales qui s’arrêtèrent d’elles-mêmes.

    Des générations de lecteurs fidèles se succédèrent, confiants et heureux. Ce que nous aimions beaucoup, c’était la préparation de fêtes en collaboration avec les enfants, grands et petits, sur un sujet précis. Les choix des « acteurs », la confection des costumes, les répétitions, les essayages, les décors, tout cela faisait bourdonner la bibliothèque d’une agitation joyeuse.

    En 1940, la bibliothèque en plein essor fut fermée, à cause de la guerre, pendant de longs mois. Quand l’Heure Joyeuse rouvrit ses portes, Marguerite Gruny, douée d’une grande puissance de travail, y prit une place toujours grandissante et déploya une activité sans borne.

    D’abord vint un public nouveau pour nous : celui des enfants accompagnés par leurs enseignants, public attachant qui découvrait les livres choisis librement, écoutant des histoires. Ce public nous apporta un heureux enrichissement.

    Ce qui passionna Marguerite, c’était la formation des stagiaires venus de France et des pays étrangers. Cette activité nouvelle, créée par elle, suppléait à l’absence d’un enseignement officiel. Elle avait mis au point un programme qui offrait en trois mois un enseignement professionnel sérieux.

    Puis vint l’âge de la retraite. Mais comment Marguerite Gruny pouvait-elle abandonner ce qu’elle considérait comme une mission ? Alors elle continua à travailler et offrit aux nouvelles générations de bibliothécaires pour la jeunesse le fruit de son expérience.

    Claire Huchet et Marguerite Gruny ont été chacune, suivant leur tempérament, des « pionnières ». Grâce à elles, mes bibliothèques pour la jeunesse sont nées et se développent.

    Dans la vieille rue Boutebrie, les enfants ne dansent plus, ne chantent plus, au milieu de la chaussée… mais à quelques pas, à l’ombre de la vieille église Saint Séverin, une nouvelle « Heure Joyeuse » les attend.

( texte paru dans le n° 48-49 – avril 1973 – du bulletin du CRILJ )

 

Proche des mouvements d’éducation nouvelle, Mathilde Leriche sera, dès 1924, avec Marguerite Gruny, l’assistante de Claire Huchet, première directrice de la bibliothèque de L’Heure Joyeuse. Elle participera en 1937 à la création de l’Association pour le Développement de la Lecture Publique et sera, en 1967, la première présidente du CRILJ ancienne manière. Elle écrira pendant de longues années des critiques de livres pour enfants pour la revue des CEMEA Vers l’éducation nouvelle. Auteur, une fois retraite prise, de quelques albums pour enfants, elle avait publié, en 1937, avec Marguerite Gruny, le guide de lecture Beaux livres, belles histoires. Elle fut une conteuse remarquable.

Mathilde Leriche

     Ma première rencontre avec Mathilde Leriche date d’octobre 1949. En stage rue Boutebrie, j’avais poussé la porte de la bibliothèque et, assise au bureau, il y avait une dame souriante qui discutait avec vivacité d’un livre avec deux jeunes lecteurs. Fascinée, j’écoutais le dialogue savoureux d’égal à égal entre trois personnes. Dans ce lieu régnait un air de liberté, de tolérance et de respect des jeunes. La bibliothèque rêvée.

     La mixité et l’accès direct aux rayons étaient à la base du fonctionnement. Pendant trois mois, on apprenait là le métier de bibliothécaire pour la jeunesse avec Mathilde Leriche et Margurite Gruny. Mathilde trouvait naturel de faire profiter les stagiaires de ses compétences, de partager avec elles son expérience du métier et, en plus, de leur apporter ses propres richesses intellectuelles et humaines. Chez elle, l’intelligence des textes, la tolérance envers les autres, le respect des jeunes allaient de pair avec un humour constant. La fête était toujours présente quand elle racontait ou lisait à haute voix et les regards éblouis des jeunes qui entraient dans cette littérature, dite mineure, et qu’elle admirait tant, sont restés fortement gravé dans mon souvenir comme le charme de sa voix. Les lettres de ses anciens lecteurs à l’annonce de sa mort témoignent du souvenir de ces années-là. Et elle, toute sa vie, a gardé la mémoire de ses jeunes lecteurs disparus pendant la guerre. Elle en parlait souvent.

     Mathilde Leriche a été la fondatrice, la sécrétaire et la cheville ouvrière du Prix Jeunesse, de sa création en 1934 jusqu’à sa disparition en 1972, avec deux interruptions, la guerre et le changement d’éditeur. Ce prix, créé par Michel Bourrelier, propagandiste des méthodes actives, a été le premier prix pour la littérature décernée sur manuscrit. Il symbolisait le renouveau de cette littérature et a permis la découverte de nouveaux et jeunes talents. Il va apporter aux enfants des textes qui parlent de leur vie quotidienne, de leurs préoccupation du moment, d’aventures contemporaines ou historiques, sans oublier les contes.

     On retrouve le travail rigoureux de Mathilde Leriche, en liaison avec Michel Bourrelier, dans le choix et l’amélioration du manuscrit primé. Ces travaux se sont prolongés dans son rôle de directrice des collections « Primevère », « Marjolaine », puis « Les heures enchantées » et, enfin, la si jolie collection « L’alouette » illustrée par de grands noms comme Françoise Estachy, Gerda Muller, Pierre Noël, Pierre Belvès ou Romain Simon. La diversité des auteurs primés va de Marie Colmont à Nicole Vidal en passant par Colette Vivier, Alice Piguet, René Guillot, Pierre Gamarra ou Pierre Pelot. Le jury, complètement indépendant, permettait à des écrivains, membres ou nom de l’Académie Française, des poètes, des critiques, des bibliothécaires, des enseignants, un éditeur et, plus tard, des hommes de radio, de se retrouver. Les délibérations étaient sereines, parfois houleuses, quelquefois « bavardes » et Mathilde, discrètement, ramenait la troupe « au boulot ». Après les délibérations, la récréation du repas. Les membres du jury étaient souvent du genre joyeux et Mathilde n’était pas la dernière à alimenter le brouhaha par des mimiques malicieuses et des réparties percutantes.

     Je ne peux évoquer notre amitié sans parler des rencontres où nous nous racontions des histoires, où nous nous entretenions de nos joies et de nos peines, de nos enfants. Et là, elle était la femme libre, souvent anti-conformiste, un brin anarchiste, avec toujours son goût pour la vie, son amour des jeunes et son humour.

     Pendant quelques vacances, nous nous sommes retrouvées en Auvergne. Elle en aimait la diversité des paysages aux dômes arrondis, aux vallées étroites et verdoyantes. Elle marchait avec allégresse, par les chemins, admirant l’herbe des prés et les animaux, les bruits d’oiseaux, les ruisseaux ondulants et la joie des bains de pieds, la visite des vieilles pierres, surtout les églises romanes, qui devenait savoureuses car l’humour ne la quittait jamais.

     Nous avons en mémoire tout son travail fait avec tant de lucidité : cours, conférences, articles de revue, conseils à tous, bénévolat dans des associations autour du livre et de la presse pour la jeunesse et la lecture pour tous. Fondatrice du CRILJ avec Natha Caputo, elle en a suivi le parcours avec sympathie, parfois amusée.

     Et nous avons tous en mémoire le pique-nique qui s’est déroulé rue de Chateaudun, il y a peu d’années, où elle nous avait enchanté par ses dires et une certaine chanson grivoise – ô combien – du début du siècle.

     Un regret : que toutes ces activités aient freiné son œuvre de création personnelle.

     Mathilde, merci pour tout ce que vous nous avez donné.

( texte paru dans le n° 67 – avril 2000 – du bulletin du CRILJ )

mathilde leriche

Proche des mouvements d’éducation nouvelle, Mathilde Leriche sera, dès 1924, avec Marguerite Gruny, l’assistante de Claire Huchet, première directrice de la bibliothèque de L’Heure Joyeuse. Elle participera en 1937 à la création de l’Association pour le Développement de la Lecture Publique et sera, en 1967, la première présidente du CRILJ ancienne manière. Elle écrira pendant de longues années des critiques de livres pour enfants pour la revue des CEMEA Vers l’éducation nouvelle. Auteur, une fois retraite prise, de quelques albums pour enfants, elle avait publié, en 1937, avec Marguerite Gruny, le guide de lecture Beaux livres, belles histoires. Elle fut une conteuse remarquable.

   

Claude Aveline

par Mathilde Leriche

    Claude Aveline, né le 19 juillet 1901 (de son vrai nom Evgen Avtsine) était fils d’immigrés russes installés à Versailles. Il est mort à Paris dans la nuit du 3 au 4 novembre 1992.

     Editeur, auteur connu de nombreux romans, d’études sur des sujets variés révélant une grande richesse intellectuelle. Auteur aussi d’ouvrages scolaires, membre actif de divers organismes et associations, militant du Front Populaire en 1936, Claude Aveline participait pleinement à la vie sociale et littéraire de la France. Mais d’autres, mieux que moi, sauront évoquer son rôle, analyser sa personnalité.

    Je connais mieux son œuvre pour les enfants, pleine de fraicheur, de drôlerie, originale et malicieuse comme Histoire du chien qui voulait apprendre à lire, L’éléphant qui voulait passer pour un moustique, L’arbre Tic-Tac, Histoire du lion, de l’élephant, du chat … et de quoi encore ?

     Mais de tous ces livres pour enfants, celui qui me semble exprimer le mieux la pensée de Claude Aveline, c’est Baba Diène et Morceau de sucre, conte moderne paru en 1937, un des premiers livres anti-racistes écrit pour les enfants et qui se déroule en Afrique, dans une palmeraie.

     Conte moderne où la cornue et l’alambic du savant remplacent la baguette magique et deux hommes blancs généreux les fées. Un liquide, fruit des recherches d’un savant est bu en cachette par un petit noir, ce qui le rend blanc et blond. Un autre liquide lui rendra sa première apparence et tout le monde sera heureux. Mais que d’aventures, que de mystères et une bien jolie amitié entre les enfants.

     Voilà ce que dit le savant :

Je suis fou de joie, aujourd’hui est le plus beau jour de ma vie … J’ai trouvé le moyen de changer un nègre en blanc … Je pourrai aussi bien transformer un jaune en nègre ou un blanc en jaune … On nous racontait depuis toujours qu’il y a des races supérieures et des races inférieures et que, par exemple, les nègres sont moins intelligents que nous, qu’ils ne parviendront jamais à nous égaler. Ce sont de mauvaises raisons, inventées par les blancs afin de dominer les noirs. Les noirs savent moins de choses que nous, voilà la différence mais, pour le cœur et pour l’esprit, tous les hommes ont frères … J’ai pensé que si les hommes sont vraiment frères, il devrait y avoir un moyen pour qu’ils se ressemblent aussi par leur aspect physique.

     Je sais peu de chose sur Claude Aveline. Je l’ai connu vers 1936, au temps des années pleines d’enthousiasme du Front Populaire. On se retrouvait dans des réunions débordantes de projets consacrés au bonheur des enfants : école aux méthodes d’éducation nouvelle, bibliothèque, culture, loisir. On discutait beaucoup, on travaillait aussi.

     Chaque fois que j’ai rencontré Claude Aveline, il y avait entre nous une atmospère amicale, chaleureuse. On se quittait avec les promesses de se retrouver bientôt.

     Et les années passèrent …

     En 1959, Simone Martin-Chauffier reçut le Prix Jeunesse pour L’Autre chez les corsaires (Editions Bourrelier), excellent roman que Claude Aveline admirait beaucoup. A cette occasion, nous renouvelâmes une fois de plus la promesse de nous revoir.

     Mes plus récentes relations avec Claude Aveline dataient de ces dernières années, relations téléphoniques. Claude Aveline s’occupait très activement des rééditions de ses livres et pensait que je pourrais l’aider.

     Comme j’aime bien écouter ce qui m’intéresse, ces longues conversations avaient beaucoup de charme. C’est au cours d’une d’elles que Claude Aveline m’apprit qu’il avait créé une petite école portant son nom dans le Morbihan, près de l’Ile aux Moines. Je souhaite que cette petite école qu’il aimait beaucoup reste fidèle au souvenir de son créateur qui lui offrit sans doute, avec son œuvre si variée, le meilleur de lui-même.

 ( texte paru dans le n° 46 – décembre 1992 – du bulletin du CRILJ )

 aveline

Né Evgen Avtsine, en 1901, à Paris, de parents russes qui, fuyant la ségrégation raciale dont ils étaient victimes en Russie, s’étaient installés en France, Claude Aveline fut, malgré une santé fragile, un homme de lettres prolifique : poèmes, romans, récits, pastiches, contes et nouvelles, théâtre et théâtre radiophonique, articles de presse, critiques cinématographique, essais, mémoires et quelques textes pour les enfants dont, en 1946, Histoires du lion, de l’éléphant, du chat et … de quoi encore ? Il fonda en 1951 le Prix Jean Vigo – du nom d’un cinéaste mort jeune et dont il fut le fidèle soutien – et il publia en 1932 un singulier roman policier La Double Mort de Frédéric Belot, premier titre d’une « suite policière » qui, selon Boileau-Narcejac, « donna au genre ses lettres de noblesse ». Claude Aveline, prémonitoire, déclarait dans la préface :« Il n’y a pas de mauvais genres, il n’y a que de mauvais écrivains. »